Vous êtes belle [ PV Hiné ]

Un bâillement sortit de la bouche grande ouverte de Hon.
Le jeune homme s'étira longuement, un muscle après l'autre, les faisant rouler sous sa peau tannée par le soleil. L'été s'était levé depuis des semaines, presque un mois, sur Gwendalavir. Et il en avait profité pour travailler à l'extérieur, évidemment. Il avait pris les premiers jobs qui s'étaient offerts à lui.
Bûcheron. Travailler un peu du bois. Monter un mur de ferme…
Des choses physiques, des efforts durant lesquels il avait travaillé torse nu, pour pallier à la chaleur. Qui était néanmoins toujours aussi intense.
Oh, avec les pièces gagnées, il avait même pu boire une dizaine de bières la veille, et offrir un verre à une jeune demoiselle qui avait fini dans son lit. Avec d'autres, évidemment.

Son dernier job poussé, à savoir l'assassinat de Line, était désormais terminé. Six mois d'investissement pour parvenir au plus haut degré de satisfaction, à la voir se rouler elle-même par-terre… et l'achever. Magnifique vision, qui ne le quitterait pas de sitôt.

Un long soupir exaspéré franchit ses lèvres, et il finit par se lever dans la petite chambre, nu comme un vers. Se contemplant dans la glace quelques secondes, il décida finalement de ne pas se raser et enfila ses vêtements rapidement, à moitié débraillé.

Descendant dans la salle principale, il prit une bière brune en guise de petit déjeuner avant de sortir plutôt brutalement de l'auberge en la laissant derrière lui sans aucun scrupule. Il n'allait pas non plus s'attacher à ce fichu patelin, même si cela faisait déjà presque un mois qu'il y était !




Sa rencontre avec Shan l'avait tout de même… fait un peu réfléchir.
Juste un peu.
Parce que malgré tout, s'il détestait son Maître et le haïssait vraiment quand il s'y mettait, il avait presque toujours raison. C'était sans doute le "presque" qui dérangeait le plus Hon, à vrai dire. Parce qu'il restait la possibilité qu'il se trompe sur son compte…
Il aurait voulu se voiler la face. Se mentir, même à lui-même. Se dire qu'il continuait de progresser, puisque c'était ce qu'il voulait, et sans quoi il ne se sentait plus vraiment… vivant.
Il stagnait, parce qu'il ne faisait plus vraiment son boulot. Attraper des Marchombres et les mettre hors d'état de communiquer avec leur Harmonie honteuse… c'était cela pour quoi il était fait, et formé.

Répandre le Chaos.

Une fin en soi, quelque part.
Mais avait-il vraiment besoin de l'enseigner pour l'étendre ?
Il savait que oui. Il savait que c'était sans doute un passage obligatoire. Mais il ne voulait pas l'admettre. Il ne voulait pas se l'admettre.

Alors, cela faisait quinze minutes qu'il était planté au milieu de la porte principale d'entrée dans le village.
Immobile.
Rigide…

- Hé ben… Y'en a qui sont vraiment dérangés ma parole…

Les quelques mots eurent pour effet de ramener Hon à la réalité. Fermé dans ses pensées sombres, il n'avait pas fait attention à son environnement, et se faisait avoir comme un bleu, c'était le cas de le dire.
Lui, dérangé ?
Oui, c'était certain. Bien bien dérangé, il se serait qualifié de fou, sans aucun doute. Mais bon, ce n'était pas le genre de paroles que l'on aimait entendre, c'était un fait.
Et que la personne qui ait prononcé cela soit une femme, et qu'elle soit de surcroit cavalière, ne changeait absolument rien à la donne.

Il ne leva même pas les yeux, se contentant de pivoter sur ses pieds, autour de son centre de gravité, pour lâcher d'une voix menaçante :

- Qu'est-ce que tu as, sa…

Sa tirade fut coupée net lorsqu'il posa enfin son regard sur la femme qui se tenait là, sur sa jument, et qui le fixait intensément. D'un gris profond, et où flottait des vagues d'agacement, il était tout simplement sublime… Mais moins que l'immense chevelure d'un roux soutenu qui flottait autour.
Il connaissait cette vision.
Il l'avait déjà eue.

Ravalant sa salive, il la fixa quelques secondes, avant de recommencer une nouvelle phrase – plus subtil que de tenter de rattraper le début d'insulte qu'il allait lui lancer.

- Quoi, tu veux ma photo ?

Un brin moins agressif, mais toujours désagréable. Il n'allait pas non plus devenir un simple agneau devant une femme, quelle qu'elle soit !
Mais il était persuadé de la connaître. Sauf qu'il n'arrivait pas à savoir d'où, et quand.
Mais ce regard, ces cheveux, cette tenue, hautaine et en même temps presque atteignable… Cela ne s'oubliait pas. Mais le souvenir semblait vouloir rester hors de sa portée. Alors, il laissa tout simplement tomber. Après tout, pourquoi se prendre la tête ?
Si elle ne se souvenait pas de lui, il ne perdait pas grand-chose.
Il n'avait pas l'impression de lui rappeler un quelconque souvenir, et se félicita. Malgré son regard électrique, il restait plutôt banal, et donc on ne parvenait pas toujours à mémoriser sa présence ou ce qu'il était et faisait.

Shan lui avait toujours dit que c'était l'une des seules choses qu'il faisait bien, se faire oublier.
Parfois même lui, son Maître, en oubliait sa présence à ses côtés, lorsqu'il le traînait çà et là parce qu'il avait des affaires à régler. Et la plupart des personnes ne le remarquaient même pas, dans l'ombre de son Maître… Il faut aussi bien avouer que l'aura que Shan dégageait était très puissante, quand il s'y mettait. On pouvait dire qu'il rayonnait tant l'attention était attirée vers lui.
C'était sans doute aussi l'une des rares choses que Hon ne supportait vraiment pas chez lui.
Il devait être jaloux, en fait. C'était une sorte de frustration, de devenir invisible quand son ancien Maître laissait transparaître cette aura de l'exceptionnel.
Foutu Shan.

- On s'connait ?

La question sembla décontenancer quelques secondes son interlocutrice, et Hon soupira doucement.
Mais elle se reprit rapidement, et il la vit le détailler et décida de l’imiter. Même si son regard à lui était encore embué par l’alcool et tiraillé par le doute : rentrer ou ne pas rentrer a Domaine ?

- Euh… Pas spécialement. En tout cas, je ne me souviens pas de toi. Tu viens d'où ?

Il haussa les épaules une seconde, avant de porter son entière attention sur la femme.
Il avait décroché. Incapable de se concentrer plus de quelques secondes, il perdait même le fil de ses pensées. Retourner au Domaine, ou ne pas retourner au Domaine ? Cette seule question tourbillonnait incessamment dans son esprit, telle un ouragan entier, et il ne savait pas comment s’en débarrasser. Il avait peur que s’il se rendait au Domaine, cela ne soit pire, que sa conscience le pousse à faire des choses bizarres qu’il n’aurait pas fait dans un état… normal ? Mais avait-il seulement un état normal de temps en temps ? Quand il était lui-même, peut-être. Mais dans ce cas, sa conscience n’avait que le pouvoir de le faire réfléchir.

- Je vais d’où je viens. Un endroit sombre… Ombreuse…

Il délirait.
Même s’il tenait debout, même s’il pouvait à peu près marcher droit, son esprit encore empreint d’alcool ne voulait pas suivre un raisonnement logique, et préférait s’amuser à trouver des mots et des images à tout ce qui pouvait venir le combler.
Il avait sans doute dit n’importe quoi…

Qu’est-ce qu’il avait dit déjà ?

Merde ! Il avait parlé d’Ombreuse. Soit elle allait vraiment le prendre pour un débile mental qui ne sait pas ce qu’il raconte, et en plus avec des tendances suicidaires, soit elle venait elle aussi d’Ombreuse – peu probable – et comprendrait ce qu’il voulait dire.
En fait, il ne savait pas trop ce qu’il préférait. Mais s’il essayait de se débattre, ne risquait-il pas de plus s’enfoncer, comme il en avait souvent l’habitude ? Il pouvait toujours tenter…

- Ouais, je suis né à côté d’Ombreuse. Je vais retourner voir ma mère… peut-être… pas…

Enfoncé.
Il était même en train de se noyer en fait. Ou de se faire rouler dans des sables mouvants. Ca revenait à peu près au même.

Hébété, Hon ne savait plus où camper.
Faut bien avouer que dans le délire des vapeurs d’alcool, il oubliait parfois ce qu’il était en train de dire. Et s’il pensait qu’il venait de parler de sa mère sans raison, est-ce qu’il l’avait vraiment fait ? Est-ce qu’il avait vraiment parlé d’Ombreuse aussi ? Il ne s’en souvenait plus, ou alors quand il parvenait à saisir un souvenir, sa tête lui faisait si mal qu’il le lâchait aussitôt.

Son regard s’accrocha à la chevelure de feu de son interlocutrice lorsque cette dernière la secoua dans un signe de… pitié ? Il ne savait pas trop comment définir ce qu’il venait de voir, et il n’était même pas sûr de l’avoir vraiment vu. Juste sa chevelure, qui ressemblait étrangement à un feu de joie dans lequel on pouvait se brûler les mains… Les ailes ? Est-ce que c’était une croyance seulement, un préjugé, que les rousses étaient des beautés sauvages indomptables ? Ou bien était-ce encore lui qui délirait ?
Il préférait mettre cela sur le compte de l’alcool, encore une fois.
De toute façon, l’alcool devenait une excuse presque pour tout. Il ne se mettait cependant dans ces états pareils que très rarement. Là, il l’avait fait pour se donner du courage, mais ce but n’avait visiblement pas été atteint.
Tant pis ?

La voix de la belle femme indomptable s’éleva et lui dit qu’elle le ramenait à Ombreuse.
Hein ? Quand ? Comment ? Mais… Est-ce qu’il voulait vraiment aller à Ombreuse ? Il avait un peu peur de ce qu’il s’y passerait. S’il s’y rendait, il devrait alors prendre ses responsabilités, et il le savait terriblement bien, malgré les vapeurs de boisson dans son crâne. Alors que… il se laissait faire ?

- M… monter ?

Intervention inutile. A vrai dire, il n’en avait aucune idée, mais apparemment la femme n’allait pas le lâcher comme ça, et se contentait de cette réponse plus que floue – voire négative.
Il parvint néanmoins à se hisser tant bien que mal – plutôt mal, même – sur le dos de la bête, la jument de la femme. Et quand les doigts de cette dernière se placèrent sur son mollet, une longue décharge électrique fila en lui, lui arrachant un morceau du voile de l’alcool.

- Si tu as envie de vomir, merci de pencher la tête sur le côté. Pas envie que ma selle soit dégueulasse.

Hon hocha la tête, mais voyant que la femme ne bougeait pas, essaya d’articuler une réponse compréhensible.

- Ouais… merci.

Il n’avait pas spécialement envie de vomir, et puis maintenant que c’était dans son sang vomir n’aurait servi à rien. Il fallait attendre que ça passe. Pourtant, Hon ne se sentait pas très stable sur le dos de la jument, et essaya de se cramponner tant bien que mal, comme il le pouvait, à sa crinière.

∞∞∞

Il ouvrit un œil, puis l’autre.
Tout tourna autour de lui, alors il ferma les paupières rapidement, mais quelque chose le força à les ouvrir. Une présence. Et puis, il se sentait tanguer… Encore alcoolisé ? D’après son mal de crâne, non, normalement. Alors pourquoi le sol continuait-il à bouger ?
Il ouvrit enfin ses paupières avec plus de volonté, et se rendit compte qu’il était sur un cheval. Plus précisément sur une jument, et qu’à côté de la tête de la jument, se trouvait une femme à la chevelure de feu flamboyante.

Comment était-il arrivé là ?
A vrai dire, il ne s’en souvenait plus. Les dernières bribes de souvenirs que son esprit voulait bien lui dispenser étaient celles de la soirée de la veille, et puis quand il avait voulu partir. Après, plus rien. Le noir complet.
Le regard d’un bleu profond de Hon se posa sur la femme, tandis qu’il prenait une inspiration. Qui était-elle ? L’avait-elle ramassé à la petite cuillère pour le monter sur sa jument ? Franchement, il n’aurait même pas pu répondre, mais il se doutait bien de ce qui avait dû se passer, globalement. Parce qu’elle n’avait pas passé la nuit dans son lit – mais elle était tellement belle qu’il aurait bien voulu que cela soit le cas !

-Euh… J’suis où ? Vous m’emmenez où ?

Il aurait voulu être un peu cassant, mais impossible : sa voix était devenue mielleuse, basse et profonde. Un mince sourire étira ses lèvres, alors qu’il attendait peut-être une réponse…

Hiné.
Hiné, c’était étrange comme nom. Court, et en même temps avec seulement deux syllabes. Et puis, cela faisait un peu innocent, un peu enfantin… En somme, cela ne correspondait pas du tout à la femme qu’il avait devant lui. D’après ce qu’il en voyait, évidemment. Mais ce nom lui rappelait néanmoins quelque chose. Vaguement. Très vaguement.

Suffisamment pour que son esprit ait la curiosité de creuser cette possibilité qu’il la connaissait peut-être.
Une rousse, aux yeux d’un gris acier aussi tranchant qu’une lame, dégageant une aura prédatrice et féline flamboyante – presque autant que sa chevelure de feu – on n’en croisait pas tous les jours non plus.
Une Maître Envoleuse ?
Oui, elle avait parlé d’Ombreuse. Elle avait même dit qu’elle allait trouver Ombreuse, parce qu’il lui avait dit qu’il connaissait. Il avait dit une chose pareille ? Ha, il ne s’en souvenait pas, et c’était plutôt embêtant. Autant que de savoir s’il avait couché ou non avec elle, à vrai dire. Mais d’après son attitude, cela ne semblait pas trop le cas…

Un long soupir franchit les lèvres de Hon.
Il ne savait plus où se mettre. Mais si elle lui proposait de l’accompagner, pourquoi pas après tout ? Sa présence n’était pas désagréable, elle semblait avoir à manger et à boire – de l’eau – et donc rien que cela le mettait à l’aise. Un petit sourire sur le visage, Hon la détailla quelques secondes, encore.

Oui, il était presque sûr qu’elle était Maître Envoleuse.
Presque.

Et pour enlever ce presque, il suffisait de demander, non ?

- Tu vas jusqu’au Domaine ?

Si elle ne comprenait pas, il le verrait, et n’insisterait pas. Il dirait que c’était l’endroit où il allait d’habitude, près d’Ombreuse – c’était vrai. Et si elle comprenait, et bien, il serait sans doute un peu soulagé – et un peu mal à l’aise aussi. Parce qu’elle avait dû le retrouver dans un état pitoyable. Non pas qu’il avait honte de cela – il n’avait honte de rien – mais on allait juste encore lui taper sur les doigts à cause de sa tendance à la jouer vieil ours alcoolique.

Haussant les épaules tout seul, il attendit donc une réponse, quelconque, de la part de la femme.
Avec cette lueur au fond des yeux, qui illustrait le fait qu’il était vraiment intéressé par la réponse. Fait étonnant, il faut bien l’avouer.

- Oui.

Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?
Cette déclaration, le minimum vital pour répondre à la question de Hon, donnait toutes les réponses qu’elle voyait danser dans son regard bleu cobalt. Un petit sourire franchit ses lèvres, et elle flatta la ganache de sa jument qui avançait à son rythme.


Cela faisait plusieurs jours qu’ils marchaient, l’un à côté de l’autre, pour rentrer au Domaine.
Ce n’était pas comme si Hon avait dormi toute la première journée, ou presque, mais enfin, ils avançaient vers leur but commun.

Il était Maître Envoleur, comme elle.
Il rejoignait le Domaine, comme elle.
Il luttait pour le Chaos, comme elle.

Et pourtant, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’en méfier. Ou plutôt, forcément, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’en méfier. Un Mercenaire du Chaos doublé d’un Envoleur, voire d’un Maître Envoleur, c’est censé être redoutable, et les hommes ont cette tendance subtile à pouvoir jouer à tape-tape avec les personnes de leur propre camp. Enfin, ne généralisons pas trop, les Envoleuses versaient aux mêmes pêchés étranges.

Mais si Hiné savait parfaitement à quoi s’en tenir, et savait que le Chaos vibrait et vivait en elle, elle avait toutefois quelques principes fondamentaux, sûrement inculqués sans qu’elle ne s’en rende compte par le Maître Marchombre qu’elle avait suivi durant deux ans. Elle faisait toujours ce qui lui semblait juste, et essayait de ne pas trop juger les autres au premier abord… Alors, même si elle était terriblement moqueuse, elle ne laissait pas ces petites choses superficielles altérer son jugement – enfin, la plupart du temps.
Parce qu’en l’occurrence, l’état dans lequel elle avait trouvé Hon la mettait mal à l’aise.
Et ces quelques jours passés en sa compagnie – plutôt agréable, d’ailleurs – mettaient en doute la résolution qu’elle avait prise, qui était de le dénoncer aux Mentaïs. Mais après tout, peut-être que ces Dessinateurs obscurs étaient déjà au courant, qui sait ? Passerait-elle pour une lèche-botte ? Peut-être pour une personne exigeante, et on retarderait son potentiel cours…
En réalité, elle cherchait des excuses pour ne pas avoir à envoyer l’homme aux fers – enfin presque aux fers.

Ce fut un soir, finalement, qu’elle entama une conversation moins badine qu’habituellement, avec l’Envoleur. Ils étaient assis autour d’un feu qu’elle avait fait, et mangeait de la viande séchée du paquetage de Hiné. Les yeux dans les flammes, se réchauffant à leur chaleur, Samie soufflant un peu plus loin de sa journée, l’ambiance était propice à quelques messes basses et à l’échange de secrets… Enfin, si on pouvait partager des secrets avec des Maîtres Envoleurs.

- Hon ? Comment t’es-tu retrouvé en apprentissage ?

Elle était juste curieuse.






[ Super à la bourre, désolée ! ]

Une Maître Envoleuse.
C’était bien une Maître Envoleuse, il en était certain désormais, et sa réponse positive à sa question balayait tous les doutes qu’il aurait pu ressasser. Hiné allait donc au Domaine, comme lui a priori, et donc… ils allaient faire le chemin ensemble ?

Il ne savait pas trop s’il devait se réjouir d’avoir de la compagnie ou bien ruminer seul dans son coin le fait qu’il ne savait pas encore s’il voulait vraiment rentrer dans la grande bâtisse de pierre loin du monde, et remplie de Chaos. Décidant de ne pas se prendre la tête, il se contenta finalement de profiter de l’instant présent, ce qui lui arrivait bien peu, il faut bien le dire…

Les deux Envoleurs marchèrent plusieurs jours à deux, ainsi, presque côte à côte. Leurs échanges étaient courts, mais il y en avait, à l’étonnement de l’homme : en effet, s’il parlait volontiers, en l’occurrence il ne savait pas quoi dire à cette femme, mais leurs sujets de discussions frôlaient parfois le ridicule, en tout cas n’étaient pas d’une grande utilité, toujours très superficiels. A vrai dire, il ne s’en plaignait pas, ne préférant pas aborder des thèmes fâcheux, comme une définition du chaos ou autre, qui les aurait irrémédiablement amenés sur des sentiers glissants.

Parfois le soir ils partageaient des anecdotes. Ainsi, Hon apprit que Hiné retournait elle aussi au Domaine après quelques années d’errance, dans le but de trouver des apprentis qui voudraient bien la suivre. Il avait, à la suite de cela, avoué que c’était aussi son cas, tirant un regard surpris à la femme, et lui n’avait fait que hausser les épaules : pourquoi plus d’explication ? Finalement, il s’était laissé emporter par les mots et avait expliqué son cas. A partir de ce moment-là, le regard de l’Envoleuse avait légèrement changé, même s’il n’en était pas certain.

Ses yeux clairs dans le feu qui tourbillonnait, il fallut plusieurs secondes à Hon pour se rendre compte que Hiné venait de lui poser une question. Se redressant légèrement sur son séant, il chercha le regard de la femme, et plissa légèrement les yeux en réfléchissant. Une question pareille méritait en effet réflexion, surtout que lui-même avait parfois du mal à y croire.
D’autant que Shan lui avait donné presque deux ans de plus que son vrai âge, à cette époque-là.
Un petit sourire se saisit des lèvres de Hon, et il finit par lâcher un léger soupir.

- Bah… Mon Maître m’a abordé dans une taverne, quand j’avais seize ans. Il m’a parlé exactement comme j’en avais besoin à cette époque-là, et je l’ai suivi. Rien de bien mirobolant, comme tu peux le voir…

Un soupir, plus prononcé, passa ses lèvres, et il remonta ses genoux contre sa poitrine pour continuer de fixer les flammes qui s’élevaient à moins d’un mètre de lui. Elles le réchauffaient doucement, et cette sensation était agréable dans la nuit, même s’il ne faisait pas très froid.

- Et toi ? Y’a de grandes chances pour que t’ais fait plus original…

Un sourire en coin sur le visage, moqueur pour lui-même, Hon détourna son regard bleu du feu pour le tourner vers la femme à quelques mètres de là, et l’observa quelques secondes…

Une marchombre ?
A vrai dire, Hon avait du mal à y croire. Mais en y réfléchissant bien, cela était tout à fait probable, et la manière dont elle racontait cela ne souffrait pas de doutes. Il se demandait simplement comment un marchombre réagissait quand il perdait l’unique apprentie qu’il avait. Parce que c’était connu : les apprentissages marchombres ne se font qu’avec un maître et un apprenti. Pas plus…

- Les Mercenaires, les Envoleurs, les serviteurs du Chaos… Nous venons d’horizons tellement différents que cela fait notre richesse. En assemblant tous nos savoirs, on est capable de soulever l’Empire, et de faire renaître Gwendalavir.

Il était assez d’accord.
Les gens venaient de tous les coins de Gwendalavir, soit rapatriés par des serviteurs du Chaos, soit attirés tout simplement par la puissance qu’il conférait. C’était quelque chose de fascinant, non ?

Et pourtant, la plupart sont incapables de partager ces connaissances. Par orgueil, par défense, par méfiance ou simplement parce qu’ils sont limités. Je trouve que c’est le plus frustrant, et le plus dommage. C’est pour cela que j’ai décidé d’enseigner, pour perpétrer mes connaissances, et ainsi pouvoir aider le Chaos, peut-être par-delà ma mort.

Le regard teinté de surprise que Hon lança à Hiné ne lui échappa surement pas.
Enseigner pour perpétrer ses connaissances… Si seulement c’était si simple, dans son esprit. Il n’avait pas le besoin de distribuer ses compétences, tant qu’il était tranquille et qu’on ne l’embêtait pas, cela lui suffisait. Comme ça, il pouvait profiter à loisirs des chairs et de l’alcool. Sa formation lui permettait d’effectuer des missions qui payaient particulièrement bien. Et si à la base il avait rejoint le Chaos, c’était pour avoir accès à la puissance et à la liberté avant tout.
Il se fichait des autres, en fait.

- Pourquoi pas…

Il était certain qu’il était capable de partager ce qu’il savait.
Il n’en avait juste pas envie, en fait. Ou alors, juste un petit peu, et pas assez pour s’engager sciemment sur cette voie pour l’instant. Il savait qu’on allait rapidement lui donner un groupe, et que sans doute les apprentis seraient tout sauf normaux – une évidence quand on rejoint le Chaos – mais il ne savait pas trop comment le prendre. Pour l’instant, il avait surtout envie d’en rire.

- Je ne suis pas encore… sûr… de vouloir enseigner. Trop de responsabilités…