- Abyssus abyssum vocat -
Les jambes dans le vide, je pousse un long soupir en agitant les pieds. La hauteur de la tour sur laquelle je me tiens aurait donné le tournis à pas mal de gens, pourtant moi ça me fascine alors que je me penche légèrement en avant. Je sens un pas presque imperceptible derrière moi, alors je me redresse et me tourne à demi pour que mon regard puisse se poser sur lui.
Zukrii.
Mon détesté ancien maître.
Je pousse un soupir et cligne des yeux avant de faire de nouveau face à l’immensité devant moi. Mon évidente ignorance le laisse indifférent et il s’approche pour venir s’accroupir à ma gauche, un pas derrière moi.
- C’est comme ça que tu m'accueilles, après toutes ces années…? Je t’ai connue plus… chaleureuse. Je continue de l’ignorer, ne prenant même pas la peine de lui répondre. Ça ne sert à rien, s’il a un truc dans la tête, ça sera compliqué de l’en détourner. Et s’il est là, c’est qu’il a quelque chose derrière la tête. Je peux sentir le sourire qui se dessine sur son visage sans même le voir.
- J’ai un job pour toi. Avec beaucoup de zéros. Je fronce un sourcil, incertaine de savoir comment interpréter sa proposition. Si c’est si gratifiant, pourquoi ne saisit-il pas sa chance ? Ma question transparaît sur mon visage sans doute, car il y répond une seconde plus tard.
Il leur faut une femme prête à vendre ses charmes mais avec quelque chose dans la caboche. Si je te ramène, je perçois un petit truc. “Petit truc” hein, mon oeil… Je prends une inspiration, me mordant la lèvre supérieure en réfléchissant. Avec plusieurs zéros, il a dit. Est-ce que j’ai besoin de cet argent ? J’ai besoin d’une nouvelle selle, la dernière ayant fini déchiquetée par des brigands. Roh, et puis, pourquoi j’y réfléchis autant ?... Sans doute parce que c’est Zukrii qui me le propose, en réalité.
Bon. Je pousse un petit soupir en tournant enfin la tête vers lui à demi.
- Je dois aller où ? * *
C’est devant une immense bâtisse dans un des quartiers les plus riches d’Al-Jeit que Zukrii m’a envoyée. Il ne m’a pas accompagnée : la simple mention de son nom devrait suffire pour qu’il perçoive le fric qu’il veut quand il repassera par là.
J’observe l’immense allée bordée par des courts buissons qui mène vers l’entrée de la maison. Dans la pelouse qui l’entoure se dressent quelques petits arbres fruitiers bien taillés ; l’attention du détail va même jusqu’aux étroits sentiers de cailloux qui joignent chaque arbre au suivant.
Je m’avance sur l’allée principale et toque deux fois à la porte. J’entends un peu de bruit à l’intérieur, et quelques secondes plus tard, un gamin ouvre la porte en fronçant les sourcils.
Mon coeur fait un bond dans ma poitrine et mon souffle se coupe brusquement dans ma gorge. J’ai la bouche complètement sèche, d’un coup, et un long frisson remonte le long de mon dos et de mes bras. Une puissante envie de faire demi-tour et de fuir au grand galop me prend aux tripes, mais je reste immobile là, les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes de surprise.
De peur.
Le petit doit avoir une dizaine d’années. Non, je sais exactement quel âge il a : 11 ans. Et je sais que la seconde présence que je perçois, là, c’est une copie conforme de ce gosse derrière la porte.
Lui, il ne me reconnait pas. Je ne crois pas. Comment pourrait-il ? Est-ce que les enfants peuvent sentir ce genre de chsoes ? Je ne sais pas. Je sais juste que les frissons remontent encore le long de mes bras.
- T’es qui ? Je me mords la lèvre. Je ne sais pas quoi répondre. J’ai juste envie de fuir. Échapper à cette vision. A cette deuxième tête qui passe le battant de la porte, pouvant faire croire que je vois double.
Les frissons passent sur ma gorge et grimpent jusqu’à la racine de mes cheveux.
- Personne. Ma voix n’est qu’un murmure et je vois les jumeaux froncer les sourcils en même temps. Mon coeur vacille. Je ferme les yeux. Mon pouls s’est emballé dans ma gorge.
Non, je ne peux pas le faire.
J’ouvre les paupières un instant, prends une inspiration.
Dans un soupir, je fais volte face, file dans les ombres de la nuit. Disparait.
* *
J’engloutis un énième verre cul-sec.
La taverne dans laquelle je me suis réfugiée empeste l’alcool, la transpiration, la nourriture, le désir. Le sexe. L’ambiance est brûlante, mais je suis là pour oublier. Moi qui n’ai jamais bu une goutte d’alcool, je sens ma tête tourner, mes joues cramer, ma langue enfer.
Je ne veux pas être là.
Je veux me noyer dans un océan de noirceur. D’autres choses que le souvenir imprimé sous mes paupières de leur deux petits visages angéliques aux yeux écarquillés d’incompréhension.
Une main se pose sur mon épaule, brutale et possessive. Je ne tourne même pas la tête. Les doigts attrapent les boucles de mes cheveux pour me faire basculer le visage en arrière, exposant ma gorge, et je tente de résister.
- Qu’est-ce que tu as foutu ? La voix de Zukrii mord mon oreille, le tiraillement sur mes cheveux me tire un frisson de mauvaise augure. Mais je suis dans le flou. Total.
- Rien.
- Justement !! T’es débile ou tu le fais exprès ? Tu as oublié la somme ?
- Je m’en fous. Pourquoi tu m’as envoyée là, Zukrii ? La colère commence à s’enflammer dans mon ventre, accentuée par la douleur dans mon crâne et ma nuque.
- De quoi tu parles ? La rage flambe en moi, puissante, repoussant tout sur son passage. Dissipant la fumée brumeuse dans mon esprit. Mon coude se balance en arrière, rencontrant le bas-ventre de mon ancien Maître qui ne s’y attend pas et se plie sous le coup de la douleur.
- NE ME DIS PAS QUE TU NE SAIS PAS, SALOP ! Je hurle de toutes mes forces, le silence se fait autour de nous. Toujours plié en deux, Zukrii lève le menton et je vois une lueur d’inquiétude dans son regard.
Oh. Il ne savait pas.
Ma colère retombe aussi vite qu’elle a éclatée. Mes bras pendant le long de mes flancs pour un instant, et je secoue la tête alors qu’une sale migraine pointe le bout de son nez.
Je fuis.
Encore.
* *
Emmitouflée dans ma peau d’ours, assise à même le sol, dans la neige glacée, je glisse mes doigts sous mes aisselles pour les réchauffer un peu.
Mon cerveau fait des noeuds.
Et étonnamment, mes pensées sont allées vers Gil, en réalité. Le seul ami que j’ai, il faut bien le dire. Je n’ai même pas envie de me confier, je crois. Juste d’avoir une présence rassurante. Mais quelque chose me dit que je ne le trouverai pas, alors j’ai pris instinctivement la direction de… de quoi ?
L’Oeil d’Otolep.
Ne me demandez pas pourquoi, je n’en ai absolument aucune idée.
Et je sens bien, depuis que je suis partie de la ville, ces deux présences qui me suivent. Je ne comprends pas. Un soupir franchit mes lèvres, je secoue la tête et me relève pour continuer mon voyage vers le lac magique.
Enfin, magique. Je ne sais pas en fait. Sa réputation le précède. Je ne sais même pas si je vais pouvoir l’approcher, j’aimerais juste au moins l’apercevoir. Ce voyage, il est plus pour moi.
Et peut-être un peu pour ces deux présences qui me suivent.
Dans mon ventre, je sais que c’est
eux. Les jumeaux. Des enfants. Comment peuvent-ils résister à un climat pareil ? Ce sont des gosses !
Mes jumeaux.
Quand cette pensée franchit enfin le voile de censure que j’ai dressé dans mon esprit, je fonds en pleurs. J’avance, dans la neige, mes bottes en peau de phoque me protégeant du froid, je galère dans la poudreuse, je ne vois plus où je vais.
J’avance juste. Pour ne pas m’effondrer. Pour ne pas me retourner. Pour ne pas chercher leur visage.
Soudain, la vue devant moi se découvre et mon souffle se coupe dans ma gorge. Le reflet des montagnes sur le lac alpin, l’Oeil d’Otolep, c’est magnifique. Magique. Une boule de gratitude m’enserre soudain le coeur, et fait naître un sourire sur mon visage noyé de larmes.
Je me retourne enfin.
Un ourson et un chevreau me fixent. Des frissons remontent le long de ma colonne. Je m’attendais à voir deux animaux les mêmes.
- Je sais qui et ce que vous êtes. Ma voix s’envole avec le vent, je vois le chevreau frissonner. Il pousse doucement le petit ours, qui se redresse sur deux pattes et me pointe.
- Mmm ? L’ongulé s’avance et attrape ma fourrure entre ses dents pour la tirer légèrement. Oh !
- Vous avez besoin de vêtements ? Hochements de tête.
Mon cerveau fait soudainement la connexion, et je suis désormais certaine de l’identité du mec qui m’a foutue enceinte, dans la maison close. C’est celui qui m’a laissé cette cicatrice de crocs sur l’épaule. Je repousse le souvenir vif et douloureux et fais passer mon sac devant moi pour en tirer deux peaux de loup.
- Prenez ça. Les deux silhouettes se glissent sous les peaux et se brouillent. Je pousse un petit soupir alors qu’un nouveau frisson parcourt mon échine.
- Que… Vous vous appelez comment ? Ils échangent un regard et celui à ma droite prend la parole.
- Moi c’est Sitep, et lui c’est Palip. Je cligne des yeux.
Et toi tu es notre mère biologique, c’est ça ? Je hoche la tête, alors qu’une boule dans ma gorge me coupe soudain la parole.
Tu t’appelles comment ?
- Lëroya.Dans ma tête, Sitep est le chevreau et Palip l’ourson.
Pourtant, quand un bruit retentit, ils bondissent hors des peaux de loups que je leur ai donné et leur silhouette disparaissent pour laisser place à deux onces magnifiques - et jeunes.
Un nouveau frisson traverse mon échine, mais je me tiens sur mes gardes.
Quelqu’un approche.