There are so many ways...

Tian

Tian

La ruelle sombre et mal éclairée aurait pu paraître inquiétante, angoissante même, pour le commun des mortels. Surtout pour une jeune femme. Dans l’imaginaire des habitants d’Al-Far, ce genre d’endroit était clairement associé à la mort. Mais Tianwen n’était pas comme tout le monde ; elle n’était pas une femme ordinaire ! Elle se sentait à l’abri. En sécurité dans la plus profonde obscurité. Invisible dans l’ombre. Imperceptible et pourtant prête à bondir au moindre danger.

Elle était seule. La nuit avait étendu son voile sombre depuis de longues heures déjà, plongeant la ville dans un calme qui contrastait fortement avec l’agitation et la violence qui y régnait en plein jour. Adossée contre le mur, aux pierres saillantes et coupantes, poussa un léger soupir. Elle avait fermé les yeux, l’espace de quelques secondes, le temps que la douleur s’estompe. Serrant les dents, la jeune femme se maudit d’avoir laissé s’échapper sa filature – un groupuscule d’hommes qui appartenait à l’un des réseaux voué à la traque des métamorphes. Comme elle. Comme Hoöna. Comme Thilio. La menace était réelle, surtout depuis ces dernières années, et se resserrait de plus en plus. C’est pourquoi Tian restait extrêmement prudente avec ce pouvoir, et ne le révélait jamais au hasard, ou à n’importe qui.

Fronçant légèrement le nez, l’Envoleuse serra le poing contre son ventre, là où la douleur avait brusquement irradié. Une boule d’angoisse se forma dans sa gorge, rien de d’imaginer la cause probable de ce mal-être si soudain. La jolie rouquine était pourtant loin d’être douillette, et était même plutôt résistante au mal. Pourtant, cela avait si brutal, cette impression que des dizaines de lames s’enfonçaient toutes en même temps dans son ventre, qu’elle en avait eu le souffle coupé durant de longue seconde. C’était plus lancinant à présent. Plus diffus. Légèrement plus supportable, donc. Tian appuya ses mains sur ses genoux pour se redresser. Son regard d’argent, moucheté de vert et bleu, se perdit un instant dans l’obscurité de la ruelle : elle hésita. Quelques secondes à peine !

Avant de secouer toute seule la tête. Non ! Mauvaise idée ! Mauvaise idée dans son état actuel, en tout cas. Et puis, ses cibles étaient probablement loin à présent. Aucune chance de les rattraper dans l’immédiat ! Même si elle en avait horreur, la jolie rouquine devait bien admettre qu’il lui fallait se rendre dans une confrérie avant même d’envisager quoi que ce soit d’autre. Elle avait d’ailleurs déjà pris sa décision lorsqu’elle se remit doucement à marcher dans les rues désertes. Décision irrévocable. Froide. Stratégique. Mais pas seulement : elle avait un mauvais pressentiment.


Tian papillonna légèrement des paupières. La jeune femme plissa doucement les yeux pour s’habituer à la pénombre de la pièce. Elle avait l’étrange sensation de flotter sur un nuage de coton. Mais, où était-elle ? L’Envoleuse creusa parmi ses souvenirs, chercha. Longtemps. Une éternité. Sa mémoire capricieuse ne lui revint pas. Mmf ! Un soupir passa les lèvres de la jolie rouquine : c’était mauvais signe ça ! Ses doigts se refermèrent un instant sur des draps qui sentaient bon le feu de bois. Logique, puisqu’un feu crépitant joyeusement réchauffait toute la pièce.

Soudain, la porte couina et quelqu’un entra dans la pièce. Un homme, grand, émacié, aux traits sévères mais au regard profondément doux s’approcha et Tian le suivi du regard : c’était un Rêveur, à n’en pas douter. Ah, je suis donc parvenue jusque Tintiane ! Quelques fragments de ses souvenirs retrouvèrent leur juste place, tandis que l’homme sourit en constatant que la jeune femme était enfin réveillée.

- « Eh bien, je suis heureux de voir vos beaux yeux » plaisanta le Rêveur « Vous revenez de loin, vous savez… »

Fronçant les sourcils, sans comprendre, Tian passa une main sur son visage. Avec toutes les précautions du monde, elle se redressa sur un coude. Toutefois, le Rêveur ouvrit de grands yeux et la força aussitôt à se rallonger, avec une extrême douceur.

- « Oulah, pas si vite ! Ne vous relevez pas ! Pas tout de suite ! Vous avez encore besoin de repos, jeune femme » s’inquiéta-t-il.

Se laissant faire de bonne grâce tant elle avait le corps fourbu, comme si elle avait mené une rude bataille quelques heures plus tôt, l’Envoleuse s’éclaircit toutefois la gorge.

- « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » s’enquit-elle auprès de cette grande asperge de Rêveur.
- « Vous ne vous souvenez pas ? »

Tian secoua la tête. L’homme poussa un petit soupir et son regard se teinta d’une profonde compassion, ce qui agaça la jeune femme. Elle ne s’attendait cependant absolument pas à la révélation qu’il était sur le point de lui faire.

- « Vous saigniez beaucoup trop. Le fœtus – votre bébé – nous n’avons pas pu le sauver. Je suis désolé » avoua le Rêveur, l’air franchement peiné.

La rouquine ouvrit de grands yeux ébahis ; l’information ne se fraya réellement un chemin dans son esprit qu’au bout de plusieurs longues minutes. Quand elle comprit, la jeune femme cligna plusieurs fois des yeux. Avant de secouer la tête toute seule.

- « Ne le soyez pas. Je l’ignorais » répondit Tian, en haussant simplement les épaules « Depuis quand étais-je… ? »

Le mot ne franchit pas ses lèvres. Elle était encore un peu sonnée par cette nouvelle.

- « Entre deux et trois mois sans doute »

Deuxième choc. Déglutissant non sans difficulté, la jeune femme écrasa son avant-bras sur ses yeux fermés. Tout se bousculait dans sa tête. Les pensées s’enchaînaient à une vitesse folle. Le Rêveur posa une main douce sur son épaule, murmura un truc que Tian n’entendit pas avant de quitter la pièce. Oh bon sang ! Oh… Il n’y avait pas de doute possible. Cela ne pouvait être que de lui. Bastian ! Elle avait tenté de chasser le Mentaï de ses pensées, voilà qu’il y revenait avec la force d’un boomerang. Tian se mordit la lèvre inférieure : elle détestait quand les choses échappaient à son contrôle à ce point-là. Cela raviva son envie de revoir le beau brun ténébreux, mais elle ne pouvait pas se laisser déconcentrer. L’enjeu était bien trop grand.

Les Huit Préceptes étaient si proches. Pourquoi fallait-il que cela arrive maintenant ?

Tian

Cela faisait une éternité que Tian suivait ce petit sentier à travers les blés mûrs. En tout cas, elle en avait clairement l’impression. Le soleil brillait de mille feux, l’obligeant à froncer son petit nez bardé de tâches de rousseurs. Pourtant, la chaleur était particulièrement agréable, surtout en cette période où les premières couleurs de l’automne commençaient à s’installer. D’un geste presque machinal, la jeune femme laissa ses mains flotter entre les épis de blé. Ça chatouillait ses paumes de mains. L’instinct du tigre blanc tapi en elle lui donnait des envies de se rouler dans ce champ qui semblait s’étendre à l’infini. Secouant la tête toute seule, l’Envoleuse s’y refusa : Bastian devait être déjà rentré et sa seule hâte était de le retrouver. Rien que cette pensée lui fit accélérer le pas.

Quelque-chose tinta cependant dans son esprit, à peine plus que le son d’une clochette, mais juste assez pour ancrer le doute en elle. Soit le temps s’était complètement arrêté, soit ce chemin était beaucoup trop long ! Tandis que la jolie rouquine s’interrogeait sur la réalité de cet instant, tout s’accéléra. Le paysage tout entier se brouilla pour laisser peu à peu la place à un petit bosquet ombragé. Cette fois, le doute n’était plus permis, Tian nageait en plein rêve. Curieuse de savoir où ce drôle de songe l’emmènerait, la jeune femme s’avança de son allure féline au centre du bosquet. Le soleil perçait les épais feuillages, mais la luminosité restait tout de même fortement amoindrie au cœur de cette forêt.

Sur ses gardes, l’Envoleuse sonda les broussailles de son regard d’argent. Pour s’arrêter presque aussitôt sur une petite fourrure toute rousse. Là, à peine dissimulé par les buissons, un adorable petit renardeau observait la jeune femme avec une intense curiosité. Avec un sourire attendri, Tian s’agenouilla dans les herbes hautes et adopta une posture rassurante, propice à inspirer confiance au petit animal. Effectivement, le bébé renard prit cela comme une invitation et s’approcha tout doucement, presque timidement, de la jolie rouquine. Il ne tenait pas encore bien sur ses pattes et ses appuis étaient peu assurés. Pourtant, il parvint jusqu’à la petite guerrière grâce à toute la force de sa volonté. Lorsque leurs regards se croisèrent, le temps sembla s’arrêter. Littéralement !

Une sensation soudain familière frappa Tian de plein fouet, sans qu’elle ne parvienne à mettre le doigt dessus. Du moins, jusqu’à ce que la silhouette du renardeau se brouille pour laisser place à une fillette d’environ cinq ou six ans. Alors l’évidence s’imposa dans l’esprit de l’Envoleuse, aussi claire que le regard gris de l’enfant. Une petite fille à l’épaisse crinière auburn, dont les nuances oscillaient entre le châtain et le roux. Les tâches de rousseurs constellaient sa peau, lui donnant l’air d’une chipie.

Quant Tian ouvrit enfin les yeux, les dernières bribes de ce rêve bouleversant restaient ancrées en elle. Papillonnant doucement des paupières, elle observa le profil de Bastian, encore profondément endormi. Ces deux là étaient bien loin encore de se douter qu’une vie avait fleuri au creux du ventre de l’Envoleuse.

Tian

La respiration calme et régulière, Tian reprenait tout doucement pied dans la réalité. Elle sentit d’abord les rayons du soleil réchauffer agréablement sa peau, ce qui contrastait doucement avec la fraîcheur ambiante de la pièce. L’odeur de vieille pierre se mêlait à celle du bois et d’onguents médicinaux en tout genre. Le tigre tapi en elle s’ébroua tandis qu’elle fronçait son petit nez bardé de tâches de rousseurs. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs longues secondes que la jolie rouquine ouvrit finalement les yeux. Ce qu’elle remarqua en premier fut bien évidemment le plafond voûté. Puis, à mesure qu’elle sondait la pièce son regard d’argent, de nouvelles informations vinrent se superposer dans son esprit encore embrumé. Ameublement austère – quoique confortable –, pharmacopée impressionnante, feu de cheminée crépitant, pas de doute : elle était à Fériane. La jeune femme le savait assez bien puisqu’elle y avait fait quelques cours séjours durant sa formation d’Envoleuse.

Les souvenirs de la petite guerrière étaient encore un peu flous, mais à mesure qu’elle reprenait pied dans la réalité, ils se faisaient plus nets. Se redressant prudemment Tian inspecta minutieusement son corps. Elle se souvenait vaguement de cette escarmouche contre les sbires des Huit Préceptes. Qu’avait-t-il bien pu se passer pour lui valoir un nouveau séjour à Fériane ? Côte fêlée constata-t-elle du bout des doigts, ainsi que quelques égratignures par-ci ou par-là. Mais rien de bien grave. Alors, quoi ? Soupirant imperceptiblement la belle Envoleuse se massa longuement les tempes. Elle songea un instant à Galaad, qui l’accompagnait pour cette mission non-officielle. Quelques secondes seulement car elle eut l’étrange sensation se rappeler la douce chaleur de Bastian. Une minute ? Bastian ?

Comme s’il l’avait entendue – bien sûr qu’il l’avait entendue – ce dernier s’engouffra dans la pièce dans un fracas assourdissant. Suivi de près par Galaad, évidemment. Un petit homme entre deux âges tenta vainement d’empêcher les deux hommes d’entrer dans la chambre de Tian. Il arborait un air quelque peu catastrophé. La jolie rouquine, elle, se contenta simplement de hausser un sourcil inquisiteur. Instinctivement son regard s’accrocha à celui de son compagnon et elle y lu un soulagement d’une intensité tel que d’un bond aérien, la jeune femme réduisit elle-même la distance qui la séparait du Mentaï. Autant dire trois fois rien.

Je vais bien, le rassura-t-elle aussitôt.  
Tu m’as fait peur avoua-t-il en offrant à Tian une étreinte profondément protectrice.

Contre toute attente, ce fut Tian qui rompit cet instant d’éternité. Pour planter son regard si particulier dans celui de Gal.

- « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » demanda-t-elle, sans fioriture.
- « Ma vieille, figure-toi que je me pose encore la question » répondit-il en haussant les épaules « On venait tout juste d’en découdre avec les hommes de Kishor quand tu as perdu connaissance. C’était aussi impressionnant que soudain » expliqua-t-il en se grattant l’arrière du crâne comme pour essayer de comprendre lui-même ce qui avait bien pu se passer.
- « Ah » fit l’Envoleuse, sans vraiment comprendre non plus.

Au moins, la petite guerrière se souvenait à présent de cette curieuse impression qu’à mesure que l’adrénaline du combat redescendait doucement, son corps se vidait peu à peu de son énergie. Comme si combattre une petite poignée d’hommes avait suffit à aspirer toute ses forces.

- « J’ai bien une petite idée » intervint le Rêveur – il était si discret que Tian l’avait presque oublié celui-là !

Les trois comparses se tournèrent dans un bel ensemble vers l’homme au crâne dégarni si bien qu’il hésita un instant devant les trois paires d’yeux braqués sur lui.

- « Eh bien, pour être honnête, je pense que c’est dû à votre début de grossesse » décrété-t-il le plus simplement du monde.

La machoire de Tian se décrocha, puis celle de Gal. Bastian, lui, vacilla carrément.

- « Votre corps est hautement sollicité, il est parfaitement normal que vous vous sentiez plus fatiguée que d’ordinaire » expliqua le Rêveur, d’un ton presque grave « Il va falloir que vous vous reposiez, c’est impératif »

Un coup de massue sur le crâne n’aurait pas eu autant d’effet sur Tian. Sonnée, la jeune femme passa une main sur son visage. Dans sa tête, une véritable tempête faisait rage. Des dizaines de questions se succédèrent aux émotions. Comment, se demandait-elle intérieurement. Comment était-ce possible malgré toutes les précautions qu’ils avaient prises ? Malheureusement l’heure n’était plus aux interrogations. Malgré toute la prudence dont les deux amants avaient usé, un petitou était en train de grandir en Tian. En réponse à sa propre nervosité, l’Envoleuse sentait son homologue tigre s’agiter lui aussi. Elle ne se sentait pas du tout capable de supprimer cette petite vie, mais elle n’avait pas non plus envie d’imposer sa décision à Bastian.

- « Ahem » fit Gal, en s’éclaircissant la gorge « Je crois qu’on va vous laisser tous les deux »

Sans rien ajouter de plus, celui-ci se coula hors de la chambre, suivi de près par le Rêveur, laissant l’Envoleuse et le Mentaï face à un choix qui bouleverserait leur vie à jamais.