You'll always be haunted - Irae

Papillonnant légèrement des paupières, resta un long moment sans bouger du tout. Elle se sentait bien, là, contre le torse de son compagnon. Dessinant du bout des doigts des arabesques sur la peau nue du Mentaï, la jolie rouquine l’observa dormir paisiblement. C’était un spectacle dont elle ne se lasserait sans doute jamais. Déposant un baiser papillon sur le front de Bastian, l’Envoleuse respira son odeur si particulière – rien que ce parfum qu’elle aimait tant pouvait lui faire perdre tous ses moyens ! Oui, elle était complètement, entièrement et irrémédiablement amoureuse. C’était un peu bizarre, car elle n’avait jamais connu ça auparavant, mais il fallait bien qu’elle ne s’était jamais sentie aussi heureuse de toute sa vie.

Secouant toute seule la tête, Tian usa de tous les stratagèmes possibles pour s’extirper hors des draps sans réveiller son compagnon. Quand elle y parvint enfin, la petite guerrière entreprit de récupérer ses vêtements éparpillés dans la pièce. Elle enfila sans bruit son pantalon de cuir sombre, qui mettait ses longues jambes en valeur, puis son haut au décolleté vertigineux qu’elle rehaussa de son corset dont les laçages étaient assortis avec ses yeux. Son regard magnétique se posa ensuite sur l’une des chemises de son compagnon. Elle hésita un instant. Un instant seulement. Parce que la seconde suivante elle l’enfilait par-dessus son haut. Satisfaite – l’odeur de Bastian l’accompagnerait ainsi, où qu’elle se trouve – la jeune femme griffonna un petit mot sur un bout de parchemin qu’elle laissa sur le coin de la table. Voilà, cela rassurerait le Mentaï, de savoir qu’elle ne serait pas partie trop longtemps. Normalement…

Tian avait pas mal de pain sur la planche à vrai dire. Les récents évènements qui les avait opposés aux Huit Préceptes n’était qu’un début. Les ennuis ne faisaient que commencer et la menace qui pesait sur Caleb d’abord – il était en sécurité, pour le moment, avec Alban et Ekiel – et puis sur elle – ça, encore, elle pouvait s’en accommoder – était plus réelle que jamais. Selon Serena, son mentor, l’Empereur commençait sérieusement à se faire vieux. Il était de plus en plus faible et ne vivrait probablement plus longtemps. Du coup, la succession au trône attirait les vautours. Manque de pot, avec la disparition des trois fils de l’Empereur, mais également deux garçons bâtards, elle était devenue la toute première héritière en lisse pour la succession de ce vieux croûton. Si Bastian s’en amusait, cela ne faisait pas franchement rigoler Tian.

Ce qui inquiétait bien plus son compagnon, en revanche, c’était les Faucheurs et tous ceux qui convoitaient les pouvoirs des métamorphes, comme elle. Quelques rumeurs s’étaient répandues au Domaine, mais rien de plus pour l’instant. Si la vérité éclatait sur son extraordinaire capacité, alors elle risquait fort de ne pas vivre longtemps car, non seulement elle aurait à dos un bon nombre de ses collègues des plus hautes sphères du Chaos en plus des aristocrates de tous poils qui avaient des vues sur le trône. De fait, depuis quelques jours, ils se partageaient les recherches : Bastian menait son enquête sur le pouvoir des change-formes, tandis que Tian suivait la piste des Sil’Everyn.


Gal avait le regard perdu dans les flammes. Il réfléchissait. Tian aussi, à vrai dire. Leur petite visite dans les archives royales d’Al-Vor avait tourné en eau de boudin. Plissant son petit nez bardé de tâche de rousseur, la jolie rouquine s’appliquait à étaler un baume réparateur sur la profonde morsure qui lacérait sa hanche. Ils avaient quand même appris qu’à la tête des Sil’Everyn se trouvaient trois frères. Chacun d’eux baignaient à priori dans les affaires les plus sordides de tout l’Empire. Tian se souvint également d’une certaine Lasmin Sil’Everyn, une Mentaï reconnue au Domaine, mais il n’était fait mention d’elle nulle part dans les archives. Gal et elle s’apprêtaient à repartir bredouilles lorsqu’une bande de chasseurs de prime leur étaient tombés dessus.

- « Qui est-ce qui les a envoyés, tu crois ? » demanda soudain Gal, plongeant son regard dans celui, magnétique, de Tian.
- « Si seulement je le savais… » soupira l’Envoleuse, avant de continuer « Ça te dérange si on fait un détour par les Dentelles Vives, avant de rentrer ? » s’enquit-elle, soudain désireuse de retrouver Hoöna.
- « Si tu veux, on est plus à ça près de toute façon » opina Gal, en décochant un sourire à son amie.

Oh, ils ne se connaissaient pas depuis très longtemps, mais ils avaient eu l’occasion de se côtoyer plusieurs fois par l’intermédiaire de Bastian. Sur le terrain, leur duo fonctionnait plutôt bien, malgré les piques qu’ils pouvaient parfois se jeter à la figure. La jolie rouquine hocha la tête, elle lui en était reconnaissante pour le coup. Si Thilio avait accepté de trouver refuge auprès des membres du Réseau, Hoöna avait obstinément refusé de quitter son herboristerie. Aussi Tian était-elle vaguement inquiète à l’idée que ceux qui la traquait dans l’ombre s’en prennent à sa sœur de cœur. L’herboriste avait été présente pour au moment de sa vie où elle en avait eu le plus besoin, elle lui avait offert un toit ainsi que son affection sans jamais rien demander en retour.

L’Envoleuse était plongée dans ses pensées quand un léger bruissement lui fit relever brusquement le menton. Elle croisa brièvement le regard de Gal : elle n’avait pas rêvé. Ils n’étaient pas seuls ! Une embuscade ? Réfléchissant à toute vitesse, se releva d’un bond agile et gracieux tandis que son compagnon d’arme entreprit d’éteindre les dernières braises de leur campement. La nuit était noire, la lune étant cachée derrière d’épais nuages, ils n’y voyaient cure. Tous les sens en alerte, la petite guerrière porta doucement la main au manche de son poignard. Il fallait un sacré culot – et une bonne dose d’inconscience – pour s’en prendre à des combattants de la trempe de ces deux-là. Dans un bel ensemble, il s’élancèrent, chacun d’un côté, quand la pluie de flèche s’abattit sur leur campement de fortune.

Alors qu’ils s’élançaient dans un bel ensemble, Galaad se fit la réflexion que Tianwen était quand même une femme extraordinaire. Même dans les situations les plus critiques, elle conservait cette formidable capacité à toujours garder la tête froide. Sa détermination sans faille et sa fougue incroyable lui conférait une force redoutable. Il comprenait bien pourquoi elle plaisait autant à Bastian ! Une nouvelle volée de flèches s’abattit sur le camp de fortune ; mais, déjà les deux combattants s’étaient fondus dans les ombres.

Fermant un instant les yeux, la petite guerrière laissa doucement les sens du tigre se superposer aux siens, les décuplant considérablement. Tandis que son regard d’argent brillait dans la nuit, Tian pouvait désormais percevoir chaque bruissement, aussi infime soit-il. L’attention du prédateur au fond de son ventre était à son comble lorsqu’elle entendit le bruit caractéristique d’une pulsation sourde. Celui du sang qui pulsait à un rythme lent et mesuré. Juste là. Sur une carotide offerte. Le premier assaillant que l’Envoleuse avait pris à revers n’eut même pas le temps de se demander ce qui lui arrivait : il s’effondra, mort avant même d’avoir touché le sol.

Alors qu’elle se précipitait sur sa prochaine victime, la jolie rouquine devina soudain une nouvelle présence. Rapide. Précise. D’une efficacité mortelle, elle semait un vent de panique parmi leurs assaillants. Tandis qu’elle bondissait avec une agilité hors norme, la jeune femme fronça légèrement les sourcils quand une alarme tinta doucement dans son esprit. La méfiance naturelle de l’Envoleuse ne l’empêcha pas le moins du monde d’éclaircir les rangs de ces types embusqués. Repoussant toutes les interrogations qui lui venait à l’esprit – il serait toujours temps de mener son enquête plus tard – la petite rousse était pareil à elle-même : son style ne s’encombrait pas de vaines fioritures, mais il était aussi épuré que féroce.

Bientôt, alors que les derniers bruits du combat qui venait de se dérouler s’estompaient petit à petit dans la nuit, tout ne fut plus que silence. De longues minutes s’égrenèrent sans que rien, ni personne ne bouge. C’était comme si le temps s’était soudainement arrêté. Un mouvement dans son dos ramena Tian à la réalité et, sans crier gare, elle jaillit avec une rapidité phénoménale. Moins d’une demi-seconde plus tard, l’importun était coincé, le dos contre un tronc d’arbre et la gorge à la merci du poignard de l’Envoleuse. Ou plutôt, l’importune. A la faveur de l’obscurité, Tian reconnut un regard profondément doré. Elle se souvint avoir déjà croisé ce regard-là, au détour des couloirs du Domaine, mais elle fut bien incapable de se remémorer son nom. Sachant très bien qu’elle avait à faire à une Envoleuse, et que sa confiance en ses collègues vacillait quelque peu ces derniers temps, la jolie rouquine hésita un long moment.

Ce fut la main de Gal, sur son épaule qui acheva de la décider.

- « Laisse tomber, elle est avec nous » dit-il, d’un ton neutre, en croisant le regard de la nouvelle venue.


Ils ne s’étaient pas vraiment attardés sur le lieu de l’embuscade, peu désireux de se faire surprendre à nouveau. Comme s’ils n’avaient pas assez subi leur lot de mésaventures ces derniers jours, une pluie diluvienne s’abattit sur eux. Hélas, il fallut attendre le milieu de la matinée pour qu’un vieux corps de ferme abandonné leur offre un abri temporaire. Tandis qu’elle essorait sa longue chevelure flamboyante, Tian observa l’autre femme du coin de l’œil. Elle s’appelait Irae, apparemment. Plutôt grande – elle la dépassait de dix bons centimètres, en tout cas – sa peau mate contrastait joliment avec sa chevelure aux reflets métalliques, s’accordant parfaitement avec l’éclat doré de ses yeux. Irae était indéniablement une belle femme. Aussi belle que dangereuse.

Galaad et Tian passèrent le reste de la matinée penchés par-dessus leurs cartes, leurs carnets, revoyant le moindre de leurs indices. La petite guerrière réfléchissait à toute vitesse. Sa concentration était telle qu’elle avait la fâcheuse tendance de se mordiller un peu trop la lèvre inférieure. Mais rien n’y fit, quelque-chose leur échappait et ils étaient bien incapable de mettre le doigt dessus pour l’instant. La mi-journée était tout juste passé quand les pensées de Tian s’envolèrent vers Bastian, signe qu’il était grand temps de faire une pause. Et comme pour signifier l’urgence de prendre un peu de repos, les estomacs des deux compagnons d’armes grognèrent de concert. Levant le menton, leurs se croisèrent fugacement, avant que leurs rires ne résonnent à travers toute la pièce.

Ils profitaient d’une bonne flambée – dehors les éléments semblaient toujours se déchaîner et les éclairs zébraient le ciel – quand Tian planta son regard magnétique dans celui d’Irae.

- « Alors comme ça, vous vous connaissez, Gal et toi ? » demanda-t-elle, presque innocemment.

Ce fut Gal, qui répondit en premier, tandis qu’il attaquait un morceau de viande séchée avec appétit d’ogre – on aurait dit qu’il n’avait pas mangé depuis huit jours, littéralement.

- « Oh, on ne se connaît pas. Enfin, pas vraiment… » avoua-t-il « Irae est la partenaire de mission de Bastian, alors on s’est vaguement croisé une fois ou deux ! Mais ça commence à remonter un peu » révéla l’Envoleur en haussant simplement les épaules.
- « Partenaire de mission ? » fit la jolie rouquine, en haussant un sourcil inquisiteur.

Est-ce parce que son homologue animal s’agitait au fond d’elle qu’elle remarqua aussi distinctement le rose qui colorait les joues d’Irae, à l’évocation du Mentaï. Fronçant légèrement les sourcils, elle perçut aussi l’infime accélération de son rythme cardiaque. L’évidence lui sauta aux yeux presque immédiatement : Bastian lui faisait de l’effet, et pas qu’un peu. Tian sentit une pointe de contrariété lui monter au nez. Les questions s’entrechoquaient sous son crâne. Se pouvait-il qu’il se soit passé quelque-chose entre elle et le Mentaï ? Cette probabilité lui tordit littéralement l’estomac. La petite guerrière n’avait plus rien dit depuis de longues minutes, quand Galaad capta son attention. Elle n’avait appris la langue des signes que récemment et n’en maîtrisait pas encore toutes les subtilités, pourtant, elle comprit parfaitement les propos que l’Envoleur esquissa avec ses mains.

« T’es vraiment flippante avec ces yeux-là »

Soupirant imperceptiblement, Tian ferma les yeux quelques secondes autant pour se laisser le temps de se calmer que pour permettre aux sensations du tigre de s’estomper doucement. Quand elle les rouvrit, ses yeux avaient repris leur teinte normale. Avec la fatigue, elle n’avait plus les idées très claires. Tian savait très bien qu’il n’y avait sans doute pas lieu de se laisser emporter par ses émotions comme cela. Surtout que ce n’était pas dans ses habitudes, ça ! Relevant doucement le menton, la jolie rouquine planta son regard dans celui d’Irae.

- « Je peux compter sur ton silence ? » demanda-t-elle, certaine que l’Envoleuse à l’apparence exotique savait très bien ce dont elle voulait parler.

Après tout, même si l’idée avait été tentante l’espace d’un instant, il serait dommage de devoir la tuer. Elle avait déjà suffisamment d’emmerdes pour ne pas en rajouter d’autres.

Tian arqua un gracieux sourcil. Si elle ressentait un léger soulagement en sachant qu’elle pouvait compter sur le silence d’Irae, elle ne lui faisait pas confiance pour autant. Pas encore, du moins. Du fait de sa fabuleuse capacité à se métamorphoser en animal, la jeune femme était d’un naturel méfiant, préférant toujours prendre le temps d’analyser la situation avant d’agir – ou bien d’accorder sa confiance. Bastian était l’exception qui confirmait la règle : il était la seule personne au monde qui avait su endormir la méfiance du prédateur dès leur première rencontre. Il fallait bien avouer que leur complicité naturelle et les sentiments qui s’étaient rapidement mêlés à leur relation y jouaient pour beaucoup aussi. Fronçant son petit nez bardé de tâches de rousseurs, l’Envoleuse plongea son regard d’argent dans celui de la femme aux allures exotiques.

- « Disons que je n’ai pas que des amis, en ce moment, parmi nos supérieurs… » expliqua-t-elle, sans forcément aller plus loin dans les détails « Je suis Tianwen. Tianwen Til’Loam. »

Se levant brusquement, Tian n’ajouta rien de plus. Si Irae était suffisamment maligne et un minimum renseignée, elle reconnaîtrait sans mal ce nom qui baignait dans les intrigues politiques récentes de l’Empire. En effet, la situation était fameusement compliquée. Les trois fils légitimes de l’empereur étant portés disparus depuis des années, Sohan et Sigurd – les deux fils bâtards que l’empereur a eu avec l’une de ses maîtresses de longue date – devinrent naturellement les héritiers les plus probables. Sauf que, cela faisait déjà près de quinze ans que Sohan était mort – tué par son homologue animal. Sigurd avait récemment suivi son frère dans la tombe. Et elle, au beau milieu de tout ce merdier, non contente d’être l’unique héritière d’une branche cousine de la famille de l’empereur, avait été mariée très jeune à Sohan Sil’Afian. Tianwen Til’Loam était ainsi devenue la première héritière légitime au trône de Gwendalavir.

Si encore ce n’était que cela. Sa récente prise de bec avec les Huit Préceptes – groupuscule secret, formés de combattants venant de divers horizons, et notamment des hautes sphères du Chaos – avait vu se mêler à l’intrigue politique un véritable déchaînement de haine pour sa nature même de métamorphe. Oh, elle savait depuis longtemps à quel point les hommes pouvaient se montrer cruels envers ce qu’ils ne comprenaient pas – ou, simplement, ce qu’ils ne comprenaient pas. Elle savait très bien aussi que nombre de ses collègues ne voyaient pas d’un bon œil les métamorphes, si ce n’étaient que leurs pouvoirs pouvaient être bigrement utiles. Elle avait entendu les rumeurs qui circulaient sur les expériences sordides menés sur les métamorphes, comme elle – comme Hoöna, comme Thilio et comme Caleb. Méfie toi des autres, lui avait un jour appris Serena, ils peuvent tout autant t’embrasser que te planter un poignard dans le dos. Tian avait pris cela au mot, conservant son précieux secret. Peu de gens, au Domaine, connaissaient sa véritable nature.

Tandis que Tian réfléchissait toute seule, faisant les cent pas comme une lionne en cage – ou plutôt, une tigresse, dans son cas – une alarme tinta légèrement dans son esprit. La sensation était quelque peu ténue, mais tendait à s’intensifier doucement. Ces picotements au bout des doigts, ce vertige dangereux et ces bouffées de chaleurs soudaines. Poison ! Instinctivement, la jeune femme porta la main à sa hanche : la blessure suintait encore. Se maudissant de toute ses forces, Tian se rattrapa in-extremis sur le rebord de la table. Soudain vaguement inquiet, Galaad se précipita pour soutenir sa partenaire.

- « Et là… » dit-il doucement « Qu’est-ce qu’il se passe ? »
- « Poison » grogna Tian.
- « Par mon sabre ! Tian, si je ne te ramène pas entière, Bastian va me trucider ! » s’alarma l’Envoleur.

Avec un pauvre sourire, la rouquine désigna sa sacoche de voyage. Heureusement, elle avait toujours sur elle toutes sortes de remèdes et antidotes – elle remercia mentalement Hoöna de lui avoir enseigné tout ce qu’elle savait – cela lui avait permis de nombreuses fois de se sortir d’un mauvais pas. De sauver des vies, aussi. Oh, elle visualisait très bien cette fiole au contenant violet : parmi toutes les autres décoctions, c’était la seule qui pouvait contrer les effets dévastateurs de l’aconit sur son organisme. Trois gouttes suffiraient amplement. Mais Tian ne se sentit pas partir.


Le premier regard qu’elle croisa en ouvrant ses beaux yeux furent ceux Galaad. La petite guerrière put y lire un profond soulagement. Presque automatiquement, les derniers souvenirs qu’elle conservait avant de sombrer dans l’inconscience refirent surface et s’imbriquèrent un à un, comme les pièces d’un immense puzzle.

- « Comment tu te sens ? » demanda son ami, l’air soucieux.
- « Mieux » décréta Tian, perdue dans l’analyse de ce que tout cela pouvait bien signifier.
- « Tu peux remercier Irae. Sans sa réactivité et son sang-froid, tu ne serais plus en vie à l’heure qu’il est… »

Toute à ses réflexions, la révélation de Gal tira un haussement de sourcil à la jolie rouquine.


Tian ne mit pas longtemps avant de rejoindre la pièce principale. Il pleuvait toujours des trombes d’eau, à croire que météo était littéralement contre eux. Un léger ronflement lui parvenait depuis la mezzanine, lui informant que Gal s’accordait un repos bien mérité. Un sourire sur le coin des lèvres, l’Envoleuse croqua dans une pomme, avant de rejoindre Irae au coin du feu. La jeune femme observa le silence un long moment. Soupirant imperceptiblement, elle planta son regard magnétique dans celui de sa collègue.

- « Gal m’a dit » dit-elle, de but en blanc, en haussant simplement les épaules « Merci »

Tian devait bien admettre qu’elle lui en était reconnaissante, pour le coup. Mais un peu curieuse aussi. Si, elle avait vu juste, le poison utilisé était de l’aconit – autrement dit, le tue-loup, mais selon Hoöna, le poison de cette plante était encore plus agressif quand il était utilisé sur un métamorphe. Tian n’avait jamais posé la question à sa sœur de cœur, mais elle se doutait qu’elle en avait déjà fait l’amère expérience. Ce qui l’inquiétait, en l’occurrence, c’était que ceux qui les avaient attaqués aux archives devaient forcément être au courant pour sa véritable nature. Cela ne présageait décidément rien de bon. Secouant la tête toute seule, Tian se racla la gorge.

- « Comment tu as deviné, pour l’antidote ? » demanda-t-elle, un tout petit peu moins méfiante quand même.

- « Tu peux remercier ton maître » décréta Tian, d’une voix un peu éraillée quand même « Maîtriser poisons et antidotes est un art subtil, rares sont ceux qui s’y intéressent vraiment » ajouta-t-elle, aussi simplement que si elle réfléchissait juste à voix haute.

La petite guerrière était bien consciente qu’elle devait la vie à Irae, pourtant elle n’arrivait toujours pas à lui faire totalement confiance. Son homologue animal, lui, était aux aguets. La jolie rouquine devait bien avouer qu’elle se fiait souvent à l’instinct du tigre – cela lui avait d’ailleurs sauvé la vie plus d’une fois. Rejetant sa longue queue de cheval flamboyante dans son dos, la jeune femme s’assit sur le rebord de la fenêtre. Elle soupira imperceptiblement ; la question de sa collègue était parfaitement légitime, aussi Tian hocha-t-elle doucement la tête.

- « Concrètement, absolument rien… » répondit la jolie rouquine « … Si ce n’est que suite à la mort du dernier fils de l’empereur, je me retrouve en tête de liste pour le trône de Gwendalavir » révéla-t-elle « Je te laisse imaginer à quel point l’idée qu’une femme puisse potentiellement hériter du trône pourrait donner de l’urticaire à certaines des plus puissantes familles de l’empire » continua Tian, avec une moue mi-figue, mi-raisin.

Il y avait certainement un peu cette vérité derrière l’identité de ceux qui la traquaient dans l’ombre. Mais c’était aussi beaucoup plus compliqué que cela : réchapper in-extremis à un empoisonnement à l’aconit en était la preuve. Le regard d’argent de Tian se perdit un instant à l’horizon, tandis qu’elle réfléchissait en silence. Ce n’était pas la première fois qu’elle devait se battre contre un ennemi qui en avait après sa nature même de métamorphe, mais cette fois-ci, c’était d’un tout autre niveau parce qu’elle ignorait tout des intentions et des motivations de ceux qui la traquaient. Se mordant l’intérieur de la joue la petite guerrière croisa le regard doré d’Irae.

L’Envoleuse exotique arborait toujours cet air suspicieux, ce qui fit soupirer la rouquine.

- « Ecoute » souffla-t-elle « Si ça devait s’avérer plus compliqué que de simples querelles politiques, alors crois-moi il vaut mieux pour toi que tu en saches le moins possible » dit-elle, sans prendre de pincettes « Et puis, de toute façon, même si je te le disais, tu ne me croirais sans doute pas… » acheva-t-elle, une lueur déterminée dans le regard.

Au fond, c’était la plus stricte vérité, ce qu’elle lui avouait là. Le seul fait de connaître l’existence des métamorphes, et surtout d’en avoir côtoyé une en le sachant pertinemment et sans la dénoncer, elle connaîtrait au mieux la mort et au pire les plus horribles souffrances du monde. Dernièrement, trop de monde avaient découvert son homologue animal : Bastian, Gal, Ekiel… Tian s’inquiétait réellement ; si jamais l’Ordre découvrait son secret, alors Bastian, Gal et Ekiel seraient rendus coupables de trahison et subiraient probablement un sort bien pire que le sien. S’il arrivait quoique ce soit à Bastian à cause d’elle, elle s’en voudrait à vie ! Fermant les yeux quelques secondes, l’Envoleuse chassa les images qui lui traversaient l’esprit.

Dehors, la pluie tombait toujours par trombes. Pour le moment, ils étaient tranquilles, mais Tian songea qu’il vaudrait sans doute mieux ne pas trop traîner ici. La longère se dressait au beau milieu d’une plaine, et s’ils n’y prenaient pas garde, ils pourraient facilement s’y faire piéger. En plus, la jolie rouquine se faisait du souci pour Hoöna. Il devenait plus qu’urgent de convaincre l’herboriste de trouver refuge auprès du Réseau. Après tout, elle ne pouvait pas sereinement débusquer ses ennemis et protéger ceux qu’elle aimait tout à la fois !

Lorsque les paroles d’Irae se perdirent dans l’atmosphère, Tian hocha légèrement la tête. La petite guerrière était profondément reconnaissante envers sa collègue de respecter sa volonté. Une telle décision n’aurait pas forcément été facile à accepter pour tout le monde. Aussi, la jolie rouquine offrit à la brunette une opportunité – bon, et une occasion pour la métamorphe de mieux connaître cette femme. Son instinct lui soufflait de se méfier, pourtant cette femme lui avait littéralement sauvé la vie. En plus, elle semblait connaître Bastian et cela titillait indéniablement la curiosité de Tian : la jeune femme était tentée de cuisiner un peu l’Envoleuse, il fallait bien l’avouer.

- « Avec Gal, on comptait faire un détour par les Dentelles Vives. Tu peux nous accompagner, si tu veux… » proposa donc l’Envoleuse à la chevelure de feu.

Les deux femmes échangèrent un bref regard qui scella leur accord.


Le temps n’était toujours pas fameux, mais au moins il ne pleuvait plus. Le petit groupe était reparti à l’aube, effaçant les dernières traces de leur passage dans la longère abandonnée. Pure précaution. Le brouillard les força à avancer lentement, prudemment. Ils atteignirent les contreforts des Dentelles Vives à la tombée de la nuit et décidèrent, de façon unanime, de dresser un camp à l’abri d’une petite grotte dont l’entrée si difficile à deviner qu’il fallait s’en approcher à moins de trois mètres pour s’apercevoir de son existence. Les trois compagnons se répartirent les tours de garde assez naturellement. La nuit fila aussi rapidement que la journée qui venait de s’écouler.

Ils parvinrent dans le petit village de Panao au milieu de la matinée. Comme toujours le vent s’engouffrait dans les ruelles étroites, sifflant contre les murs de pierre. Le tigre remua légèrement au creux de ses entrailles. A mesure qu’ils approchaient de la maison d’Hoöna, Tian ne put s’empêcher d’imaginer des dizaines de scénarios différents. Un cri fit brusquement relever la tête de l’Envoleuse. Tous les sens en éveil, le cœur battant plus vite dans sa poitrine, la petite guerrière échangea un regard avec Gal, puis Irae. Avant de mettre pied à terre et se diriger prudemment vers la maison perchée à flanc de montagne qu’elle connaissait si bien. Fermant les yeux, tandis qu’elle se faufilait dans le couloir d’entrée, la jolie rouquine se demanda un instant ce qu’elle allait devoir affronter, cette fois-ci.

Une dizaine d’hommes armés jusqu’aux dents se tenaient au centre du salon ravagé. Celui qui semblait être leur chef tenait un chat tigré par la queue : le cœur de l’Envoleuse s’arrêta de battre le temps d’une seconde. Une seconde seulement parce que la suivante, elle dégainait un poignard de sa botte pour le lancer puissamment et avec précision. La lame transperça la main du bandit qui lâcha le chat – Hoöna – dans un râle de douleur. D’abord surpris, le type émis un petit rictus.

- « Le boss nous avait bien dit qu’elle serait là, cette tigresse » railla-t-il « Capturez-moi cette sale engeance ! » ajouta-t-il en beuglant comme pour se donner du courage.

Secouant la tête toute seule, Tian plongea dans une bataille sans merci. Revêtant son masque de froide tueuse, elle se montrait d’une efficacité redoutable. Du coin de l’œil, elle observa tout de même Gal et Irae, s’assurant qu’ils s’en sortaient aussi bien. Ses sens superposés à ceux de son homologue félin, la jolie rouquine virevolta et se fraya un chemin jusqu’au chef des bandits. Elle ne lui laissa aucune chance : son regard d’argent étincela de fureur lorsque la lame de son second poignard se planta dans sa carotide.


Un silence de mort s’était installé dans la maison. Tian avait presque aussitôt installé le chat tigré dans le fauteuil, lui prodiguant de douces caresses et des paroles rassurantes. Gal s’affaira à trouver de quoi soigner l’herboriste – il devina rapidement qu’elle possédait la même formidable capacité que Tian. Par contre, Irae semblait franchement se demander ce qu’elle fichait ici. Elle allait sans doute bientôt comprendre l’ampleur de la situation.

La silhouette du chat finit par se brouiller, laissant la place à une femme d’une cinquantaine d’années. Même blessée, Hoöna trouva la force de sourire. Elle était soulagée que Tian soit là. Qu’elle soit arrivée à temps. C’était déjà la deuxième fois en mois de quelques mois qu’ils étaient la cible de Faucheurs, elle et son fils. Heureusement, Thilio avait décidé de rejoindre le Réseau pour bénéficier d’une certaine protection. Quant à l’herboriste, elle avait catégoriquement refusé de quitter sa maison. Peut-être aurait-elle du y réfléchir plus sérieusement finalement !

Hoöna dormait dans l’une des chambres à l’étage quand Tian s’approcha doucement d’Irae. Fouillant les placards de la cuisine à la recherche de quoi se mettre quelque-chose sous la dent, Gal observa les deux femmes du coin de l’œil. La rouquine passa la main dans sa longue queue de cheval, cherchant ses mots l’espace d’un instant. A la lueur du feu de cheminée, sa chevelure donnait l’impression de flamboyer littéralement.

- « Ces types, c’était des Faucheurs » commença-t-elle, d’un ton parfaitement neutre « Ils traquent des personnes capables de se transformer en animal. Comme Hoöna » expliqua-t-elle.

Hésitation.

- « Et comme moi »

Ça y est, c’était dit. Tian plongea son regard d’argent si particulier dans celui de sa collègue : elle pouvait presque voir les rouages de son esprit fonctionner à toute vitesse. Elle détestait cela et se sentait incroyablement vulnérable, mais la petite guerrière allait devoir faire confiance à Irae pour son secret désormais. Fermant doucement les yeux, la jeune femme laissa les sens de son homologue félin prendre le dessus. Elle sentit Gal s’approcher, juste au cas où, et cela la fit sourire. Juste avant que la petite rouquine toute menue ne laisse place à un imposant tigre blanc de près de deux cent cinquante kilos.

La silhouette menue de Tian reparu somme toute assez vite. Elle venait de révéler à l’une de ses paires un secret des plus brûlants. Elle avait toujours redoublé de prudence quant à sa nature de métamorphe et pour cause, si l’existence d’êtres capables de se transformer en animal demeurait une légende pour un grand nombre d’Alaviriens, pour d’autres elle était littéralement considérée comme un monstre. Une erreur de la nature. Au mieux, elle risquait la mort. Au pire, elle passerait pour une bête de foire ou de laboratoire.

Poussant un léger soupir, l’Envoleuse rousse rejeta sa longue queue de cheval dans son dos. Le félin, dans le creux de son ventre, était toujours quelque peu agité. Fermant doucement les yeux, la jeune femme se força à respirer calmement. Si Gal faisait confiance à cette femme, alors ça lui suffirait. Bien sûr, elle resterait certainement sur ses gardes vis-à-vis d’Irae encore un long moment. Après tout, la confiance ne se gagnait pas en un jour. Avec Bastian, elle s’était construite naturellement ; il fallait quand même bien avouer que les réactions du prédateur qui cohabitait avec elle l’influençait grandement dans son propre comportement.

Les regards si étonnants des deux femmes se croisèrent durant quelques secondes, qui parurent durer une éternité. Nul ne saurait s’y tromper : c’était un véritable instant de respect mutuel qu’elles partageaient là. Il fallait bien le reconnaître, la jolie rouquine était profondément reconnaissante envers cette femme qui lui faisait une promesse des plus solennelles – celle de ne jamais révéler son précieux secret. D’une certaine façon, elles étaient désormais reliées à vie par ce dit secret.

Ce fut Tian qui rompit ce contact silencieux la première et hocha doucement la tête.


La petite guerrière s’inquiétait pour Höona : l’herboriste commençait à délirer dans son sommeil. Fronçant son nez bardé de tâches de rousseur, la jeune femme se mordit la lèvre inférieure presque jusqu’au sang tout en passant un linge humide sur le front de sa grande sœur de cœur. Un pli soucieux creusait sa fossette droite, tandis qu’elle ruminait seule. Elle s’en voulait. Elle s’en voulait vraiment et terriblement. Elle se sentait coupable de l’état d’Höona et elle l’était indirectement. Ceux qui s’en prenaient à elle, dernièrement, n’auraient sans doute eu aucun mal à connaître l’existence pourtant paisible de sa famille. Cela, elle ne le permettrait plus jamais.

Cependant, avant toute chose, l’herboriste avait besoin de soins. Et rapidement. Dans un regain de détermination, l’Envoleuse se leva d’un bond, sortit de la chambre d’Höona, dévala les escaliers à toute vitesse et retrouva Gal et Irae dans le salon. Leurs voix s’arrêtèrent soudain et ils se dévisagèrent tous les trois dans un silence presque gênant. Apparemment, Tian venait de les interrompre dans leur conversation. Prenant place dans un fauteuil dix fois trop grand pour elle, face à la cheminée crépitante, la jeune femme soupira imperceptiblement.

- « L’état d’Höona empire d’heure en heure » annonça-t-elle, gravement « Elle a besoin de soins. Demain, à la première heure, je l’emmène à la confrérie de Rêveurs la plus proche » décréta Tian avec une détermination farouche « Je ne veux pas vous retenir tous les deux, mais en ce qui me concerne, je ne la lâcherai pas tant qu’elle n’ira pas mieux… »

Tian avait fait part de ses intentions. Gal haussa simplement les épaules et répondit avec le naturel qui était le sien.

- « On est plus à un détour près, je t’accompagne ma vieille ! Et puis, tu t’ennuierais bien trop sans moi ! » ajouta-t-il dans un clin d’œil malicieux.

La jolie rouquine répondit par un petit rire et, glissant un bras dans son dos, se saisit d’un oreiller pour le jeter à la figure de l’Envoleur. Pour la peine.

Et Irae ? Qu’allait-elle décider ?