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 SANGRELUNE

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Giliwyn SangreLune
Maître Envoleur
Créateur de psychopathes
Giliwyn SangreLune


Nombre de messages : 1205
Date d'inscription : 28/03/2011

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Signe particulier: Son prénom est celui de son père, son nom de famille celui de sa mère. Yeux vairons.

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MessageSujet: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMer 26 Déc 2012, 05:18

SANGRELUNE





Hier n'est pas si loin - chroniques du passé

I - L'Ombre et la Lumière
* Le rêve d'une petite fille
* La voie d'une guerrière
*Un souffle de Chaos, un soupçon d'Harmonie


II - Jusqu'à la fin
* Un souffle de bonheur
* Un souffle de malheur
* Dernier souffle



~*~*~


(Bientôt sur vos écrans...  mrred)

Aujourd’hui, ce moment qui t’appartient… - Chroniques du présent



I – La voie du réprouvé
*L’apprenti
*Le Cabochard
*Le Mercenaire

II – Le prix de la liberté
*Traqué
*Traqueur
*Le fils oublié








I - L'Ombre et la Lumière






* Le rêve d'une petite fille




- Sinéad !

Une main sur la bouche, la fillette pouffa. Agée d’une huitaine d’années, elle avait de magnifiques yeux bleus et de longs cheveux acajou, coiffés en une couronne de tresses d’où s’échappaient quelques mèches rebelles. Elle avait un visage rond et souriant et le regard brillant de cette espièglerie d’enfant – celle qui ne meurt jamais vraiment. La robe qu’elle portait était couverte de poussière, son collant déchiré aux genoux et ses chaussures usées jusqu’à la corde ; elle ressemblait à une gamine des rues et aucun des passants qui faisaient un écart pour ne pas s’en approcher ne reconnaissait en elle la dernière fille de la riche et puissante famille des SangreLune.

- Sinéad !

Elle gloussa et cette fois, ce fut la main du garçon assis près d’elle qui étouffa son rire. Il avait dix ans et lui aussi était issu d’une famille de nobles, mais son état était pire encore que celui de son amie. Disciplinés quelques heures plus tôt par un bon coup de peigne et une raie impeccable, ses cheveux noirs étaient désormais ébouriffés et de longues mèches retombaient devant ses yeux noisette. Des yeux d’enfant rêveur. Des yeux qui étincelèrent en se posant sur la fillette hilare.

- Chut, souffla-t-il, tu vas nous faire repérer, nigaude !
- C’est toi le nigaude.
- La nigaude. C’est juste un truc de fille, ça.
- Je suis pas une fille.
- Pourquoi tu as une robe alors ?
- C’est pas moi, c’est maman, elle m’achète que des robes.
- Moi j’aime bien, je trouve ça joli.
- Parce que t’es un nigaude.
- Une nigaude !!!


La bagarre qui les entraîna sur le pavé crasseux de la ruelle ne se donnait pas en coups de poings et en morsures, mais en chatouilles et en joyeux rires. Luttant comme des forcenés, les deux enfants heurtèrent une pile de caisses en bois d’où s’échappa un chat de gouttière à qui il manquait un sacré paquet de poils. Il laissa échapper un miaulement irrité mais ni le garçon, ni la fille ne lui prêta attention et il finit par s’éloigner en agitant furieusement sa queue coupée.

- SINEAD !!!

La fillette se redressa brusquement et le jeu cessa immédiatement. L’appel avait résonné avec suffisamment de force, cette fois, pour qu’elle ne se risque pas à en tester les limites plus longtemps. Navrée, elle jeta un regard à son compagnon qui, assis par terre contre les caisses, l’observait à travers ses cheveux noirs.

- Je dois y aller, souffla-t-elle.
- A plus tard, nigaude !
- Toi-même, d’abord !


Elle lui tira la langue puis tourna les talons et disparut dans l’agitation bruyante et enfumée d’Al-Jeit. Exactement comme une gamine des rues, elle se fraya un chemin parmi la foule, plus vive qu’un feu follet, et rejoignit l’homme qui l’appelait au moment où celui-ci, les mains en porte-voix, s’apprêtait à rugir de nouveau. Dès qu’il aperçut la fillette, il la saisit par le coude et l’entraîna dans la maison qui s’élevait dans son dos, immense et impressionnante de couleurs et de détails finement sculptés dans la pierre et le bois. Il marchait vite et quant il faisait un pas, elle en faisait deux. Il lui faisait mal au coude, aussi, et elle le traita de nigaude – en silence, parce qu’elle n’avait pas envie de se faire davantage taper sur les doigts. Ils entrèrent dans un salon richement meublé et l’homme la bouscula légèrement pour qu’elle s’avance au milieu de la pièce.

- La voilà. Elle traînait encore dans la rue.
- Oh, par la Dame…


Il y avait un sofa installé devant la cheminée. Une femme s’en extirpa avec toute la grâce que lui accordait sa lignée et son rang, la tête haute et la démarche souple ; drapée dans sa robe de soie parme, elle avança doucement jusqu’à s’arrêter devant l’enfant, qui attendait sans bouger au centre d’un tapis plus moelleux que le plus moelleux des tapis. Elle se pencha pour être à sa hauteur.

- C’est vrai ? demanda-t-elle d’une voix incroyablement douce. Tu étais dehors et tu t’amusais au lieu de travailler tes leçons ?
- Oui, répondit la fillette, un soupçon d’affront dans la voix.

La claque qui s’abattit sur sa joue résonna dans la pièce silencieuse. Son écho ne devait jamais s’effacer de sa mémoire et instantanément, son regard se durcit. Celui de la femme était plus glacial que les paroles qu’elle prononça :

- Tu me déçois, Sinéad. Je croyais t’avoir dit de ne plus voir ce gamin.

La fillette choisit de garder le silence ; croyant l’avoir domptée, la femme caressa sa joue en feu dans un geste criant de tendresse illusoire.

- Allons, n’en parlons plus. Est-ce que tu as faim, mon trésor ? Lyz nous a fait un gâteau…

Sinéad mangea du gâteau. Une serviette en dentelle posée sur les genoux, le dos droit comme un i, les gestes plus délicats qu’une fourmi, elle mangea sans faire de bruits. Puis on lui fit sa toilette, brossant ses cheveux emmêlés, récurant sa peau salie par la poussière et la boue jusqu’à ce qu’elle soit presque aussi somptueuse que sa mère, dont on veillait à ce qu’elle ne surpasse jamais la beauté, et on l’envoya se coucher. Elle n’avait jamais compris l’intérêt de s’apprêter de la sorte pour dormir, et sitôt la porte de sa chambre verrouillée, elle se débarrassa des rubans qu’on lui avait collés dans les cheveux. En silence, elle se glissa hors de son lit et enfila les bottes qu’elle dissimulait sous le sommier. Puis elle grimpa sur une étagère afin d’ouvrir la petite lucarne qu’on ne pensait pas à verrouiller au même titre que la porte et la fenêtre, pensant qu’elle ne serait pas assez futée ni agile pour l’atteindre. Elle l’atteignit sans problème et, avec une aisance forgée dans l’habitude, se hissa sur le toit.

Les tuiles, bien entretenues, n’étaient pas couvertes de mousse glissante mais leur inclinaison avait de quoi rendre dangereuse toute escapade nocturne. Debout sur le fait du toit, Sinéad avançait sans la moindre hésitation, suivant un chemin invisible qu’elle connaissait par cœur. Elle était trop jeune pour avoir peur du vide et combattait celle du noir avec la force d’une volonté sans faille. D’ailleurs, il ne faisait pas complètement noir. Ronde et rousse, la lune baignait la ville dans une douce et rassurante lueur ; ça lui suffisait. En quelques minutes, elle atteignit le toit de la maison voisine. Sauter l’espace qui les séparait n’était pas aussi impressionnant qu’on pouvait le croire. Le temps de songer aux conséquences d’une chute si jamais elle dérapait sur une tuile au dernier moment, où si elle calculait mal son élan, Sinéad était déjà de l’autre côté.

- T’es en retard…
- Il y avait du gâteau.


Sans un bruit, la fillette s’assit au bord du toit, les jambes dans le vide, et sortit de la poche de sa robe de chambre un petit paquet qu’elle déposa sur les genoux du garçon assis près d’elle.

- Je t’en ai gardé un morceau.

Elle garda le silence pendant qu’il mangeait, observant les volutes de fumée qui s’élevaient des innombrables cheminées de la ville. On aurait dit de joyeux fantômes dansant au gré de la brise automnale. Au bout d’un moment, elle prit la parole d’une voix claire et décidée :

- Un jour, je partirai.
- Quand ?
- Je sais pas. Quand je serai grande.
- T’as encore du temps…

Il coupa un morceau de gâteau et le glissa dans la bouche de Sinéad.

- T’es qu’une puce, tu sais. Et tu iras où ?

Elle tendit un bras, pointant du doigt l’univers qu’elle imaginait derrière les nuages de fumée.

- C’est dangereux, là-bas, dit-il simplement. Tu auras besoin de moi.
- J’ai pas besoin d’un nigaude.
- Toi-même, d’abord.


Sinéad sourit et ouvrit la bouche lorsqu’il présenta un autre bout de pâtisserie devant ses lèvres. Désormais vide, le papier d’emballage roulé en boule vola dans les airs et tomba dans le vide, sous leurs jambes qui battaient la cadence d’un rythme connu d’eux seuls. Quelque part, un chien aboya. Une femme rit aux éclats, une flûte chanta. Le regard perdu dans la fumée et la brume, Sinéad rêvait de la vie qui l’attendait au-delà des toits de la ville.

- Gil ?
- Mmh.
- Tu viendrais vraiment avec moi, là-bas ?
- Je croyais que tu ne voulais pas d’un nigaude.
- J’ai changé d’avis.


Il ne répondit rien à cela mais passa un bras autour de ses épaules.
Il souriait.


*


- Hé ! Vous pouvez pas faire attention, non ?!
- Désolée !


Sinéad reprit sa course folle, sans un regard pour l’homme au crâne dégarni qu’elle venait de heurter de plein fouet en tournant au coin de la rue.

- Garnement !

Il était persuadé d’avoir eu à faire avec un garçon et la confusion était normale : Sinéad portait un pantalon de toile rentré dans ses bottes usées, une chemise aux amples manches sous  tunique bouclée par une ceinture et ses cheveux étaient ingénieusement coiffés de sorte à ne pas lui retomber ni sur la nuque, ni devant les yeux. Elle avait treize ans et les formes que prenaient tout doucement son corps étaient encore loin d’être suffisamment conséquente pour la trahir. Dérapant sur le pavé humide, la jeune fille courait à en perdre haleine. Le fourreau d’une épée battait sa cuisse et un peu de sang séché tâchait son col. Ses joues, ses paumes et ses genoux étaient maculés de poussière.

Larcan n’y était pas allé de main morte, cette fois. Les exercices qu’il lui demandait étaient chaque jour de plus en plus difficiles, et il n’était pas rare qu’elle rentre de son entraînement avec son lot de bleus, de bosses et de coupures, quand il ne s’agissait pas de blessures plus sérieuses. Six mois plus tôt environ, elle s’était démis l’épaule en se réceptionnant mal. Inventer une excuse pour ne pas s’attirer les soupçons ou les foudres de sa mère n’avait pas été sorcier mais à ce train-là, elle allait devoir établir une liste d’explications afin de ne pas faire l’erreur de se répéter. Les risques de se faire prendre étaient bien trop grands pour qu’elle ne se contraigne pas à une telle précaution.

Escalader le mur d’enceinte qui délimitait le domaine des SangreLune était devenu une habitude. Tous les jours ou presque, elle entrait et sortait de la maison en suivant le même parcours et en appliquant les mêmes règles : d’abord le mur, puis les buissons épineux qui accrochait les vêtements et la peau, puis la traversée du jardin en évitant la ronde d’Ali, l’homme de main de sa mère, puis le passage par la porte de l’arrière cour, qui donnait sur les cuisines dont la traversée se faisait pratiquement à genoux pour éviter de se faire surprendre, puis le hall d’entrée, souvent empruntée par les domestiques, puis l’interminable escalier, le couloir menant aux chambres… et c’était fini. Sinéad se glissa dans la sienne, ferma la porte et s’appuya contre le battant pour reprendre son souffle. Mais il ne fallait pas traîner.

Sans attendre d’avoir complètement récupéré, la jeune fille se débarrassa de ses vêtements empestant la sueur et plongea dans son bain en frissonnant. L’eau avait largement eu le temps de se refroidir pendant qu’elle s’entraînait mais elle apaisa la douleur de ses muscles et la débarrassa de toute trace de poussière, de boue et de sang. Comme chaque matin, elle détailla minutieusement sa poitrine, désespérant de la voir se gonfler de jour en jour ; il faudrait bientôt qu’elle camouffle ces formes sous un bandage et cette perspective peu alléchante lui tira une grimace. Etre une fille, quel calvaire… Le pire restait à venir. Après s’être rapidement séchée, Sinéad enfila l’une des robes les plus simples de sa collection et entreprit de libérer ses cheveux pour les brosser. C’était une corvée dont elle se serait bien passée depuis longtemps si seulement elle avait eu voix au chapitre. Couper cette tignasse qui lui arrivait jusqu’aux bas du dos était un rêve qu’elle ne pourrait jamais se permettre de réaliser tant que sa mère veillerait au grain…

- Sinéad ?
- J’arrive !


Elle acheva rapidement sa besogne, enfila ses chaussures et quitta la chambre, rejoignant Mia, sa jeune suivante. Mia était de deux ans seulement son aînée. Elle seule était au courant des fugues secrètes de Sinéad et par amitié envers elle, elle avait juré le silence. Mia avait eu l’occasion de prouver sa loyauté un certain nombre de fois depuis, protégeant par un mensonge l’absence de Sinéad lorsque celle-ci était remarquée. Elle se chargeait de laver les vêtements d’entraînement de sa jeune maîtresse et il lui était arrivé deux fois déjà de devoir faire preuve d’imagination et de talent pour maquiller un œil au beurre noir.

- Vite, le petit-déjeuner est servi !

Sinéad dévala les escaliers et s’interrompit brusquement lorsque la silhouette imposante d’Ali se dressa devant elle. Durant plusieurs secondes, ils s’observèrent en silence, chacun soutenant le regard de l’autre. Sinéad n’aimait pas Ali et Ali n’aimait pas Sinéad. L’animosité qui régnait entre eux s’accroissait à chacune de leurs rencontres.

- Vous êtes en retard, Sinéad.
- J’ai eu du mal à me réveiller.
- Je vois. Dites-moi, est-ce votre oreiller qui vous a coupé le menton pendant votre sommeil ?


La jeune fille se retint de porter la main à la coupure, fine et précise, qu’un coup de lame bien ajusté avait tracé sous son menton, qu’elle redressa dans un geste de défi.

- Je me suis blessée en ôtant mon collier, dit-elle simplement avant de le contourner pour atteindre la salle à manger.

Elle pouvait sentir le regard brûlant de l’homme dans son dos mais lorsqu’elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, Ali avait disparu. Plus tard, alors qu’elle était penchée dans la lecture d’un roman incroyablement soporifique pour satisfaire l’étude de son précepteur, Sinéad caressa pensivement la cicatrice qui courait sous son menton. Redresse la tête, regarde toujours ton adversaire dans les yeux ! Levant la tête, elle regarda maître Tad lutter de moins en moins vaillamment contre le sommeil. Ces leçons étaient bien loin de valoir celles de Larcan et d’ailleurs, les résultats de Sinéad le rendaient bien : elle était nulle en sciences algébriques mais elle progressait en techniques de combat.

Un petit choc contre la vitre la tira de ses pensées sans parvenir à réveiller maître Tad de sa sieste. Levant les yeux vers la fenêtre, Sinéad sourit en découvrant Gil, qui rivalisait d’imagination pour lui lancer des grimaces qu’elle ne l’avait encore jamais vu réaliser. Réprimant un éclat de rire, elle se leva, abandonnant livre, table et professeur pour ouvrir la fenêtre et se glisser dans la fraîcheur du dehors. Gil l’attrapa par la main et ils s’élancèrent à travers le jardin, échappant à la vigilance d’Ali. Hilares, ils franchirent le mur d’enceinte et s’éloignèrent vers le centre ville.

- Ouf ! soupira Sinéad, on peut dire que tu es arrivé à temps pour me sortir de l’histoire la plus ennuyante de tout l’Empire…
- Je sais, j’ai le chic pour te tirer des pires situations qui soient.
- Ça va, ne prend pas la grosse tête, non plus !
- Une grosse tête, moi ? Tu as vu la tienne ?








* A suivre *


Dernière édition par Giliwyn SangreLune le Mar 11 Nov 2014, 19:46, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMer 26 Déc 2012, 19:56

*



Le bruit chuintant de l’acier qui s’entrechoque était une mélodie qui suivait Larcan depuis plus de vingt ans. Elevé dans une famille de forgerons, il avait grandi dans l’univers du métal travaillé sous toutes ses formes, des énormes fonderies qui dégageaient une chaleur écrasante et du chant permanent des outils. A l’inverse de ses pairs, cependant, il avait préféré apprendre à danser avec les lames plutôt que de les forger, décidant que leur donner vie, c’était bien, mais vivre avec, c’était mieux. Il n’avait pas encore de poil au menton lorsqu’il avait quitté la forge familiale pour s’engager dans la Légion Noire. Après huit ans de bons et loyaux services, il avait pourtant abandonné la rigueur militaire pour gagner le nord et combattre les Raïs aux côté des Frontaliers. Là, il avait vu la mort de près et ses yeux vert avaient pris une teinte grave qui ne le quittait jamais plus, même lorsqu’un sourire illuminait son visage. De retour à la capitale, Larcan était devenu maître d’arme et avait ouvert une école pour former de jeunes recrues. Victime de son talent et de sa renommée, il avait été dépossédé de ses maigres biens et, lorsque son établissement avait été entièrement saccagé, il n’avait pas eu les moyens de le rebâtir. Pour lui, les leçons d’escrime étaient terminées. Jusqu’à ce que deux gamins ne fassent irruption dans sa vie…

- Plus souple sur tes jambes, Sinéad. Gil, redresse les épaules.

Leur rencontre n’avait été que pur enchaînement de hasards. Abattu par la triste vie qui était la sienne, Larcan avait légèrement forcé sur la boisson, un soir, dans l’une des innombrables tavernes de la ville ; s’il pouvait encore marcher droit, il s’était cru incapable de se défendre lorsque la troupe de malfrats - probablement celle qui était à l’origine des ravages qui avaient détruit son école – lui était tombée dessus. Il s’était laissé rouer de coups, lui, Larcan Firr ! Mais une pluie de pierres, lancées par deux gamins depuis les toits, lui avait donné une seconde chance. Il l’avait saisie. Ce soir-là, il avait dansé avec son épée. Une fois les saccageurs mis en fuite, une fillette de neuf ou dix ans s’était glissée près de lui, les yeux brillants à la lueur de la lune, et avait désigné l’épée qu’il tenait dans la main. Apprends-moi à danser comme toi !

- J’ai dit plus souple, pas plus mou !
- C’est Gil qui est mou.
- Toi-même, d’abord !


Les deux escrimeurs luttaient avec détermination au centre de ce qu’ils appelaient communément « le cercle », soit ce qu’il restait de l’arène de son école, autrefois entière et entretenue. Le site était resté à l’abandon depuis sa mise à sac mais Sinéad et Giliwyn, par leur présence et leur volonté, lui avait redonné un semblant de vie. Chaque jour, ils venaient apprendre l’art de Larcan, parfois en s’asseyant dans le sable pour l’écouter, souvent debout au centre d’un espace dégagé, entouré de décombres, pour se mesurer l’un à l’autre. Leurs progrès étaient remarquables et le maître d’armes, bien qu’avare en compliments, ne pouvait dissimuler l’éclat de fierté qui brillait dans ses yeux lorsqu’il les regardait lutter avec autant de passion. Gil et Sinéad étaient devenus les enfants qu’il n’avait jamais eus en préférant la voie martiale à celle de l’amour. Leur relation était davantage bâtie sur le ciment du respect et de l’amitié mais au fil du temps, ils avaient formé ce que l’on pouvait appeler une famille, chacun d’entre eux étant d’abord ici pour fuir une vie qu’ils n’avaient pas choisie.

Les deux gamins avaient grandi. Gil le dépassait désormais d’une bonne tête et demie et il avait pris en muscles, quoi qu’il ait conservé une stature mince et élancée ; du haut de ses dix-huit ans, il avait acquis une assurance et une légitimité qui brûlait dans ses grands yeux noisette lorsqu’il avait une épée entre les mains, mais qui s’effaçait dès lors qu’il quittait le Cercle. Deuxième fils des Sil’Sierra, la famille qui rivalisait avec celle de Sinéad, il avait grandi dans l’ombre de son aîné et pris l’habitude de douter fondamentalement de ses propres capacités. Lui redonner confiance était un défi quotidien pour Larcan, mais c’était une affaire qu’il ne lâchait pas. Sinéad, en revanche, était une véritable étoile filante. Brillante, elle ne reculait devant aucun obstacle et la tranquille assurance dont elle faisait preuve ne le cédait qu’à sa pugnacité. A seize ans, c’était une jeune fille qui avait de quoi faire tourner la tête à la gente masculine mais qui se préoccupait davantage de réussir une botte audacieuse plutôt que de réaliser un chignon. Elle retenait d’ailleurs toujours ses cheveux et s’habillait comme un garçon autant qu’elle le pouvait, indifférente aux regards nettement plus appuyés que Gil posaient sur elle.

- Stop.

Sautant à bas de son perchoir, Larcan s’approcha des deux jeunes gens qui s’étaient immobilisés à son injonction. S’’ils avaient noué des liens particuliers avec le maître d’armes, ils ne perdaient jamais de vue que celui-ci était leur mentor, et que son autorité était suprême. Sourcils froncés, Larcan observait Sinéad, dont l’attitude intriguait. Celle-ci faisait ordinairement preuve d’une énergie telle qu’elle arrivait toujours, ou presque, à avoir Gil par l’usure, si ce n’était pas par audace ou par surprise. Son ami souriait rarement, se contentant de faire passer tout un panel d’émotions à travers son regard, mais le visage de Sinéad inspirait la joie et la bonne humeur, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, autant sur Al-Jeit que dans sa vie. Alors pourquoi avait-elle cette moue ennuyée et le regard fuyant ?

- Un problème, Sinéad ?
- Non.


Larcan se gratta pensivement le crâne. Il voyait bien que quelque chose n’allait pas à sa façon de se battre. Ses gestes étaient lents, ses mouvements grossiers et ses déplacements impotents. Gil allait finir par s’ennuyer, ce qui serait bien la première fois…

- Me mens pas, gamine, je sais lire dans les combats, tu te rappelles ? Et ce combat est sans aucun doute le plus médiocre que vous ayez mené, tous les deux. Mais Gil n’est pas mou. C’est toi.

Elle hésita – une seconde – puis lâcha son épée dans le sable et tourna les talons. Perplexes, Gil et Larcan échangèrent un regard, puis le jeune homme suivit son amie jusqu’au tabouret sur lequel le maître d’arme s’installait souvent pour suivre leur entraînement. Celui-ci ramassa l’épée de Sinéad avant de les rejoindre.

- Ma mère avait invité quelqu’un pour le dîner, hier soir, dit-elle d’une voix blanche. Un certain Felim Til’Pan. Un lointain cousin…
- Et ?
fit Gil en pressant la main sur son épaule.
- Et lors de la nouvelle lune, il va m’épouser.



*



Anxieuse, Mia regardait Sinéad s’agiter comme un tourbillon de vent dans sa chambre. Sa jeune maîtresse était partout à la fois et son empressement ne faisait qu’accroître l’inquiétude qui l’avait envahi depuis qu’elle lui avait annoncé son départ. La voyant attraper une robe dans sa penderie et la rouler en boule pour la jeter dans le sac grand ouvert sur le lit, la pâle et maigrichonne suivante s’interposa.

- Laisse-moi faire, murmura-t-elle en pliant correctement le vêtement.
- Mia, tu n’es pas obligée de faire ça.
- Toi non plus. Après tout, tu ne connais pas encore cet homme…
- Il n’est pas mon type.
- Peut-être, mais vous pourriez apprendre à vous connaître, à vous apprécier !


Haussant les épaules, Sinéad s’aplatit sur le sol pour récupérer sa rapière, soigneusement dissimulée sous son lit. Sa décision était prise depuis longtemps et il était hors de question qu’elle revienne sur sa parole. Hors de question qu’elle devienne la femme de ce parfait inconnu. Elle avait bien conscience de réagir un peu trop excessivement mais, lorsqu’on est seulement âgé de seize ans, peut-il en être autrement ?

- Je suis trop jeune pour me marier, dit-elle en se redressant. Et même si j’avais dix ans de plus, je ne voudrais pas d’un mariage.
- Qu’est-ce qui t’effraie tant ? voulut savoir Mia.
- L’engagement, je suppose. Etre lié par une promesse d’éternité à une personne, quelle qu’elle soit, me répugne.
- Il y a pourtant beaucoup de gens qui sont en couple et qui vivent heureux.
- Tant mieux pour eux.


Sinéad enfila ses bottes, puis jeta un rapide coup d’œil à son reflet, dans le miroir de la petite commode recouvert de produits en tous genre – produits qu’elle abandonnait sans le moindre état d’âme. Rien ne la retenait ici, ni sa mère, qui n’avait jamais eu qu’une affection feinte pour elle, ni la maison, qu’elle avait passé son enfance à fuir ; seule Mia, qui paraissait toute petite à côté d’elle alors qu’elle était plus âgée, allait lui manquer. Se détournant de se reflet, Sinéad serra la jeune fille dans les bras.

- Je suis désolée, Mia, souffla-t-elle. Tu es certaine de ne pas vouloir venir avec moi ?
- Ma place est ici,
répondit la suivante en retenant difficilement ses larmes. Je ne suis pas aussi courageuse que toi, j’ai peur de quitter la ville…
- C’est cette maison que tu dois quitter,
dit Sinéad en se dégageant doucement de leur étreinte. Ma mère va être folle de rage lorsqu’elle s’apercevra de mon absence et je ne veux pas qu’elle passe sa colère sur toi. Tu me promets de partir dès que possible ?

Mia hocha la tête. La détermination sans faille de son amie la fascinait. Elle l’aida à passer son sac en bandoulière, puis la regarda grimper sur le meuble qui donnait sur la minuscule lucarne. Avant de s’y glisser, Sinéad échangea un dernier regard avec Mia.

- Je reviendrai, jura-t-elle les yeux brillants. Je te le promets.
- Je sais. Bonne chance, Sinéad !
- A toi aussi !


Sinéad se hissa sur le toit, étonnée d’avoir le cœur aussi lourd alors qu’elle avait rêvé de cet instant toute sa vie. La fraîcheur de la nuit l’enveloppa lorsqu’elle se redressa, balayant les poussières de doute que les paroles de Mia avaient semé en elle. Elle n’allait pas épouser Felim Til’Pan – ni personne d’autre, d’ailleurs. Cette nuit, elle quittait Al-Jeit, fuyant moins une ville qu’une prison dorée et, lorsque son regard se perdit à travers la fumée des cheminées, son cœur s’emballa dans sa poitrine. La silhouette de Gil se découpa alors dans la brume légère. Il était venu la chercher. Rassurée par sa simple présence, Sinéad le rejoignit sans bruit. D’un seul regard échangé dans la pénombre, ils s’assurèrent de leur détermination ; elle plissait de concentration les traits de Gil et scintillait vivement dans les yeux de Sinéad. Ensemble, ils passèrent de toit en toit, chacun peinant à croire que c’était la dernière fois qu’ils suivaient ce chemin de leur enfance. Parvenus sur les tuiles familières du toit sur lequel ils s’asseyaient toujours, ils s’arrêtèrent au bord du vide, soudain coupés dans leur élan. Il ne restait plus qu’un pas à franchir, et pourtant…

- J’ai un peu peur, avoua Gil dans un souffle.

Le cœur de Sinéad battit plus fort dans sa poitrine. Elle aussi, mais si elle ne s’en ouvrit pas à son ami, c’est simplement parce que la force invisible qui la poussait en avant depuis qu’elle avait quitté sa chambre ne laissait place qu’à une certitude immense et solide : elle avait peur, mais son avenir se jouait derrière les murs de la ville et elle était prête à tenter sa chance. Rassurant Gil d’un sourire, elle se suspendit à la gouttière pour se laisser tomber dans la ruelle sombre et silencieuse. Un peu plus loin, la silhouette de Larcan les attendait patiemment aux côtés d’une haute pile de caisses dont on ne distinguait que l’ombre. Gil venait à peine de se réceptionner près d’elle lorsque Sinéad fronça les sourcils. Une pile de caisse ? Près de Larcan ? Le doute qui s’insinua dans le cœur de la jeune fille fut confirmé par le cri étranglé de leur maître d’arme :

- C’est un piège ! Courez, vite !

Gil réagit dans la seconde. Saisissant son amie par le coude, il fila dans le sens opposé tandis que dans leur dos retentissait le sinistre chuintement de l’acier. C’est ce qui arrêta Sinéad. Elle freina avant d’arriver au bout de la rue et Gil tourna vers elle un regard inquiet.

- Il faut l’aider !
- Larcan ? Il est capable de s’en tirer sans nous, non ?


Mais Sinéad avait reconnu l’homme qui affrontait leur mentor. La lumière chiche de la lune révélait par instants la couleur sombre de la peau d’Ali, l’homme de main de sa mère.

- Cet homme va le mettre en pièces, affirma-t-elle d’une voix blanche.

Elle rebroussa chemin, sachant pertinemment que face à Ali, elle n’avait aucune chance. Et Larcan non plus. Sinéad n’avait pas huit ans lorsqu’elle avait découvert la nature de l’homme qui suivait sa mère comme son ombre. Un soir qu’elle attendait Gil, perchée sur son toit, la fillette avait vu Ali égorger un homme d’un geste froid et sûr, juste sous ses pieds. L’image de son visage impassible restait gravée dans sa mémoire et, en le voyant affronter Larcan avec son énorme sabre, elle prit peur. Et accéléra l’allure. Ce fut une erreur. Larcan se laissa distraire par sa présence, le temps d’une seconde à peine, et ce fut suffisant pour que le sabre d’Ali le fauche en plein ventre. Le cri de Sinéad se superposa à celui de Gil. Appuyé contre le mur pour ne pas s’écrouler, un bras pressé contre son abdomen blessé, Larcan leva les yeux vers eux. Vers elle.

- Envole-toi, murmura-t-il, les yeux plein de larmes. Et, s’il te plait, n’oublie pas de toujours regarder ton…

Le coup fatal s’abattit sur lui, l’empêchant de terminer sa phrase, et le vieux maître d’arme glissa doucement à terre. Impuissante, Sinéad vit son menton retomber sur sa poitrine tandis que la vie le quittait dans un dernier souffle.

- … ton adversaire dans les yeux, acheva-t-elle dans un murmure tandis qu’une larme roulait sur sa joue.

Ali essuya sa lame avec un pan de son large manteau et tourna la tête vers elle.

- Tu n’aurais pas dû croire que je n’étais pas au courant, dit-il en faisant un pas en avant. Il y a un moment que j’ai repéré ton manège. Je doute que ton fiancé accepte un tel comportement, Sinéad.
- Il n’est pas mon fiancé, rétorqua-t-elle en levant le menton. Et toi, tu n’es pas mon père.
- Heureusement. Je n’aurai pas pu poser la main sur toi de cette manière, sinon.


Joignant le geste à la parole, Ali leva son sabre. Lorsqu’il l’abattit, Sinéad n’était déjà plus là. Contournant son adversaire, elle frappa du coude dans ses côtes flottantes et son poing entra violemment en collision avec la mâchoire du colosse. A sa grande satisfaction, le sang jaillit et Ali grogna. Elle en profita pour le repousser et rejoindre Gil, qui noua immédiatement ses doigts aux siens ; ensemble, ils s’élancèrent dans les rues sombres, parfaitement conscients que si Ali leur mettait la main dessus, il les tuerait. Le cri sauvage qui retentit dans leur dos, mêlé de rage et de violence, confirma leur crainte et ils accélérèrent l’allure. La mort de Larcan avait figé leurs traits en une grimace horrifiée et désespérée mais la peur leur faisait battre leur cœur à toute vitesse et leur donnait des ailes. Filant dans les ténèbres silencieuses, les deux jeunes gens se faufilaient entre les obstacles qui barraient leur route, le claquement de leurs bottes résonnant dans les rues désertes. Ils avaient l’avantage de les connaître par cœur et l’écart commença à se creuser doucement entre Ali et eux – du moins le pensaient-ils, car ils n’osaient pas jeter ne serait-ce qu’un rapide coup d’œil en arrière pour s’en assurer.

Ils approchaient d’un quartier plus fréquenté ; s’ils l’atteignaient, ils seraient momentanément hors de danger. Ali ne prendrait pas le risque de s’attaquer à eux devant des témoins, or Al-Jeit pouvait se montrer aussi vivante la nuit que le jour et il ne faisait aucun doute qu’ils allaient bientôt croiser quelqu’un. Revigorés par cette perspective, Gil et Sinéad sollicitèrent leurs dernières forces. Ils avaient les poumons en feu et les muscles douloureux mais ils étaient si près d’atteindre leur but… Si près que Sinéad sentit des larmes rouler sur ses joues lorsque son regard se posa sur une trouée de lumière, au bout de la rue qu’ils remontaient à toute allure. Des silhouettes se découpaient dans cette clarté quasi miraculeuse, providentielles ; gens fréquentables ou non, ils allaient les sortir d’un affreux traquenard et elle leur en serait éternellement reconnaissante. C’est alors que Gil glissa sur le pavé humide et s’effondra, entraînant Sinéad dans sa chute. Paniquée, la jeune fille voulut se redresser mais un fulgurant coup de poing la terrassa et son crâne heurta durement le sol. Dans un brouillard vertigineux, elle entendit Gil crier puis le sentit tomber à côté d’elle. Non… Sinéad tenta de tendre une main, n’y parvint pas. Son corps avait soudain la lourdeur du plomb. La certitude qu’elle allait mourir s’imposa à elle et une vague de douloureuse frustration la submergea : mourir, sans avoir jamais quitté Al-Jeit ! Mourir sans avoir connu ce monde qui s’étendait au-delà des fumées de la ville, quelle tristesse !

Et puis, à travers la brume qui s’épaississait devant ses yeux bleu nuit, elle vit une silhouette se faufiler dans le dos d’Ali et lui briser la nuque d’un seul geste. Sinéad sentit l’espoir pincer son cœur. Larcan ? Le murmure franchit ses lèvres avec peine et l’effort qu’il lui coûta eut raison de ses dernières forces. Lentement, elle bascula dans l’inconscience…



* A suivre *
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Giliwyn SangreLune
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeSam 29 Déc 2012, 15:45

* La voie d’une guerrière







Le convoi avait quitté Al-Far un peu avant l’aube pour profiter des dernières ombres de la nuit. La discrétion était le mot d’ordre que tous, soldats comme civiles, avaient en tête ; ils progressaient avec une redoutable efficacité basée sur une entente parfaite et n’éveillaient ainsi aucun soupçons. Le chargement qu’ils transportaient était bien trop précieux pour qu’ils puissent se permettre la moindre erreur et, lorsque les premiers rayons du soleil percèrent la brume hivernale, promesse d’un temps clément, vingt kilomètres séparaient le groupe de la ville. Trijar Fil’Evan en assurait le commandement. C’était un homme de caractère, aussi grand que redoutable, et son habileté à magner la masse d’arme lui avait forgé une réputation qui suscitait à la fois une immense fascination, un soupçon de crainte et un inexpugnable respect chez ceux qui le suivaient. Dignes et silencieux sur leurs selles, les soldats portaient une armure lourde et frappée d’un symbole représentant un soleil scindé en deux ; il ne s’agissait pas de la Légion Noire mais d’un détachement spécial, une élite personnelle qui s’acquittait de la lourde tâche de défendre ce convoi, quels que soient les risques.

Vingt-cinq hommes chevauchaient ainsi sur le sentier tortueux, évitant les flaques gelées et les ornières piégeuses sans jamais s’éloigner du chariot principal. Celui-ci était étroitement fermé et n’offrait aucune fenêtre, pas la moindre ouverture qui puisse se transformer en faille si d’aventures l’on cherchait à s’en prendre à son précieux chargement. C’était à se demander comment celui-ci avait fait pour s’introduire dans le chariot et seul le fin sourire de Trijar Fil’Evan, tout juste visible sous le métal solide de son casque, laissait penser à un subterfuge. Rompu aux missions les plus dangereuses, il n’était pas du genre à crier victoire trop rapidement mais la certitude que celle-ci allait fonctionner était bien trop forte en lui pour assombrir la sérénité des eaux limpides et turquoise de ses yeux. Oui, songea-t-il en se retournant sur sa selle pour suivre le convoi des yeux tandis qu’ils traversaient un vallon. Tout fonctionnait à la perfection…




*





Propulsée violemment en arrière, la jeune femme glissa sur une table et heurta le banc qui se trouvait derrière. Vieux et fatigué, celui-ci se brisa sous le choc, qui aurait dû également assommer celle qui lui était tombée dessus. Mais elle se redressa souplement et cette fois, évita la nouvelle attaque avec une aisance confondante ; plus vive que son adversaire, elle se glissa dans son dos et lui brisa les cervicales d’un geste sec et précis. Un lourd silence succéda cet acte terrible. Loin de la désarçonner, il lui donna un peu de répit et elle en profita pour ramener ses longs cheveux en arrière. Puis elle posa les mains sur les hanches et se tourna vers la seule personne encore vivante et en un seul morceau et haussa un sourcil interrogateur.

- Alors ?
- Bof.
- Quoi, c’est tout ?
- Ben, c’était pas terrible… tu t’es laissée surprendre. Et tu as fait des dégâts qui n’étaient pas indispensables. Cette auberge est complètement dévastée.


Plissant ses yeux bleus, la jeune fille croisa les bras sur la poitrine et leva le menton en un geste de défi.

- Facile à dire, sachant que c’est toi qui m’as traînée ici !
- Pour boire un verre, pas pour se bagarrer.
- Quelle est la différence ?


Le ton désinvolte, plus que la question en elle-même, fit naître un sourire sur les lèvres de la femme qui était perchée sur le comptoir recouvert de tessons.

- La différence, répondit-elle en glissant à terre, c’est que quand je bois un verre, j’ai le temps de le payer !
- Considère que je t’ai offert une boisson, alors.
- C’est loin d’être aussi simple, Sinéad…
- Forcément, puisque tu t’évertues à compliquer les choses.


C’était au tour de Sinéad de sourire. Enjambant les quelques corps qui lui barraient le passage, elle rejoignit sa compagne et toutes deux se faufilèrent hors de l’établissement ravagé. La clarté diffuse, résultat d’un ciel gris et opaque, rendait le bleu de ses yeux étrangement électrique et exacerbait les nuances rousses des courtes mèches qui dévoilaient la courbe de sa nuque. La femme qui courait à petites foulées près d’elle avait les cheveux tout aussi courts mais d’un noir aile de corbeau et joyeusement ondulés. Ses yeux avaient la même couleur foncée mais son teint était plus bronzé que celui de Sinéad et elle était plus grande d’une poignée de centimètres. Plus âgée, aussi, de quelques années, mais à les voir ensemble, on aurait juré voir deux sœurs tant leur complicité était étonnante. Leurs ressemblances l’étaient également, en débit de leurs cheveux et de leurs yeux ; toutes deux avaient cette même tonicité, ce même goût pour le danger et cette même manière d’en réchapper de la façon la plus incroyable qui soit. Mais la relation qui unissait ceux deux-là était bien trop unique, et peut-être trop complexe pour que l’on en devine la véritable nature, et personne ne se doutait jamais qu’il y avait là un élève et son maître.

- Encore un travail de perdu, fit remarquer la femme aux cheveux noirs. C’est le troisième que tu perds en quatre mois.
- Mais j’ai économisé assez d’argent pour m’acheter un cheval.
- La belle affaire ! Tu aurais pu en voler cent depuis tout ce temps…
- Dois-je te rappeler que le vol ne fait pas partie de mes projets ?
- Et moi, dois-je te rappeler que ça fait partie de ta formation ?
- L’aptitude, oui. Comme celle de tuer un être humain. Mais je ne volerai ni je tuerai jamais pour mon propre compte, Laïze ; autant t’enfoncer ça dans le crâne une bonne fois pour toutes !


Comme toujours, Sinéad s’était exprimée avec une détermination franche et sans faille. Laïze se contenta d’approuver d’un hochement de tête. Il n’était pas bien difficile de deviner les principes de la jeune femme mais elle aimait la pousser dans ses derniers retranchements pour l’entendre défendre ses opinions.

- Que tu obtiennes un cheval ne m’empêchera pas de continuer à te faire courir, marmonna-t-elle cependant, pour la forme.
- Je sais, répondit Sinéad dans un sourire.

Il y avait un certain temps qu’elle avait appris à anticiper les réactions de son maître. Depuis que celle-ci avait fait irruption dans sa vie, deux ans plus tôt ; après avoir sauvé la vie de celle qui serait son élève, elle avait chargé la jeune fille sur son épaule et lui avait fait traversé ces fameuses fumées qui constituaient les seules véritables frontières qu’elle ait jamais souhaité dépasser. Elle l’avait emportée vers un monde nouveau, plus savoureux, plus coloré que tout ce qu’elle avait pu imaginer jusqu’alors. Laïze Qiman était devenu son maître et sa meilleure amie à l’instant même où la petite Sinéad, sonnée, avait ouvert les paupières et posé les yeux sur elle. Un moment qu’elle n’oublierait jamais.

Lorsqu’elle avait demandé à Laïze ce qui l’avait poussée à agir ainsi, celle-ci s’était contentée d’un haussement d’épaules. Plus tard, elle avait simplement laissé entendre qu’un jour, elle avait croisé une jeune fille en ville – une gamine des rues qui louvoyait entre les passants sans attirer le moindre regard, excepté le sien. Une gamine qu’elle avait suivi jusqu’au Cercle et qui l’avait épatée par sa pugnacité. L’enseignement de Laïze était toutefois très différent de celui de Larcan. Parfois, Sinéad se remémorait les leçons du maître d’arme, dont elle sortait perclus de courbatures, de bleus et de bosses. Après un entraînement avec Laïze, il était arrivé à Sinéad de vomir tant elle avait été secouée. L’intransigeance de la jeune femme n’était pas la même, elle était plus subtile et plus forte à la fois, en dépit d’une complicité qui se nourrissait probablement de ce rapport de force naturel. Mais ce n’était pas tout. Larcan avait appris à Sinéad à manier l’épée et l’enseignement qu’il lui avait dispensé se rapprochait d’une danse ; elle avait développé un certain sens de l’équilibre et musclé ses bras.

Avec Laïze, Sinéad avait appris tout le reste. Les déplacements feutrés du chat, l’escalade des falaises bordant la côte de la Mer des Brumes, les plongeons dans le Lac Chen, le crochetage de serrures, la fabrication des poisons, le chant du vent, la chasse et la pêche, le marchandage, l’espionnage… Tout le reste. Une formation longue et difficile qui avait modifié jusqu’à son apparence : des muscles puissants et bien dessinés roulaient sous sa peau de nacre, soulignant ses courbes féminines et attirant le regard de bien des intéressés mais dissuadant les plus audacieux d’entre eux ; une souplesse digne d’une gymnaste de haut niveau ; des cheveux courts, puisque c’était son vœux le plus cher lorsqu’elle était enfant et parce qu’ainsi, elle offrait le moins de prises possible à ses ennemis ; sur l’omoplate gauche et le poignet droit, une cicatrice, vestiges de ses aventures les plus périlleuses, et à la base de sa nuque, une brûlure qui n’avait jamais complètement disparu. Sinéad SangreLune était devenue une guerrière. A l’aube de ses dix-neuf ans, elle écrivait son histoire dans le plaisir de vivre qui illuminait ses yeux bleu nuit et dessinait un sourire radieux sur son visage. Une seule ombre voilait son regard si particulier : l’absence d’un ami, d’un frère qui hantait ses rêves et distillait une note de regret dans son cœur.




*





Un audacieux rai de lumière caressa la joue de Sinéad. Grognant dans son sommeil, elle chercha à lui échapper, sans succès. Alors elle ouvrit ses yeux bleu nuit et cligna des paupières pour accommoder sa vue. Mais lorsqu’elle voulut se relever, un bras posé en travers de sa poitrine l’en empêcha. Fronçant les sourcils, la jeune femme se dévissa la tête pour jeter un coup d’œil à l’homme qui dormait enfoui dans les draps. Mignon, mais parfaitement inconnu. En fait, elle ne se souvenait même pas de la manière dont ils avaient atterri dans ce lit. Ce n’était pas difficile d’imaginer le scénario : une soirée trop arrosée, une rencontre au détour d’un verre et hop. Elle se réveillait avec une migraine de tous les diables et une terrible envie de faire pipi. Ce fut donc avec un luxe de précautions qu’elle se glissa hors des bras de la gueule d’amour qui dormait du sommeil des justes, si profondément qu’elle se permit d’écarter les quelques mèches blondes qui retombaient devant son visage pour mieux le voir. Et tout lui revint en mémoire d’un seul coup. Il s’appelait Gyln, il était tanneur et il aimait faire la fête autant que possible. C’était un homme sympathique, plein de bonne qualité et qui avait de très beaux yeux. Mais c’était une toute autre raison qui avait poussé Sinéad à le suivre jusque dans cette chambre, une raison qui, rien que d’y penser, lui pinçait le cœur. Une raison qui l’empêchait d’aller voir plus loin derrière cette gentillesse et ce joli minois.

Elle enfila rapidement ses vêtements, ramassa ses affaires et quitta l’auberge. Il n’était pas tard mais il faisait déjà chaud. L’été était bien installé, l’eau commençait à manquer et l’herbe des vastes plaines du sud jaunissait jour après jour. Avec ses teintes rousses et sa peau de nacre, Sinéad s’arrangeait pour ne pas s’exposer trop longtemps au soleil. Une contrainte qui n’en était pas une, puisqu’elle avait toujours préféré la nuit, et de loin ; sans doute parce qu’elle avait passé toutes les nuits de son enfance à se balader sur les toits d’Al-Jeit… Elle n’y était pas retournée depuis deux ans. Depuis que Laïze l’avait aidée à en sortir. Trop de souvenirs, trop de douleur étaient attachés à cette ville, il était inutile qu’elle aille d’elle-même s’y confronter. Déjà que certains étaient suffisamment tenaces pour la poursuivre jusqu’ici… Secouant la tête pour échapper au plus terrible d’entre eux, la jeune femme remonta une rue qui fourmillait déjà d’activité et s’arrêta devant la porte d’une maison simple et discrète. Celle-ci n’était jamais close et Sinéad n’eut qu’à pousser le battant pour s’introduire dans la demeure silencieuse. Elle déposa son sac dans l’entrée et avança dans la salle de séjour. Un sifflement lui échappa lorsqu’elle découvrit le désordre qui régnait dans la pièce plongée dans la pénombre.

- Ouais, marmonna Laïze depuis le canapé sur lequel elle était allongée. C’était une sacrée soirée…Quelle heure est-il ?
- Un peu plus de neuf heures.
- Super. On va avoir le temps de décuver avant de se mettre au travail.


Sinéad hocha la tête et poussa une pile de vêtements roulés en boule pour s’asseoir au bord du canapé. Laïze ouvrit un œil aussi noir que ses cheveux et brillant de malice.

- Je t’ai vue partir avec le beau gosse aux cheveux blonds… Comment c’était ?
- Bien.
- … mais ?
- Mais tu sais parfaitement pourquoi je l’ai suivi,
s’emporta Sinéad en frottant nerveusement ses mains sur ses cuisses.
- Ben, à part pour sa belle gueule, je…
- Gyln. Il s’appelle Gyln.
- Oh…


Gyln. Comment un simple nom pouvait causer une telle souffrance dans le cœur de Sinéad ? Et comment pouvait-elle être aussi ridicule, aussi naïve ? Refoulant les larmes qui lui montaient au yeux, elle esquissa le geste de se lever, mais les doigts de Laïze se refermèrent sur son poignet.

- Giliwyn est mort, dit-elle doucement. Sinéad, ton ami est mort. Je n’ai pas pu le sauver et j’en suis désolée, même si je n’ai pas honte d’avouer que cette nuit-là, j’étais là pour toi.
- Je sais ! Mais c’est tellement… Je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à l’oublier.
- Tu ne pourras jamais oublier,
affirma gravement Laïze. Mais tourner la page, c’est possible. Et tu le feras.

Essuyant ses yeux d’un revers de main, Sinéad se releva d’un bond.

- Allez, s’exclama-t-elle d’une voix qui tremblait à peine. Debout les morts, on a du pain sur la planche !
- Encore quelques minutes…
gémit Laïze en refermant les yeux.

Le coussin qu’elle se prit en pleine tête les lui fit rouvrir aussitôt.

- Sale gosse !
- Et dire que tu es le maître et moi, l’élève…
soupira Sinéad dans un sourire.



*





Chimère, la fidèle monture de Trijar Fil’Evan, fit un écart, soudain nerveuse. Le commandant la stoppa immédiatement et leva un bras pour arrêter le convoi qui le suivait à quelques mètres de distance. Plissant ses yeux bleu cyan, il scruta la plaine vallonnée qui s’étendait devant lui. Tous ses sens étaient en alerte et ses doigts caressaient distraitement la masse d’arme fixée à la selle de sa jument. Celle-ci agitait les oreilles, percevant sans doute un bruit ou une présence menaçante. Habitué à lui faire confiance, son cavalier comprit qu’il se passait quelque chose. Tirant sur les rênes de Chimère, il lui fit faire un demi-tour serré et fila vers le convoi immobile. Il n’eut qu’un ordre à donner pour que ses hommes fassent cercle autour du chariot principal et tirent leurs épées dans un bel ensemble. Les civiles qui faisaient partie du groupe jetaient des coups d’œil inquiets autour d’eux.

Ils s’étaient arrêtés au milieu d’un sentier cahotant qui serpentait entre les collines et longeait Ombreuse. C’est vers la lisière de l’immense et sombre forêt que se portait le regard de Trijar. Son instinct lui soufflait que le danger venait de là. Détachant sa masse d’arme, il se plaça avec ses hommes et l’attente commença, longue, pesante, inquiétante. Un jeune bouvier murmurait à l’oreille de ses bêtes pour les calmer. Assise sur un chariot, une femme serrait les rênes de ses chevaux à en faire blanchir ses jointures. Les hommes de Trijar ne laissait transparaître aucune émotion mais la tension était palpable et l’attente insupportable. Dix minutes s’écoulèrent ainsi avant que Trijar ne décide d’envoyer six hommes en reconnaissance. Mais avant même qu’il ne tourne la tête pour donner ses ordres, un sifflement aigu retentit. Surgie de nulle part, la flèche passa à quelques centimètres de la tête de Trijar et traversa la toile du chariot. Un hoquet de douleur lui parvint de l’intérieur. Blêmissant brusquement, le commandant lança la charge vers la forêt, entraînant un quart de ses hommes avec lui tandis que le reste de sa division resserrait les rangs autour du chariot.

Vingt minutes plus tard, une jeune femme aux cheveux flamboyants dans la lumière du couchant s’agenouillait près d’un corps et son poignard tranchait une carotide encore palpitante. Lorsqu’elle se redressa, les mains pleines de sang, on aurait dit une sauvageonne – une louve, dangereuse, meurtrière. Mais c’est le plus simplement du monde qu’elle traversa le champ de bataille désormais silencieux, enjambant les cadavres et contournant les chariots pour s’arrêter devant celui qui avait constitué sa cible. Son poignard dansa entre ses doigts et déchira la toile, ouvrant une fente dans laquelle elle se glissa souplement. A l’intérieur, un garçon de treize ou quatorze ans posait sur elle un regard voilé par les brumes de la mort. Une flèche à l’empennage noir était plantée dans son cœur. Rengaina sa lame, la jeune femme s’approcha de lui et lui ferma doucement les yeux. Puis elle récupéra sa flèche en tirant d’un coup sec, ignorant le bruit ignoble que fit l’arme en s’extrayant brutalement du corps, et se détourna pour sauter à bas du chariot. Aucune émotion ne traversa son visage devant le carnage qui s’étendait devant ses yeux. La roue d’un chariot éventré tournait encore en grinçant. C’est en l’ignorant qu’elle s’éloigna, la démarche sûre et tranquille. Alors qu’elle passait les premiers arbres de la lisière, elle croisa une femme aux cheveux noirs et aux yeux plus foncés encore. Des puits sans fond dans lesquels brillaient une étincelle vive et pure. La même brûlait dans les yeux bleu nuit de Sinéad, plus proche désormais d’une flamme. C’était celle de l’assassin qui ôte la vie d’un enfant sans le moindre état d’âme. Celle d’une guerrière froide et implacable, qui ne craignait ni la peur, ni la mort. La flamme d'une tueuse.

La flamme d’une Envoleuse.



* A suivre *
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeVen 04 Jan 2013, 18:15

*



- Tout doux, Az…

Calmant son cheval d’une caresse sur l’encolure, Sinéad jeta un rapide coup d’œil aux alentours. Elle n’était pas craintive mais pas spécialement à son aise non plus et sa monture était sensible à sa nervosité. Inspirant vivement l’air frais de la brise automnale, la jeune femme se força à se détendre et, sous elle, le fringant hongre gris s’ébroua ; un claquement de langue, et il se remit en route sur le sentier bordé de fleurs des champs fatiguées. Sa cavalière hocha la tête, satisfaite, mais la raideur de son dos indiquait clairement qu’elle était sur ses gardes. Une large cape de voyage crème dissimulait une tenue de cuir souple et les poignards dont elle ne se séparait jamais. Un arc était passé sur son épaule et un carquois était fixé à sa selle mais, en l’apercevant, on s’imaginait croiser une vagabonde ou une chasseuse ; ses traits fins et déliés, son port de tête et son allure avaient quelque chose de noble mais ses courts cheveux ébouriffés et la couverture roulée sur le paquetage, dans son dos, témoignait d’une vie passée sur les routes.

Levant son regard bleu nuit sur les hautes tours miroitantes d’Al-Jeit, Sinéad sentit l’hésitation poindre à nouveau. Voilà près de cinq ans qu’elle n’avait pas remis les pieds dans la cité – depuis cette triste nuit qui avait scellé son destin ; comment expliquer l’appréhension qui accélérait son souffle et les battements de son cœur à l’approche de la ville ? Elle redoutait que tout ait changé, qu’elle soit une étrangère dans la cité qui l’avait vue naître. Et si jamais, au détour d’une rue, elle croisait sa mère ? Les traits de la jeune femme se durcirent instantanément à cette pensée. Plus rien ne l’attachait à cette personne désormais, sinon un nom qu’elle tairait en ces lieux pour ne pas s’attirer des ennuis. Pourtant, lorsqu’elle franchit la porte d’Améthyste, le nez en l’air et les yeux écarquillés, nul ne reconnut la jeune Sinéad SangreLune, la petite noble disparue par une nuit d’été cinq ans plus tôt.

Az déambulait au pas, ses sabots résonnant sur le pavé inégal des rues ; juchée sur son dos, Sinéad redécouvrait sa ville avec une fascination franche et nouvelle. Contrairement à ce qu’elle avait pu imaginer, les quartiers lui étaient familiers, semblant sortir d’un songe, et si la plupart des échoppes avaient changé, elle n’était pas perdue. Tout juste étourdie par une symphonie de couleurs, de fragrances et de bruits dont elle n’avait jamais trouvé qu’un pâle écho dans les autres cités de l’Empire. C’était à peine croyable. Sinéad commençait à regretter de ne pas avoir eu le courage de revenir plus tôt. Laïze avait respecté son refus catégorique tout au long de sa formation mais il avait encore fallu deux années de plus à la jeune femme pour oser, enfin, prendre la route de la capitale. Maintenant qu’elle acceptait d’affronter son passé, elle avait envie de tout savoir sur les cinq ans qu’elle avait manqué. Sinéad se laissa glisser à terre et, la bride de son cheval dans une main, elle poursuivit sa visite, interrogeant d’abord timidement puis plus franchement les commerçants. Lorsqu’un gamin des rues de six ou sept ans lui coupa brusquement la route en se jetant presque sous les sabots d’Az pour traverser la rue, emportant sans doute quelque larcin dans sa tanière provisoire, Sinéad sentit une première pointe de nostalgie se ficher dans son cœur et elle suivit l’enfant des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière des ruines laissées à l’abandon.

Ces ruines… Le souffle court, la jeune femme s’approcha d’elles avec une lenteur qui était simplement due à l’émotion qui l’étreignait. Elle finit par s’arrêter devant le Cercle. Debout à côté de son cheval, Sinéad se recueillit en silence sur le lieu qui avait allumé une flamme d’espoir dans son cœur d’enfant et ses yeux s’embuèrent lorsqu’elle eut une pensée pour l’homme qui avait permis à ses rêves de se réaliser. Sans Larcan, elle n’aurait probablement jamais quitté Al-Jeit, et elle lui en serait éternellement reconnaissante. Pour le lui prouver, elle embrassa le bout de ses doigts et les pressa sur la pierre qu’il prenait pour un siège lorsque Gil et elle s’entraînait sous un soleil de plomb. Gil… Secouant la tête pour ne pas se laisser envahir par la vague de nostalgie mordante qui menaçait de la submerger à chaque instant, Sinéad s’éloigna, empruntant sans s’en rendre compte un chemin familier. Ce n’est que lorsqu’elle se retrouva devant l’immense porte en bois sculpté qu’elle réalisa enfin. Elle était de retour chez elle.



*




C’était un vieux ruban.
Un jour, il avait appartenu à une petite fille qui ne l’aimait pas et qui ne souhaitait qu’une seule chose : le découper en petits morceaux très fins et le jeter. On voyait encore une marque de dents là où elle avait essayé de le déchirer dans un accès de colère. D’un bleu aussi pur que ses yeux dans lesquels scintillaient quelques rêves parmi les plus fous, il était désormais pâle et poussiéreux. C’est ce qui arrive quand on passe cinq ans enfermé dans un tiroir, sans jamais voir la lumière du jour. C’est ce qui serait arrivé à cette petite fille si elle était restée dans cette maison toute sa vie…

Les doigts de Sinéad se refermèrent doucement sur le ruban effilé. Qu’y avait-il de plus étrange que de tenir au creux de sa main un objet futile et pourtant symbole d’un passé, d’une vie oubliée ? La jeune femme leva les yeux vers la lune ronde et orangée qui la surplombait de tout son éclat et se posa silencieusement la question. Perchée sur le toit de son enfance, les jambes se balançant dans le vide au gré d’un rythme jamais oublié, elle tentait de remettre de l’ordre dans ses pensées. Vaste programme. Cette journée avait été pleine d’émotions. A force de glaner des informations, elle avait finit par apprendre que les SangreLune ne s’étaient pas éternisés longtemps à Al-Jeit. Moins d’un an après sa disparition, sa mère avait quitté la ville, laissant derrière elle une maison à l’abandon et le corps sans vie d’une jeune domestique à la peau sombre, battue à mort. Une larme tomba sur le ruban bleu. Sinéad pleurait son amie d’enfance et maudissait sa trahison avec rage : si seulement elle avait tenu sa promesse, si seulement elle était revenue chercher Mia ! Elle aurait… Elle n’aurait rien pu faire. D’après les rumeurs, la jeune servante aurait subit le courroux de sa maîtresse un ou deux jour après que la fille de cette dernière se soit volatilisée. Soit un ou deux jour après que Laïze l’avait prise sous son aile.

Elle n’était alors qu’une débutante, une jeune fille déboussolée, sans passé ni avenir. Revenir à Al-Jeit à ce moment-là aurait été pure folie. Si elle l’avait fait, elle ressemblerait à présent à ce vieux ruban miteux et humide… Sinéad soupira et son regard glissa vers les arabesques nuageuses des volutes de fumées qui s’élevaient de l’océan de toits qui s’ouvrait devant elle. Un fantôme de sourire glissa sur ses lèvres tandis que le souvenir lui revenait en mémoire : petite, elle aimait se dire qu’elle était une pirate, comme ceux qui pillaient les archipels des Alines ; les toits de cette ville était sa mer, la cheminée son mât et Gil son vaillant canonnier. Ils s’étaient souvent disputés pour avoir l’honneur d’être capitaine mais Sinéad était toujours sortie victorieuse de ces querelles d’enfant. Leur écho résonnait à ses oreilles, comme une chanson que l’on aurait en tête sans pour autant parvenir à s’en rappeler les paroles. Une autre larme roula sur la joue satinée de la jeune femme. En franchissant les portes de la cité, elle avait cru se réconcilier avec elle et, d’une certaine façon, avec son passé ; mais en réalité, Al-Jeit n’était plus là désormais que pour lui rappeler les fantômes de son histoire. Larcan, Mia, Gil étaient morts et avec eux les seuls souvenirs heureux de son enfance. Tu ne pourras jamais oublier, mais tourner la page, c’est possible. Et tu le feras. Cette nuit-là, sur le toit qui avait vu naître ses rêves les plus fous, Sinéad tourna enfin la page de son passé. Elle se redressa lentement dans la nuit, lança le ruban bleu qui s’envola, léger comme un songe, pour disparaître dans les fumées grises. Puis ses doigts effleurèrent les poignards qui ceignaient ses cuisses et son regard se durcit. Il était temps d’accomplir ce pour quoi elle était venue dans la capitale.

Mettre la main sur le marchombre qu’on lui avait donné pour cible.
Le tuer, proprement et avec efficacité.
Et disparaître.



*



Suspendu au faîte du toit par la force des poignets, Sinéad se dévissa le cou pour apercevoir la sentinelle qui faisait sa ronde sur le chemin bordé de murailles crénelées. A quelques mètres seulement des quartiers de l’Empereur, la sécurité était implacable : percer les défenses ingénieusement mises en place était un défi des plus impressionnants à relever. Voilà pourquoi la jeune femme se balançait dans le vide, sa silhouette se fondant dans les ombres du mur, à une hauteur qui en aurait fait pâlir plus d’un. Assurant sa position, elle fixa la pierre et la concentration qu’elle mit dans son effort fit naître une goutte de sueur à sa tempe tandis qu’elle utilisait sa greffe. Le bleu nuit de ses yeux se voila légèrement alors que le mur devenait translucide à son regard, lui permettant de distinguer nettement tout ce qui se trouvait derrière. Des escaliers en colimaçon, des couloirs éclairés par des torches, des pièces tantôt grandes, tantôt petites, parfois habitées, souvent vides. En étendant sa recherche, Sinéad finit par trouver ce qu’elle cherchait. Elle mit aussitôt fin à sa vision particulière pour éviter de se fatiguer inutilement, laissant fonctionner sa mémoire pour faire le reste.

Ignorant la légère migraine qui accompagnait toujours l’utilisation de sa greffe, elle se hissa sur le chemin de ronde et se glissa dans le dos de la sentinelle sans attirer son attention. Pareil à un souffle, non, à un songe, elle s’engouffra dans les escaliers en colimaçon et s’engagea sur le premier palier qu’elle rencontra. Le soldat qui se trouvait là ne la vit pas venir. Il sentit simplement une forte pression sous son oreille gauche et s’effondra mollement à terre, plongé dans un sommeil comateux dont il sortirait quelques heures plus tard avec un mal de crâne épouvantable. Sinéad l’enjamba dans s’attarder davantage. D’autres qu’elle n’aurait eu aucun scrupule à éliminer les sentinelles, certains y auraient même pris plaisir, mais tuer n’avait jamais fait partie de ses principes. Il s’agissait ni plus ni moins d’un travail pour laquelle elle était payée et qui était définit selon les termes d’un contrat qu’elle prenait toujours le soin de signer. Parce qu’elle était une recrue de talent et aux performances incontestables, ses pairs n’avaient jamais cherché à y redire quoi que ce soit. Mais Sinéad n’en était pas moins une tueuse pour autant. Prendre une vie ne l’avait jamais empêchée de dormir et traquer les marchombres pour la solde du Chaos était un devoir auquel elle se pliait volontiers, pourvu qu’on la laisse maître de sa liberté.

L’homme qu’elle cherchait était à son bureau lorsqu’elle se glissa dans la pièce éclairée par quelques bougies. Debout face à la fenêtre ouverte qui donnait sur la lune, il était penché sur une masse de papiers et semblait perdu dans ses pensées. Mais lorsque Sinéad fit un pas en avant, parfaitement silencieuse, il se retourna plus vivement qu’un chat et son couteau traversa la pièce, frôlant les cheveux auburn de la jeune femme. Elle s’était immédiatement aplatie sur le sol et fixait le marchombre de ses yeux bleu nuit. Celui-ci ne perdit pas de temps en paroles inutiles. Il bondit sur elle, l’obligeant à rouler prestement pour l’éviter et à se redresser pour parer un premier coup de pied. Fluides, rapides, les techniques de l’un et de l’autre s’enchaînèrent alors, frôlant les limites de l’irréel et empruntant sa beauté sauvage à la danse. Souple et incroyablement agile, l’homme aux cheveux ras et d’un blanc très pur avait l’équilibre et la légèreté du félin ; Sinéad, elle, empruntait sa subtilité et sa ruse aux loups qui habitaient les montagnes du nord. Etrange combat que celui qui opposait deux ennemis héréditaires, les transportant dans un ballet digne des plus grands guerriers de ce monde. Mais, dans chaque combat, il y a toujours un dominant et un dominé. Pris par surprise sur son propre terrain, le chat ne cédait rien à la louve mais, à un tel niveau d’aptitudes chez l’un et chez l’autre, une seconde à peine suffisait à déterminer l’issue d’un combat.

Le regard du marchombre se laissa distraire un infime instant par le sourire éblouissant de l’envoleuse. Une seconde dont elle profita pour se faufiler sous sa garde et enfoncer son poignard dans sa poitrine. L’homme eut un bref hoquet et cracha le sang qui envahissait le poumon touché. Sinéad passa les mains autour de son cou et lui brisa les cervicales d’un mouvement sec avant de l’allonger doucement sur le sol pour le fouiller rapidement. Sa main se referma sur le papier recherché par son Ordre au moment où les soldats se ruèrent dans la pièce, arme au poing. Ils se figèrent en découvrant la jeune femme penchée sur le corps ; Sinéad s’appropria ce bref instant de répit pour récupérer son poignard et sauter par la fenêtre ouverte. Elle atterrit sur une coursive, quelques mètres plus bas, et amortit sa chute d’une roulade. La sentinelle qui s’approchait d’elle reçut un coup de poing d’une telle force que l’homme vacilla et trébucha en arrière. Lorsqu’il se redressa maladroitement et sonné, la fille avait déjà filé. Elle courait sans s’arrêter, volant de toit en toit avec une aisance qui déconcerta ses poursuivants mais ne les dissuada pas pour autant : ils se devaient d’appréhender ce dangereux assassin, coûte que coûte, et quelques carreaux sifflèrent dans la nuit, frôlant de près la silhouette qui se découpait dans la lumière de la lune rousse.

Mais Sinéad était plus vive qu’un feu follet et cinq ans n’avait pas altéré sa mémoire : quittant les toits pour profiter des ombres des ruelles qui s’enchevêtraient dans les bas-fonds de la cité, elle laissait ses souvenirs la guider, retrouvant des réflexes jamais vraiment oubliés. Elle savait où se trouvaient les impasses à éviter et les casernes dont il ne fallait pas s’approcher. En dépit de sa nouvelle vie, Al-Jeit restait son territoire à jamais. Petit à petit, un écart commença à se creuser entre elle et ses poursuivants. Mais alors qu’elle ralentissait pour tourner à l’angle d’une ruelle tortueuse et dont la pente très raide allait épuiser ceux qui l’avaient prise en chasse, une ombre surgit d’une porte cochère et deux bras emprisonnèrent la jeune femme dans une étreinte de fer. Surprise, Sinéad se laissa entraîner dans l’ombre avant de se mettre à se débattre comme une furie. Griffant, mordant, elle était prête à tout pour se sortir de ce traquenard et celui qui avait osé la surprendre allait payer cher son affront. L’homme la maintenant toutefois sans faiblir et s’offrit même le luxe de la bâillonner de sa main tandis que les gardes se rapprochaient.

- Silence, nigaude, murmura-t-il à son oreille. Tu tiens donc tellement à te faire prendre ?



*



Sinéad s’était figée et ses poursuivants passèrent devant elle sans la voir. Elle sentait le souffle chaud de l’homme qui la retenait caresser sa nuque et son cœur se mit à battre la chamade dans sa poitrine tandis qu’un mot tournait en boucle dans son esprit. Nigaude… nigaude… La surprise brillait dans ses yeux. Elle ne pouvait pas y croire. Pas maintenant ! Mais son mystérieux sauveur approcha de nouveau ses lèvres de son oreille, la faisant sursauter tel un petit oisillon effrayé.

- Après tout ce temps, tu continues à mordre comme un chaton !

Elle ferma les yeux, prise de vertiges ; si les bras solides de Gil ne l’avaient pas maintenue aussi fermement, elle serait tombée à genoux. Gil ! Vivant ! Mais comment était-ce possible ? Un million de questions se bousculaient dans sa tête et lui brûlaient les lèvres. Comme lisant dans ses pensées, il ôta sa main de sa bouche, sans pour autant relâcher son étreinte. Aucun son n’échappa à la jeune femme. Tout juste remise du choc, elle se rendit compte de la gravité de la situation et prit peur. Avant que Gil n’ait eu le temps de faire ou dire quoi que ce soit, elle se libéra de ses bras en lui balançant son coude dans le plexus et s’élança. Trop tôt ! Deux gardes restés en arrière l’aperçurent et donnèrent l’alerte. Réprimant un juron, Sinéad fit demi-tour pour repartir. Elle maudissait Gil et l’inconscience de son intervention. Sans lui, elle n’aurait eu aucun mal à semer ses poursuivants. Elle longea les remparts en évitant de peu les carreaux qui la visaient avec soin et siffla son cheval ; le hennissement d’Az lui répondit et quelques secondes plus tard, il débarqua au galop. Lorsqu’il passa près d’elle, Sinéad s’accrocha à sa selle et se laissa emporter. Ils franchirent les portes de la cité, poursuivis par une pluie de carreaux. L’un deux fit mouche et s’enfonça dans l’épaule de la jeune femme, qui vacilla sur sa selle mais tint bon. Cramponnée à l’encolure de son cheval, elle disparut dans la nuit.

Lorsqu’elle fut certaine de ne plus courir de risques, Sinéad traversa un petit bois et arrêta Az près d’un ruisseau. Le cheval et sa cavalière étaient dans un tel état d’épuisement qu’ils n’auraient pas pu couvrir davantage de distance. Le teint pâle et les traits tirés, Sinéad tomba presque de sa selle. Ses doigts tremblants fouillèrent les sacs à la recherche des plantes médicinales qui ne la quittaient jamais. Elle s’assit au bord de l’eau et déchira la manche de sa chemise pour dénuder son épaule blessée. Le sang ruisselait et le trait planté dans sa chair déclenchait une vague de souffrance au moindre de ses mouvements. Des larmes dans les yeux, elle leva la main gauche et saisit le bout du carreau dans l’idée d’en briser la pointe, mais une main se referma sur son poignet et l’empêcha d’achever son geste.

- Laisse-moi faire.

Sans attendre de réponse, Gil s’installa près de Sinéad. Elle le regarda en silence, trop épuisée pour avoir la force de refuser son aide. Laissant ses mains palper son bras en douceur, elle le détailla, scrutant les contrastes d’ombre et de lumières qui accentuaient ses traits. Il avait changé. Il avait grandi. Un rapide calcul lui apprit que l’homme qui se tenait devant elle n’avait plus dix-huit ans mais vingt-trois. Une fine barbe recouvrait ses joues, ses cheveux avaient poussé et retombaient devant ses yeux. Se sentant observé, il leva la tête et leurs regards se croisèrent un bref instant. Puis Gil brisa la pointe et Sinéad cria. Son ami ne perdit pas une seconde. Extrayant le carreau de son épaule, il le jeta dans le ruisseau et entreprit d’épancher le sang qui avait jaillit de la plaie. Sinéad sentit ses paupières s’alourdirent. Le bras de Gil passa dans son dos avant qu’elle ne bascule en arrière.

- Dors, ma nigaude…

Le murmure l’accompagna dans son sommeil. C’est aussi lui qui l’en tira. Ouvrant prudemment un œil, Sinéad ne vit d’abord que le vif éclat du soleil qui jouait de ses rayons à travers les feuilles brunes de l’automne. Puis elle tourna la tête pour trouver la source du bruit qui l’avait réveillée et découvrit Gil en train de batailler avec Az pour lui ôter sa selle. Remis de ses émotions, le cheval refusait de s’éloigner de sa cavalière et échappait aux mains tendues du jeune homme. Un sourire glissa sur les lèvres de Sinéad. Laïze elle-même n’avait pas su apprivoiser le sale caractère de son fidèle compagnon. Désireuse de le tranquilliser, elle se redressa et s’étira avant d’écarquiller les yeux de surprise. Son bras ! Glissant fiévreusement la main sur son épaule, elle réalisa avec stupéfaction que sa blessure n’était plus là. Elle n’eut qu’à faire jouer les muscles de son bras pour s’en persuader. Par quel miracle…

- Bonjour, Sinéad.

Gil n’essayait plus d’amadouer Az. Nonchalamment appuyé contre un arbre, il regardait la jeune femme, une lueur moqueuse au fond des yeux. Elle rougit, ignorant pourtant l’origine de sa confusion, et secoua la tête pour reprendre ses esprits, puis se redressa, encore toute étonnée de se sentir aussi fringante. C’était à se demander si elle n’avait pas rêvé les événements de la nuit passée…

- Comment as-tu… commença-t-elle avant de s’interrompre.

Il s’était avancé vers elle pour prendre son visage entre ses mains. Aussitôt, le cœur de Sinéad s’emballa et elle eut toute les peines du monde à ne pas se noyer dans les merveilleuses teintes de ses grands yeux noisette. De jour, il paraissait plus vieux, comme si la lumière du soleil accusait les années qui s’étaient écoulées depuis qu’il s’était effondré sous les coups d’Ali.

- Tu vas bien ? demanda-t-il en fronçant les sourcils, et Sinéad perçut l’inquiétude dans le ton de sa voix.
- Je me sens en pleine forme ! dit-elle en posant les mains sur ses poignets sans parvenir à se dégager de sa douce étreinte. Mais je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas ? Je me suis endormie blessée et je me réveille parfaitement guérie… Comment est-ce possible ? Que m’as-tu fait, Gil ?

Il sourit et elle trouva ses fossettes particulièrement craquantes. Elle n’avait pourtant pas le souvenir de s’être arrêtée sur ce genre de détail, avant…

- Alors ? insista-t-elle en souriant à son tour.

Une lueur malicieuse traversa le regard de Gil. Mais sa réponse glaça la jeune femme jusqu’au os.

- Secret marchombre…





* A suivre *

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Giliwyn SangreLune
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeVen 11 Jan 2013, 17:12

* Un souffle de Chaos, un soupçon d’Harmonie…





Rim n’étais pas bien grand, ni en taille, ni en âge, mais il connaissait les chevaux depuis qu’il était tout petit. Il était né pour être palefrenier et il faisait son métier avec acharnement et passion. Dans son village, on l’admirait pour sa volonté de fer et le sourire d’enfant qui illuminait son visage d’adolescent. Mais certains cavaliers, les nobles en particulier, n’accordaient guère plus d’importance à sa profession qu’à celle de leurs laquais et il n’était pas rare qu’on le prenne de haut. Rim s’en moquait. Il avait appris depuis longtemps à tenir sa langue en la présence de ceux qui était issus d’une noble lignée. A force de les côtoyer, il savait les reconnaître au premier coup d’œil, ce qui lui permettait de ne pas commettre d’erreur, même si un travail irréprochable n’empêchait pas une remarque ou une méchanceté à son égard. Aussi s’attendait-il à ce que ce soit le cas avec la cavalière qui venait lui confier sa monture.

On voyait tout de suite que c’était une dame à son port de tête et à la délicatesse de ses traits. Elle était jolie, mais Rim ne se risqua pas à la détailler davantage pour ne pas s’attirer des ennuis ; son dos gardait encore le souvenir brûlant du fouet qui avait mordu sa peau la veille. Tout ça à cause d’un étalon borné qui avait refusé de se laisser brosser. Avec un peu de temps, Rim serait parvenu à apprivoiser cet animal fougueux et méfiant, mais son maître était pressé et n’avait pas apprécié de retrouver sa monture dans un triste état. Des cernes bistre se dessinaient sous les yeux verts du garçon, preuve d’une courte et douloureuse nuit, mais il travaillait depuis l’aube avec cette pugnacité qu’il n’abandonnait jamais. C’était son unique moyen de défier ceux qui crachaient sur sa naissance et son métier. Le cheval de la dame avait les naseaux plein d’écume et son poil était couvert de poussière. Il fit un écart lorsque Rim tenta de l’attraper par la bride et souffla énergiquement, les oreilles en arrière. La dame se rapprocha et Rim rentra machinalement la tête dans les épaules. Il s’attendait déjà à des remontrances.

- Az, veux-tu bien arrêter tes caprices ? Ne t’en fais pas, il n’est pas méchant. Tout juste mal luné et têtu comme un âne.

Surpris, Rim vit le cheval secouer la tête.

- On… on dirait qu’il est vexé, avança-t-il timidement, intrigué par le sourire de cette femme.
- Mais il l’est ! Il n’aime pas que je le compare à un âne, il préfère que je le flatte. Dis-lui qu’il est le plus beau cheval sur cette terre et tu verras qu’il sera doux comme un agneau ! Et si la ruse des belles paroles ne fonctionne pas, il y a toujours les pommes…

Joignant le geste à la parole, elle lança un fruit sortit des replis de sa cape et Rim attrapa la pomme au vol. L’instant d’après, Az fourrait sa grosse tête dans son cou et son souffle lui tira un éclat de rire auquel se joignit sa cliente. Elle était différente des autres, songea Rim en la regardant déposer un baiser sur le front de son compagnon.

- Je suis dans l’auberge du coin de la rue, si tu as besoin de moi, dit-elle avant de déposer une pièce dans le creux de sa main. Je repasse chercher Az d’ici deux heures.
- Vous allez reprendre la route ? s’étonna Rim en jetant un coup d’œil à la lumière déclinante du jour.
- A tout à l’heure, répondit-elle seulement avant de disparaître.

Troublé, Rim fixa pensivement la porte de l’écurie avant de baisser les yeux et d’ouvrir la main. Son cœur rata un battement. Une pièce d’or ! Le plus gros pourboire de sa carrière ! La gorge nouée, il glissa la pièce dans sa poche et regarda à nouveau la porte restée entrouverte. Oui, différente…


*



Sinéad poussa la porte de l’auberge, fit signe au tenancier et s’installa à une table libre. Il n’y en avait déjà plus tant alors que la nuit s’imposait tranquillement sur la ville, une bourgade portuaire bordant le Pollimage à proximité de l’Arche. La jeune femme étendit ses jambes sous la table et soupira d’aise. Elle avait galopé sans s’arrêter et n’avait pas pris le temps de se reposer. Mais quoi qu’elle soit fatiguée par les récents événements, qui s’étaient enchaînés à une vitesse folle, son corps ne ressentait rien des combats qu’il avait vécu la veille ; et lorsqu’elle fit jouer son bras pensivement à la lumière tamisée de l’auberge, elle ne ressentit aucune douleur. Rien, pas le moindre petit tiraillement qui lui aurait prouvé qu’elle n’avait pas rêvé et qu’un carreau s’était bel et bien planté dans son épaule. Qu’avait fait Gil pour qu’il ne reste pas de trace de cette blessure ?

Comme un écho à cette pensée, la porte s’ouvrit sur le jeune homme et Sinéad jura tout bas. Elle se serait volontiers jetée sous la table pour échapper à son regard noisette mais il l’avait repérée ; déjà, il traversait la salle pour la rejoindre. Coincée, Sinéad se passa nerveusement la main dans les cheveux, puis elle se redressa et adopta une expression neutre. On allait voir s’il voudrait toujours lui coller aux basques lorsqu’elle en aurait terminé avec lui…

- Tu es là ! Je t’ai cherchée partout…
- Et tu ne t’es pas dit que si tu ne me trouvais pas, c’était pour une bonne raison ?
- Non.


Ignorant le regard perçant que lui jeta la jeune femme, Gil prit place en face d’elle et jeta un œil à la carte.

- Pas terrible… je connais un meilleur endroit, pas très loin d’ici. On y mange à l’œil et le vin est excellent. Je t’y emmène demain.
- Gil…
- J’ai rangé mon cheval à côté du tien,
poursuivit-il sans s’interrompre. Pauvre gosse ! Quand je l’ai payé, il a faillit tomber dans les pommes ; quelque chose me dit que c’est la plus belle journée de sa vie. C’est drôle, parce que c’est la mienne aussi !
- Gil.
- Est-ce que je t’ai déjà dit que tes yeux sont magnifiques ?
- Gil !!


Cette fois, le coup partit. Violent et sans appel. Et lorsque la botte de Sinéad heurta le tibia de Gil sous la table, celui-ci réprima de justesse un gémissement de douleur. Aussitôt, un creux de sourire apparut dans sa joue, prenant Sinéad de court. Elle n’avait pas vu ce sourire là pendant cinq ans et voilà qu’il surgissait soudain, plus charmeur que jamais…

- Heureusement que j’ai commencé par les yeux ! s’exclama Gil en posant les coudes sur la table et le menton dans ses mains. Quand j’en arriverai à tes seins, je prendrais mes distances.
- Arrête-ça,
marmonna-t-elle alors qu’une serveuse venait prendre leur commande.
- Une bière pour moi. Et toi ?

Sinéad se leva et enfila sa cape sur ses épaules.

- Désolée, je ne reste pas. J’ai de la route à faire.
- Mais tu n’as même pas mangé !
- Tu m’as coupé l’appétit.
- Allez, Sinéad ! Trinque au moins avec moi ! En souvenir du bon vieux temps…
- Au revoir, Gil,
dit-elle en plantant un court instant son regard dans le sien.

Elle se détourna avant de perdre totalement pied et s’éloigna d’un air digne qui soulignait plus que jamais la noble lignée dont elle était issue. C’est sans doute pour cette raison que les deux hommes qui ne l’avaient pas quitté des yeux depuis son arrivée osèrent enfin l’aborder.

- Tu bois un verre, ma mignonne ? C’est moi qui offre et après, on se paie dix minutes d’intimité à l’extérieur…
- Oui,
fit Sinéad en s’arrêtant à la hauteur du type qui l’avait interceptée. On voit tout de suite que tu es ce genre de gars qui achète une fille pour la mettre dans son lit. Très glorieux.
- On ne te demande pas ton avis,
intervint le deuxième homme en se rapprochant, acculant la jeune femme contre le comptoir jusqu’à poser d’autorité ses mains sur elle.
- Tant mieux ! Moi non plus.

Et sans plus attendre, Sinéad frappa. Du poing d’abord, directement dans le menton du premier puis du coude dans le plexus du second. Un geste, un souffle, un craquement. Le nez de l’homme qui s’était interposé venait d’exploser sous ses phalanges. L’autre voulut reculer mais trop tard, une poigne ferme avait trouvé son emprise à l’endroit le plus sensible de son anatomie. Les larmes lui montèrent aux yeux et il lutta comme un fou pour ne pas couiner.

- Alors ? lança Sinéad en toisant son adversaire sans lâcher prise. Tu veux toujours me payer un coup ?
- N…n…
- Je n’ai pas saisi, tu veux bien parler plus fort, mon grand ?
- NON !


Satisfaite, Sinéad libéra enfin l’homme, qui tituba vers la porte, suivi par son comparse qui tentait en vain de retenir de ses mains jointes le sang jaillissant de son nez en miette. Un lourd silence régnait désormais dans la salle, les conversations s’étaient tues, les gestes s’étaient figés, le temps semblait s’être arrêté. Tout le monde avait les yeux rivés sur cette femme qui avait l’allure d’une princesse mais qui se battait comme un homme. Et des hommes, il y en avait dans la salle, toutefois aucun d’entre eux ne se permit la moindre remarque ; ils avaient tous compris le message. Tous, sauf un. Gil s’accouda au comptoir. Il souriait. Tout à son altercation, Sinéad ne l’avait pas vu se lever lorsqu’elle s’était fait aborder. Elle n’avait pas lu la colère dans ses yeux ni aperçu ses poings se serrer, prêt à cogner. Il n’en avait tout simplement pas eu le temps.

- Moi, je veux toujours t’offrir un verre, insista-t-il en cherchant son regard. A moins que tu ne te sentes pas de taille à descendre une bouteille avec moi ?

Il avait su trouver les mots justes. Rien n’intéressait plus Sinéad qu’un défi et elle mourrait d’envie de donner une bonne leçon au garnement de son passé. Elle leva le menton et s’accouda à son tour au bar pour attraper le premier verre qu’on lui servait. Des curieux se rapprochaient déjà pour assister au duel. Gil ne les voyait pas, il s’en moquait. Les yeux dans ceux de Sinéad, il leva son verre.

- A nous.


*



Courir pour se vider la tête et faire le plein d’énergie : Sinéad ne connaissait pas de meilleur façon d’entamer une journée bien remplie. Chaque matin, elle accordait une à deux heures à ce décrassage bienfaiteur, appréciant la brûlure de ses muscles, la cadence imprimée par le bruit de ses pas sur le sol et le vent dans ses cheveux. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Il avait fallu à Laïze un trésor de patience pour transmettre à son élève le goût de l’endurance, de la vitesse et de l’effort. A présent, Sinéad courait pour le plaisir autant que pour garder la forme et entretenir sa ligne. C’était aussi l’occasion de faire le vide, de se détacher de tout souci, de toute pensée parasite ; des instants de pleine sérénité. Un régal. Ce matin-là n’était pas différent des autres : Sinéad courait sur un chemin qui serpentait entre les prés et les champs de blé, traversant par instant des voiles de brume épaisse et froide tandis que le soleil fraîchement levé jouait déjà à cache-cache derrière une barrière de nuages. La jeune femme progressait à une allure soutenue depuis cinq kilomètres déjà lorsque Gil s’imposa à nouveau à son esprit.

Il en était ainsi depuis deux jours et cela avait le don de la mettre en rogne, parce qu’elle n’y pouvait rien. Cette soirée à l’auberge restait profondément imprimée dans sa mémoire, tout comme le sourire de Gil ; même la course ne suffisait pas à lui changer les idées. Ce soir-là, Gil et elle avaient sifflé une bouteille et quelques verres sous les encouragements et les exclamations enjouées d’un public déjà fasciné par sa façon de se battre ; ils avaient mis une sacrée ambiance, c’était sûr, et elle devait admettre qu’elle s’était amusée. Lorsqu’elle avait posé son dernier verre vide sur la table, en même temps que Gil posait le sien, elle avait vu une lueur de désir traverser son regard noisette. C’est ce qui l’avait « réveillée ». Elle était partie. Il l’avait rattrapée, bien sûr. Gil n’était pas un homme qui abandonne la partie facilement et il avait mis toute son énergie à le lui prouver. Il avait réussi à la faire dormir à l’auberge en lui payant une chambre. Elle s’y était enfermée à double tour. A son réveil, son petit-déjeuner l’attendait sur la table de nuit ; refusant de se laisser éconduire par une porte close, Gil était passé par la fenêtre pour le lui apporter.

Effrayé par son passage, un lièvre jaillit du fossé, traversa le sentier et détala comme un fou à travers un champ en friche. Sinéad essuya son front d’un revers du bras. Il ne faisait pas très chaud et plutôt humide mais elle suait à grosses gouttes. Une mèche rebelle s’était échappée de sa très courte queue de cheval et collait à son front par la transpiration. La surprenant alors qu’elle était en train de seller Az pour quitter la ville, ce matin-là, Gil avait glissé cette mèche derrière son oreille en un geste d’une extrême tendresse qui l’avait troublée.

- Raah, stop ! s’exclama-t-elle, agacée de repasser en boucle ces instants qu’elle avait passé son temps à fuir.

Elle était heureuse d’avoir retrouvé Gil, jamais elle ne pourrait prétendre le contraire alors qu’elle l’avait cru mort pendant cinq ans. Mais parce qu’elle s’était fait violence pour se faire à cette raison, il lui était difficile d’envisager la présence de son amie en permanence à ses côtés. Ce n’était toutefois pas pour cette raison qu’elle s’obstinait à l’éviter. Elle avait retrouvé Gil, oui, mais c’était pour le perdre aussitôt… car si elle croisait sa route à nouveau, elle serait contrainte de le tuer. C’était son métier, sa mission, sa vie : Laïze n’avait pas entraîné une guerrière, une combattante, comme Larcan l’avait fait ; elle avait formé une tueuse. Une traqueuse de Marchombres. C’était dans l’ordre des choses et elle ne pouvait pas s’y dérober d’un simple claquement de doigts ! L’agneau n’échappe jamais au loup… Gil était l’agneau. Et s’il restait près d’elle, il allait mourir.

- C’est pas juste, bougonna-t-elle alors que son cœur se serrait douloureusement dans sa poitrine.

Pourquoi fallait-il qu’il soit un marchombre ? Pourquoi était-elle une envoleuse ? Comment le destin avait-il pu se montrer aussi cruel ? Des larmes lui piquèrent ses yeux et Sinéad ralenti pour finalement s’arrêter. Elle était complètement abattue, démoralisée, déprimée. Gil n’aurait jamais dû ressurgir dans sa vie. Il aurait mieux valu qu’il reste un fantôme dans son cœur… Les mains sur les genoux, Sinéad s’efforça de reprendre son souffle et de se calmer. Elle déraillait ! Il fallait qu’elle pense à autre chose, qu’elle se concentre sur ce qu’elle avait à faire, sur le travail qui l’attendait au domaine, sur… Un bruit de pas lui fit lever la tête.

- C’est pas vrai, murmura-t-elle, sidérée.

Gil arrivait en courant. Il allait vite et sa foulée était aussi rapide que régulière ; il donnait l’impression de faire une promenade de santé, le sourire aux lèvres et l’allure décontractée, pourtant son haut était trempé de sueur. Sinéad serra les poings. Elle était terriblement frustrée qu’il s’acharne à ce point à lui coller au train mais, lorsqu’il fut à quelques mètres d’elle seulement, elle ne put s’empêcher d’admirer sa foulée longue et déliée. Apparemment, il était ravi de la surprendre, car une lueur malicieuse traversa son regard.

- Déjà fatiguée ? Moi qui te croyais tenace…
- Qu’est-ce que tu fabriques ici ?
- Je cours.


Il la dépassa sans s’arrêter mais ralentit sa foulée pour qu’elle accorde son pas au sien. Sinéad ouvrit la bouche et la referma presque aussitôt ; elle hésitait entre la colère et la lassitude, la surprise et la frustration. Trop d’émotions d’un seul coup. Réduite au silence, elle se contenta de regarder droit devant elle et tenta de faire le vide, de rassembler ses pensées. Peine perdue ! Gil n’avait visiblement pas envie de la laisser tranquille…

- Est-ce que tu es bien certaine de savoir où tu vas ?
- Quoi ?
- Avant-hier, tu longeais le Pollimage. Hier matin, tu t’en es éloignée. Ce matin, tu t’en rapproches à nouveau.
- Je fais de mon mieux pour te semer.
- Un sacré défi ! Tu peux toujours essayer mais à ta place, je n’y croirais pas trop…
- Fous-moi la paix, Gil.


Elle était de mauvaise humeur. D’autre que lui auraient pu se sentir blessé d’être repoussé avec aussi peu de délicatesse mais Gil se contenta de lui jeter un coup d’œil amusé.

- Je te l’ai foutue pendant cinq ans. Ça fait un bout de temps à rattraper ! Allez, on va faire la course !
- Je ne suis pas en état de te suivre,
rétorqua Sinéad.
- Je te laisse un peu d’avance. On va jusqu’à la rangée de peupliers, là-bas ; le dernier arrivé offre un baiser au vainqueur. Allons nigaude, du nerf !

Il y avait un tel engouement dans la voix de Gil que Sinéad fut incapable de s’arrêter, comme elle aurait dû le faire. Elle partit comme une flèche, soudain déterminée à gagner. Tout en prenant de la vitesse, elle réalisa qu’il l’avait à nouveau piégée avec un défi à la noix. La colère lui donna des ailes. Mais Gil ne mit pas longtemps à réduire la distance qui les séparait. Il la dépassa sans effort et atteignit les arbres une grosse poignée de secondes avant elle.

- Tu me dois un baiser, lui rappela-t-il avec un grand sourire alors qu’elle marchait pour récupérer.

Elle se contenta de le fusiller du regard et longea les peupliers. Ils délimitaient le domaine d’une ferme près de laquelle tournait un petit moulin à eau, alimenté par un ruisseau qui courait entre les hautes herbes. Sinéad s’agenouilla et plongea la main dans l’eau fraîche. Elle étancha sa soif et s’aspergea le visage puis s’allongea sur le dos. Elle était lasse mais agréablement détendue et laissa son regard vaguer sur les nuages qui s’amoncelaient au-dessus de sa tête. Il allait bientôt pleuvoir. L’air était électrique et si elle tendait l’oreille, elle percevait le grondement lointain du tonnerre. Bouger était pourtant impossible – pas après un tel effort.

- Lève-toi, Sinéad. Tu vas avoir des crampes.
- Qu’est-ce que tu ne saisis pas dans « fous-moi la paix » ?
- A peu près tout.


Il l’attrapa par les mains pour la hisser sur ses jambes et en profita pour verrouiller ses bras autour de sa taille. L’instant d’après, il posait ses lèvres sur les siennes, la prenant par surprise.

- Qu’est-ce que tu fais ? murmura-t-elle lorsqu’il la libéra.
- Tu n’avais pas l’intention de m’embrasser alors j’ai décidé de réclamer mon dû. Bon, tu viens ? On va se prendre un orage sur la tête si on ne se dépêche pas de rentrer.

Sinéad ne répondit rien. Elle lui emboîta le pas.



* A suivre *

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Giliwyn SangreLune
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMar 15 Jan 2013, 20:30

*




- Pourquoi chassons-nous les Marchombres ?
- Parce qu’ils nous ressemblent.
- Je ne comprends pas.
- Marchombre, Mercenaire… au fond, seuls les noms changent. Tu ne vois toujours pas où je veux en venir ? Bon, alors dis-moi une chose : comment sais-tu que la proie que tu traques est ton ennemie et non pas ton amie ?
- C’est simple, je n’ai qu’à suivre les ordres… le nom ! On me donne toujours un nom avant de m’envoyer sur une mission. Mais Laïze, qu’est-ce qui me dit que derrière le nom se cache bien l’ennemi ?
- Absolument rien, et c’est là que se trouve l’origine de cette division entre eux et nous. Eux, ils ne voient pas de problème, juste des solutions. Nous, nous tuons pour régler le problème, sans nous poser de questions.
- Quel problème ?
- Nous nous ressemblons.




*



C’était un cercle vicieux et elle n’y pouvait rien. Depuis qu’ils avaient quitté la ferme au pas de course pour échapper aux nuages qui assombrissaient le ciel, Sinéad tentait de s’en persuader mais dans son cœur, une angoisse grandissante l’empêchait d’y croire. Pour la première fois, elle ressentait un poids sur les épaules : c’était celui du destin qu’elle avait cherché à éviter par des choix. Elle avait toujours pensé que rester maître de ses actes était la meilleure façon de diriger ses pas et sa vie. Voilà pourquoi elle ne tuait jamais sans raison valable, voilà pourquoi elle ne volait jamais sans contrat. Elle avait choisi de vivre libre et le Chaos n’était pas une chaîne mais un vent puissant qui la poussait toujours de l’avant. Pourquoi se sentait-elle alors soudain enfermée ? Piégée, coincée, sans la moindre issue pour se sortir de cet affreux traquenard ? Enfants, Gil et elle se voyaient en cachette parce que leurs familles se haïssaient. Il ne s’agissait plus désormais de tensions familiales mais du pouvoir des noms ; destin, hasard ou ironie, ils étaient à présent ennemis jusqu’aux bouts des ongles…

Gil ignorait tout cela. Par amitié, il avait avoué sa nature sans chercher à la dissimuler. Sinéad se demandait quelle pourrait être sa réaction s’il apprenait qu’elle était une Envoleuse. Après qu’il l’ait embrassée, elle avait été tentée de le lui dire, rien que pour le moucher une bonne fois pour toute. Mais, peut-être à cause de ce baiser, elle avait renoncé à cette folie. Seul un bain de sang pouvait résulter de la vérité, or dans l’immédiat elle ne souhaitait qu’une seule chose : atteindre le bois avant que l’orage éclate. Ils atteignirent les premiers arbres au moment où les premières gouttes s’écrasèrent sur le sol sec et poussiéreux. La pluie s’était fait attendre et exacerbait soudain les parfums de la terre sous leurs pas, de la mousse qui recouvrait le tronc des arbres et des champignons qui se cachaient sous un lit de feuilles colorées ; des filets de brume s’enroulaient autour des cimes et la noirceur du ciel contrastait avec les rais de lumière dorée qui crevaient les nuages pour trouver d’incroyables reflets dans les cheveux de Sinéad. Hors d’haleine, elle s’arrêta à l’endroit où elle avait planté sa tente, la veille. Az piaffa de joie, imité par l’alezan de Gil. Sans accorder un regard à ce dernier, la jeune femme se glissa dans sa tente pour s’abriter de la pluie. Elle n’était pas installée que le marchombre la rejoignait, tout sourire.

- Sors de là, marmonna-t-elle, peu encline à lui faire une faveur alors qu’il l’avait embrassée sans lui demander son avis.
- Il pleut des cordes, dehors…
- Justement.
- Tu ne montrais pas autant les crocs, avant.
- J’ai changé.


Il la regarda sans rien dire mais à en juger par la malice qui brillait au fond de ses prunelles, il n’était pas prêt à abandonner la partie. Pas encore. Ses cheveux étaient trempés et en bataille, rappelant à Sinéad l’enfant qui avait grandi avec elle ; mais il avait changé, lui aussi, et désormais c’était un homme qui lui tenait compagnie. Un homme dont le regard était bien trop brûlant pour qu’elle se sente parfaitement à son aise, surtout dans une tente. Furieuse, Sinéad ramena les jambes contre sa poitrine, les entoura de ses bras et posa le menton sur les genoux. Ce fut au tour de Gil de retrouver en elle la gamine délurée qui le suivait comme son ombre dans les quartiers mal famés d’Al-Jeit.

- Pas tant que ça, dit-il en essuyant son visage d’un revers du bras. Je t’ai reconnue tout de suite, alors qu’il faisait nuit.
- Ce n’est pas de ça que je veux parler.
- De quoi, alors ?
- Bon sang, Gil !
explosa Sinéad. Cinq ans… je t’ai cru mort pendant cinq ans. J’ai vu le sabre d’Ali et je t’ai vu tomber.
- Je n’étais pas au mieux de ma forme, c’est vrai,
plaisanta Gil. Mais je me suis relevé et ça, tu ne l’as pas vu. En fait, tu avais disparu. Je t’ai cherchée, tu sais. Même quand mes pas ont croisé ceux de mon maître, je t’ai toujours cherchée.

Sinéad observait Gil en silence. Elle se demandait si son maître ressemblait à Laïze.

- Tu as du talent, poursuivit le jeune homme en s’installant plus confortablement. Tu es capable de descendre une bouteille d’alcool de rougeoyeur et de rester lucide, et tu peux aligner deux gars plus costauds que toi dans la foulée. Tu cours à merveille. Tu es très belle, surtout en colère. Est-ce que tu as changé ? Sans doute, mais pour moi, tu es toujours la nigaude qui me collait aux fesses quand nous étions encore des gamins.
- C’est toi qui me colle aux fesses, fit remarquer Sinéad, troublée par la sincérité qui vibrait dans le discours de Gil.
- Je n’y peux rien si elles sont superbes.
- Tu veux bien arrêter de changer de sujet ?
- Très bien. Que veux-tu savoir ?


Il lui offrit à nouveau son demi-sourire charmeur et Sinéad eut un pincement au cœur : Gil était là, devant elle, si près qu’elle pouvait sentir son souffle sur sa joue, et elle mourrait d’envie de le serrer dans ses bras ; mais elle ne le pouvait pas. Le menton toujours sur les genoux, elle s’efforça de réprimer sa tristesse pour répondre à sa question.

- Pourquoi es-tu devenu un Marchombre ?

La question avait fusé sans qu’elle puisse la retenir et déjà, Sinéad la regrettait. Il la surprit en souriant de plus belle.

- Pourquoi pas ? Un élan, un souffle de vie, un coup de pouce du hasard… c’est très succinct, je te l’accorde, mais je vais avoir du mal à t’en dire plus à mon sujet. Et toi ?
- Moi ? répéta Sinéad, alarmée.
- Qu’est-ce que tu deviens ? La garde impériale en avait après toi l’autre nuit et tu as l’allure d’une vagabonde…
- Parce que j’en suis une, affirma-t-elle, soulagée qu’il ignore encore sa nature. J’explore l’Empire, je réalise mon rêve et…

Elle se figea soudain, tous ses sens en alerte, et son regard croisa celui de Gil.

- Est-ce que tu… ?
- Oui, moi aussi j’ai entendu, souffla-t-il. Je crois bien qu’on a de la visite.

D’un geste, il ouvrit la tente pour voir un homme essayer de voler son cheval, lequel ne se laissait pas faire et hennissait avec vigueur.

- Hé ! s’écria Gil en jaillissant hors de la tente, suivi de près par Sinéad.

Ils se retrouvèrent sous la pluie battante, entourés par une horde de bandits de grands chemins armés jusqu’aux dents.



*



Un éclair zébra le ciel et illumina le visage rude du chef de la bande. C’était un homme de taille moyenne, aux longs cheveux retenus en catogan et vêtu à la manière des contrebandiers de la province d’Al-Jeit ; un anneau scintillait à son oreille droite et un rat se cachait dans sa manche. Il détailla un instant Gil et Sinéad avant de plisser ses yeux noirs et de lancer, dans un rictus :

- Salut, les tourtereaux ! Je suis Tibo, dit le Raton. Vraiment désolé de vous interrompre au milieu de vos câlins mais pas de panique, tout va très bien se passer. Mes compagnons vont vous fouiller et vous débarrasser de ces petites choses inutiles qui m’intéressent beaucoup. Vous allez rester silencieux et immobiles, et on s’en ira sans faire d’histoires.
- Le Raton ? répéta Sinéad dans un élan de surprise feinte. Mince alors ! Nous sommes tombés sur le plus redoutable bandit de l’Empire… Tu crois qu’il mord ?
- Ne t’en fais pas, chérie, il lui manque quelques dents. Regarde…
- Des plaisantins, grinça Tibo en fronçant légèrement les sourcils. Je vous conseille de ne pas trop la ramener, mes jolis : vous êtes très clairement en position d’infériorité. Jouer avec mes nerfs revient à jouer avec votre vie.

Il fit un geste de la tête et deux de ses hommes s’approchèrent des jeunes gens. Sinéad et Gil échangèrent un regard et se comprirent instantanément. Lorsque les mains rudes du bandit coururent sous sa cape à la recherche de quelque butin, Sinéad se contenta de sourire à l’homme, et le bleu nuit de ses yeux parvint à le déstabiliser quelques secondes. Juste ce qu’il lui fallait pour passer à l’action. Devenu souffle de vent, songe insaisissable, illusion, elle disparut à sa vue en se glissant dans son dos avant même que son cerveau n’enregistre son mouvement. Il tourna la tête… trop tard. Celle-ci fut brisée à partir des cervicales et conserva un angle étrange tandis que le corps tombait mollement à terre. De son côté, Gil n’était pas en reste : l’homme qui s’était avancé pour le fouiller avait reçu un formidable coup de genou dans le bas-ventre avant d’être mis hors course par un atémi sur la nuque. L’effet de surprise, allié à la rapidité de leurs actions, permit aux deux guerriers de passer « au suivant » avant que Tibo ne réagisse enfin.

- Tuez-moi ça ! hurla-t-il en voyant Sinéad fracasser la mâchoire de l’un de ses hommes. Tuez-les !!

Comme la bande se resserrait autour d’eux, Sinéad fit un rapide décompte. Quatorze contre un, ce qui signifiait sept bandits chacun. Ces derniers n’étant pas de redoutables combattants, en dépit de leurs mines patibulaires, ce qui leur laissait une chance de faire pencher la balance en leur faveur. Mais Tibo, qui n’était pas du genre à rester à l’arrière uniquement pour superviser les opérations, banda un arc dans leur direction et la jeune femme jura entre ses dents. La première flèche fut facile à éviter. Ayant vu le coup partir, elle n’eut qu’à se laisser tomber pour rouler au sol tandis que le trait sifflait au-dessus de sa tête, au ras des cheveux. Pour échapper au second tir, Gil plongea à son tour, et la flèche se planta dans la cuisse d’un bandit qui hurla de douleur avant que le jeune homme ne l’assomme. Sinéad jura à nouveau. Tibo était bon tireur et il n’était pas gêné par la crainte de blesser l’un de ses comparses. Réfléchissant à toute allure, l’envoleuse bondit, vrilla son corps en pleine action et retomba derrière un homme au visage marqué d’une balafre. Il se reçut une flèche en plein cœur, puis les suivantes tandis que Sinéad reculait doucement en quête d’une idée. Les hommes de Tibo ne s’étaient pas encore aperçu que leur propre chef se moquait bien de les toucher. Ils n’avaient pas été recrutés pour leurs capacités de réflexion.

Sinéad essuya la pluie qui retombait devant ses yeux, en vain. L’orage avait éclaté et un véritable déluge leur tombait dessus, noyant la terre, formant de la boue sous leurs bottes, et le roulement du tonnerre couvrait le bruit de la bataille. Et celui des flèches. Lorsque l’une d’elle effleura son visage, traçant une ligne de feu sur sa joue, Sinéad sentit la colère l’animer toute entière. Repoussant l’homme qui se jetait sur elle, la jeune femme piqua un sprint jusqu’à Tibo, glissant dans la boue au dernier moment pour éviter d’être fauchée par une épée ; dans son élan, elle heurta le chef de la bande, l’entraînant à terre. Ils roulèrent dans la boue. Sinéad jeta l’arc au loin et attrapa le Raton par les oreilles pour lui fracasser le crâne sur un gros caillou. L’instant d’après, elle était de nouveau en pleine bataille. Un poignard dans chaque main, elle coupait, crevait, tranchait ce qui était à sa portée, entamant le ballet mortel que lui avait enseigné Laïze. Après la perte de leur chef et devant cet hécatombe, certains bandits tentèrent de se replier mais la jolie tueuse aux yeux bleu nuit ne leur en laissa pas l’occasion. Elle était partout à la fois et nul n’échappa à ses lames. Une main se posa alors sur son épaule. Vive comme l’éclair qui traversa le ciel en illuminant son visage couvert de sang et de boue, elle pivota et sa lame s’arrêta à un millimètre de la gorge de Gil. Parce qu’il avait bloqué son poignet.



*




- C’est moi, souffla Gil.

Je sais. Je sais ! Les yeux écarquillés, Sinéad était incapable de bouger. Les muscles bandés, la respiration hachée, le cœur battant, elle regardait Gil. Il la regardait aussi. Il ne pouvait pas bouger, lui non plus, car il était tenu en respect par la lame qu’elle avait posé sur sa gorge et également par celle qu’il avait stoppée in extremis avant qu’elle ne se plante entre ses côtes. Deux lames, une femme. Savait-il d’où venait le plus grand danger ? Le souffle de Sinéad s’accéléra encore. Elle le tenait. Elle tenait un Marchombre à portée de sa lame. Aucun contrat ne l’obligeait à quoi que ce soit mais, dans sa mémoire, les paroles de Laïze se ravivèrent, tel une étincelle qui redevient un brasier. Nous nous ressemblons. Sans détourner le regard, Sinéad pouvait se rendre compte du carnage qui régnait autour d’eux. Des corps un peu partout, une pluie diluvienne qui noyait le sang et la terre dans un bel ensemble… Ils avaient réalisé tout cela ensemble, réalisa-t-elle. Sans se concerter, mus par leur seul instinct de survie et leurs extraordinaires capacités. Ils n’avaient pas dansé seuls, ils avaient été deux. Deux guerriers. Une Envoleuse et un Marchombre. Et rien, sur le champ de bataille, ne laissait la possibilité de déterminer qui avait marqué le plus de points.

Nous nous ressemblons… Peut-être en avait-il toujours été ainsi. Aux paroles de Laïze succédèrent des images dans l’esprit de Sinéad. Des souvenirs, celui d’un passé commun : une fillette en train de se morfondre devant sa leçon, un garçon qui attire son attention en grattant doucement la fenêtre qui les sépare. Il n’y a plus de petit garçon ni de petite fille et, désormais, il n’y a plus de fenêtre mais des noms. De simples noms qui ont immense pouvoir. Sinéad resserra davantage les doigts sur le manche de ses armes. Gil avait arrêté ses lames mais il ne luttait plus pour l’empêcher de mordre la chair. Il rendait les armes !

- Pourquoi ? demanda-t-elle, si doucement que le fracas du tonnerre couvrit sa question.

Gil n’avait pas besoin de l’entendre pour la comprendre. Il avait perçu son interrogation bien avant qu’elle la formule, uniquement en sondant l’immensité de son regard. Ses bras retombèrent doucement le long de ses flancs, laissant désormais le choix à Sinéad. Il rendait les armes. Pourquoi ? Parce qu’il était désarmé depuis que cette femme avait ouvert les yeux, deux jours plus tôt, près du ruisseau. Parce qu’il n’avait jamais oublié son regard de nuit. Parce qu’il donnerait sa vie pour ce regard de nuit. Parce qu’il en était tombé amoureux. Mais les mots lui manquèrent, au moment où il en avait le plus besoin ; ils restaient coincés dans sa gorge par l’émotion. Alors, Gil oublia la pression mortelle des lames sur sa gorge et sa poitrine. Il se pencha en avant. Un peu de sang coula sur sa gorge lorsque Sinéad tressaillit. Il se penchait toujours. Doucement, ses lèvres se posèrent sur celles de la jeune femme. Il ferma les yeux, elle lâcha ses poignards et il la serra contre lui.

Sinéad oublia tout dans ce baiser. La vie, la mort, le ciel qui s’ouvrait au-dessus de sa tête, l’ordre qu’elle servait, les principes auxquels elle s’attachait, tout cela n’avait plus aucune importance. Rien ne comptait en dehors des lèvres pressées contre les siennes, des mains posées sur sa taille et du désir brûlant qui montait en elle. Fiévreuse, elle noua ses bras autour du cou de Gil et se hissa sur la pointe des pieds pour lui rendre la pareille. Sans cesser de l’embrasser, il la souleva et l’emporta avec lui sous la tente. Trempés, fébriles, ils se pressèrent l’un contre l’autre ; Sinéad retira le manteau de Gil avant qu’il ne s’attaque aux lacets de son corsage. Un coup de tonnerre éclata. La pluie, le vent malmenaient la tente, pauvre abri rudimentaire dont ils se seraient volontiers passés si seulement le coin n’était pas jonché de corps. Ils n’avaient ni froid, ni faim. Ils étaient ensemble. Et lorsque Gil se fondit enfin en elle, Sinéad comprit seulement qu’elle aimait cet homme plus que tout sur cette terre. Comment aurait-elle pu savoir que son destin venait d’être scellé ? Qu’il n’avait fallu pour cela que d’un souffle de Chaos et d’un soupçon d’Harmonie ? Cette nuit-là, Sinéad goûta au bonheur sans vergogne. Il n’était pas encore temps pour elle de découvrir que le bonheur a un prix…

Plus tard, alors que l’orage s’était éloigné depuis bien longtemps et qu’il ne restait de son passage que les gouttes qui tombaient des arbres sur la tente, Sinéad soupira d’aise. Elle était allongée sur Gil et somnolait, bercée par le rythme calme de sa respiration. Comment pouvait-il dormir en supportant son poids de cette façon ? La jeune femme remua et voulut glisser sur le côté mais les bras du marchombre se refermèrent aussitôt sur elle.

- Pas bouger… marmonna-t-il sans ouvrir les yeux.
- Je ne te gêne pas, comme ça ? demanda-t-elle en scrutant son visage.
- Je n’ai jamais été aussi bien de toute ma vie.

Sinéad sourit, radieuse, et déposa un baiser sur ses lèvres avant de reposer la tête sur sa poitrine. Elle aussi se sentait bien. Son corps était fourbu de la bataille de la veille et de la danse de cette nuit mais pour rien au monde elle n’aurait échangé sa place. Du bout des doigts, elle traçait distraitement des arabesques sur la peau de Gil et fronça les sourcils lorsque ceux-ci rencontrèrent le renflement d’une cicatrice. Tournant la tête, elle découvrit la marque d’une blessure récente dans l’épaule du jeune homme.

- Qu’est-ce que c’est ?
- Un carreau. J’ai eu de la chance.


Un carreau. L’espace d’un instant, Sinéad songea à celui qui lui avait transpercé l’épaule, trois jours plus tôt. Elle ouvrit la bouche pour poser la question qui lui brûlait les lèvres mais Gil, malicieux dès le réveil, l’en empêcha en roulant, l’entraînant sous lui.

- J’ai de la chance, répéta-t-il en plantant son regard dans le sien. Je t’ai retrouvée.
- Moi aussi, murmura-t-elle.



Huit mois, deux semaines et cinq jours plus tard naissait Manaël.




* A suivre *
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeLun 06 Mai 2013, 01:37

II - Jusqu'à la fin




* Un souffle de bonheur






Ce sont des coups frappés à sa porte qui la tirèrent du sommeil. Ouvrant péniblement les yeux, la jeune femme roula sur le dos et batailla un court instant avec ses draps pour s’en extirper. Ses pieds nus effleurèrent à peine le tapis qui réchauffait le sol lorsqu’elle se déplaça dans la chambre, mais elle avait la démarche d’une boxeuse groggy et une allure qui ne valait guère mieux. Un short dévoilait ses longues jambes et un vieux débardeur dévoilait davantage de peau bronzée encore. Avant d’ouvrir le battant contre lequel des coups frappaient à nouveau, elle eut la présence d’esprit de remonter sur son épaule une bretelle qui avait glissé, puis elle passa sa main dans ses courts cheveux embrouillés et déverrouilla le loquet en étouffant un bâillement. Celui ou celle qui osait la réveiller à une heure aussi matinale allait en prendre pour son grade…

- Quoi ?! grommela-t-elle d’une voix endormie.
- Salut, Laïze.

L’Envoleuse battit des paupières pour reprendre pleinement pied avec la réalité et dévisagea avec surprise l’homme qui se tenait sur le seuil de sa porte.

- Je sais qu’il est tôt et que tu n’es pas du matin, mais si je t’offre le petit-déjeuner, tu acceptes de m’accompagner en ville ?

Pour toute réponse, Laïze referma sa porte, laissant son visiteur dans le couloir. Il n’eut que le temps de reculer pour s’adosser au mur, les bras croisés sur la poitrine, et de lever les yeux au ciel, un sourire désabusé sur les lèvres ; le battant se rouvrit et la jeune femme, vêtue de sa tunique de cuir souple fétiche, le rejoignit.



*




Djan plissa ses yeux couleur de miel et secoua la tête, à la fois amusé et désespéré par ce qu’il voyait. Il avait beau connaître Laïze depuis un moment déjà, il s’étonnait toujours de son sacré coup de fourchette : alors qu’il avait seulement entamé sa viennoiserie, elle avait déjà terminé la sienne et engloutissait à présent ses œufs avec une voracité d’affamée. A croire qu’elle n’avait rien mangé depuis des jours, ce qui était impensable… Un éclat de tendresse traversa le regard de Djan. Mieux que quiconque, il savait Laïze veinarde en toutes circonstances, comme si la chance était éternellement de son côté pour la sortir de chaque mauvais pas dans lequel elle se fourrait régulièrement ; c’était la même chose avec sa ligne, digne de celle d’une sirène alors qu’elle était capable de manger comme quatre rien qu’au petit-déjeuner. La jeune femme finit toutefois par poser sa fourchette un instant et darda sur lui ses yeux bleu marine.

- Que me vaut ce plaisir, Djan Ril’Irgan ? Je ne t’avais pas revu depuis, quoi… trois ans ?
- Et cinq mois, pour être exact,
affirma-t-il d’un hochement de tête. J’ai été très occupé.
- Je vois. Et comment m’as-tu retrouvée ?
- Ne me dis pas que tu me crois toujours incapable de parvenir à mes fins !
- Je crois surtout que je vais devoir me fondre un peu mieux dans le décor, désormais… Alors ? Qu’est-ce qui t’amène entre les murs de la capitale ?


Djan prit le temps de choisir ses mots. Il connaissait suffisamment bien Laïze pour deviner ses réactions à l’avance, or il n’avait pas très envie de commencer cette journée par éponger son propre sang. Mieux valait y aller en douceur.

- Des tas de choses, à commencer par le boulot. Tu me croiras si je te dis qu’à l’heure où nous parlons devant un bon petit-déjeuner, mon apprenti sillonne la ville en quête d’un ruban rouge que j’ai accroché quelque part où il ne le trouvera que s’il ouvre suffisamment bien les yeux ?
- Un apprenti ? Toi ? Ma parole, c’est le jour des bonnes surprises !
- Hé, je n’ai pas eu l’air aussi étonné le jour où tu m’as annoncé cette nouvelle…


En dépit de sa réserve, Laïze ne put s’empêcher de sourire devant la moue boudeuse de Djan. Elle était toutefois sincère : jamais elle n’aurait imaginé le croiser ici, et surtout pas en présence d’une jeune recrue. L’homme qui était assis en face d’elle ne mangeait ordinairement pas de ce pain-là. Ses mèches fauves, son regard tendre et son apparente gentillesse n’étaient qu’illusion derrière laquelle se cachait une noirceur sans nom. Le Chaos ne comptait pas dans ses rangs membre plus fidèle que cet Envoleur.

- Tu ne m’as jamais parlé de ce projet, se défendit-elle en croquant dans une tartine de confiture. Je pensais qu’enseigner ne t’intéressait pas plus que ça.
- J’ai fini par en avoir marre des missions. Barouder un peu partout, ça m’allait quand j’étais jeune, mais maintenant…
- Arrête ton char, tu es plus jeune que moi !
- De six heures, c’est pas grand-chose !


Cette fois, Laïze laissa échapper un léger rire, imitée par Djan. L’espace d’un instant, elle se remémora les années passées avec lui tandis qu’ils rivalisaient l’un avec l’autre pour épater leur maître. Ils avaient été formés ensemble et cet étrange lien qui s’était développé entre eux avait évolué au fil du temps ; camarades, amis, amants, frères d’armes avant tout. Jusqu’à ce que des opinions trop divergentes ne les séparent définitivement. Du moins, c’est ce que Laïze croyait avant que Djan ne frappe à sa porte…

- Et toi ? demanda-t-il en la regardant lécher un filet de confiture qui avait coulé le long de son poignet. Tu entraînes quelqu’un en ce moment ?
- Pas depuis deux ans. A l’inverse de toi, j’ai décidé de changer d’air. Je suis en vacances.
- Qu’est devenue Sinéad ?


La simple évocation de ce nom illumina le visage de Laïze. Elle sourit.

- Elle vole de ses propres ailes, désormais. Je ne l’ai pas revue depuis que son apprentissage s’est terminé mais je suis sûre qu’elle vit sa vie à deux-cent pour cent, comme elle l’a toujours fait…
- Tu ne l’as pas revue depuis deux ans ? Même pas à Ombreuse ?
- Non. Pourquoi ?


Djan perçut la suspicion dans le ton de son amie et se tendit imperceptiblement.

- En ce moment, on parle d’elle au Domaine. J’ai entendu des choses…
- Quelles choses, Djan ?
- Une relation non conventionnelle, et donc non compatible avec les attentes de l’Ordre. Si tu vois ce que je veux dire.
- Non, je ne vois rien du tout,
répliqua Laïze.

Elle repoussa son assiette et fixa Djan, cherchant sans ses prunelles ambrée cette lueur qu’elle avait autrefois cherché à fuir. Ne la trouvant pas, elle se força à se détendre. Après tout, s’il avait voulu lui tendre un piège, il n’aurait pas pris la peine de la laisser manger…

- Beaucoup de rumeurs circulent au Domaine. Toi qui est nouveau dans le quartier des mentors, sache qu’il est impératif de toujours discerner l’artifice de la vérité. A tirer les mauvais fils, on finit par faire des nœuds.
- Je n’ai jamais dis que je croyais à ses rumeurs, Laïze. Pour être franc, je suis venu te mettre en garde.
- Ah oui ? Et contre qui ?
- Ceux qui tirent les mauvais fils. Ils sont en train de les remonter jusqu’à Sinéad. Et si je ne me trompe, tu es lié à elle autant qu’à moi.


Un frisson secoua Laïze lorsqu’elle réalisa que Djan avait raison. Elle n’avait pas menti en lui affirmant qu’elle n’avait pas croisé Sinéad depuis la fin de sa formation. Si son amie avait des soucis, il valait mieux qu’elle s’en charge avant que l’Ordre ne fourre son nez partout.

- Tu as fait tout ce chemin parce que tu t’inquiètes pour mon ancienne élève ? demanda-t-elle néanmoins en sondant le regard de Djan.
- Je m’inquiète surtout pour son ancien maître, dit-il dans un sourire.

Laïze sentit son ventre ronronner. Elle lui en coupa l’envie en avalant d’une traite son jus de fruit puis se leva précipitamment.

- J’ai un truc à faire.
- Dans mes cordes ?
- Faut voir. Tu veux commencer par l’épilation des jambes ou bien des aisselles ?


Se levant à son tour, Djan éclata de rire.

- D’accord, dit-il en secouant la tête. Vaque à tes occupations, je vais aller voir ce que mon élève fabrique. Mais on se retrouve sur l’esplanade pour le déjeuner, et ce n’est pas négociable.
- Pourquoi ?
- Tu ne diras jamais non à un sauté de siffleur.
- Bon ! Puisque tu me prends par les sentiments… Entendu, on se rejoint tout à l’heure.


Laïze s’éclipsa avant de lui laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit. Il fallait bien l’admettre, elle était heureuse de retrouver Djan – son cœur qui battait la chamade ne lui permettait pas de se mentir. Mais elle redoutait de regretter cette rencontre pas si hasardeuse que ça. En fait, elle avait toutes les raisons du monde de ne pas faire confiance à l’Envoleur. Alors pourquoi ne songeait-elle plus qu’à retrouver Sinéad ?

- Relation non conventionnelle… marmonna-t-elle en se glissant parmi la foule de badauds qui envahissait les rues d’Al-Jeit. Par pitié, Sinéad, dis-moi que tu n’as rien fait d’insensé !




*





C’était totalement insensé.

Vingt-sept mètres séparaient le sommet de la falaise de la Vive qui filait tumultueusement entre les rochers acérés. Si par miracle on évitait ces derniers en tombant directement dans l’eau, l’on était alors emporté par le courant. Toute chute était vouée à une mort certaine.

Sinéad prit son élan et sauta. Pivota dans les airs, arquant son corps en une vrille improbable, puis plaqua ses bras le long de ses hanches et rentra la tête dans les épaules. Elle ne s’écrasa pas sur les tranchantes arêtes rocheuses mais s’enfonça dans la Vive pour être aussitôt emportée par les puissants remous du fleuve. Eberlués, ses poursuivants n’osèrent pas davantage que de se pencher au bord de la falaise pour jeter un coup d’œil vers le bas. Ils ne prirent pas la peine de descendre le long de la paroi pour vérifier s’ils trouvaient un corps ; ils savaient qu’il n’y en aurait aucun. Nul n’aurait pu survivre à un tel plongeon.

Lorsque Sinéad se hissa péniblement sur un rocher plat, quelques kilomètres plus bas, elle ne loua ses blessures que pour le fait de se sentir incroyablement vivante. Elle avait eu chaud. Un peu plus, et elle se faisait déchiqueter, noyée, désarticulée par la violence de l’eau. Un peu moins et elle se serait fait trouer la peau par hommes qu’elle avait eu le culot de braver. Un sourire se dessina vaguement sur les lèvres de l’Envoleuse. Allongée sur la pierre chauffée par les rayons du soleil, les bras en croix, elle récupérait doucement ses forces. Bientôt, elle en eut assez pour se redresser et vérifier qu’elle n’avait rien de cassé. A part une foulure au poignet gauche et deux ou trois côtes sensibles, elle n’avait d’autres bobos que de multiples écorchures, quelques bleus et deux ou trois bosses. Ce n’était rien en comparaison des courbatures dont elle allait, à juste titre, hériter !

Il fallut un bon moment pour que les battements effrénés de son cœur se calment. C’était la première fois qu’elle prenait autant de risques depuis la naissance de Manaël. Elle qui avait craint d’être un peu rouillée, il fallait croire qu’il n’en était rien ! Ragaillardie par cette pensée, Sinéad gagna la berge, les dents serrées pour ignorer la douleur qui irradiait tout son corps.

Il était temps de rentrer à la maison.




*




Le corps luisant de sueur sous le soleil brûlant, les muscles de sa poitrine nue bandés, Giliwyn leva son maillet et l’abattit férocement sur son adversaire. Un coup puissant qui l’enfonça de quelques centimètres dans le sol. Satisfait, il s’essuya le front d’un revers du bras et observa le piquet. Celui-ci lui donnait davantage de fil à retordre que les précédents mais il était loin de renoncer. Cette fois, Petit Gris allait avoir du mal à mettre à terre son enclos pour prendre la poudre d’escampette ! Le marchombre jeta un regard noir à l’âne qui l’observait tranquillement en grignotant une carotte qu’il n’avait pas méritée. Il se serait bien gardé de lui en faire cadeau mais Manaël, qui adorait l’animal, n’avait pu se résoudre à le priver de sa gâterie quotidienne. Gil avait cédé.

Levant la tête, il chercha l’enfant du regard, balayant les prés verdoyants du regard. L’été resplendissait dans les Plaines de Shaâl. Il ne regrettait pas d’être venu s’y installé avec Sinéad. La maison qu’ils habitaient était à la fois humble et accueillante, tout à fait à leur goût et suffisamment éloignée des plus proches villages pour qu’ils puissent vivre en paix. Cette vie leur convenait. Gil était libre d’aller et venir sans avoir de comptes à rendre à sa compagne. En tant qu’Ombre, Sinéad était tenue de s’absenter au moins autant que lui, mais ils s’arrangeaient toujours pour que l’un des deux soit toujours présent aux côtés de Manaël. Il grandissait et s’épanouissait chaque jour davantage, fort d’une curiosité insatiable et d’une malice qui plaisait à Gil autant qu’à Sinéad ; il leur ressemblait bien plus qu’il était possible de s’en douter.

- Manaël ?

Au cri qui lui répondit, Gil lâcha son maillet et bondit. Il dépassa la clôture de Petit Gris, contourna la maison à toute vitesse, le sens en alerte, prêt à se battre comme un lion pour défendre son fils… Il le trouva assis par terre. Le petit garçon tenait son genou blessé en essayant de contenir ses sanglots mais il ne pouvait retenir les larmes qui ruisselaient sur ses joues rondes. Gil s’accroupit devant lui et posa une main rassurante sur dans son dos.

- Tout va bien, bonhomme. Je suis là.

Manaël hocha la tête. La simple présence de son père avait le pouvoir de lui redonner du courage. Celui-ci examina soigneusement la blessure, mais sa décision était déjà prise depuis qu’il avait découvert son fils à terre. Doucement, il posa ses mains sur le genou méchamment écorché. Lorsqu’il les retira quelques instants plus tard, la peau était comme neuve. Manaël renifla, essuya son nez d’un revers du bras et sourit à son père.

- Ça va mieux ?
- Oui !
s’exclama l’enfant en lui sautant au cou pour le remercier.

Gil se laissa renverser dans l’herbe et fit mine de ne pouvoir se défaire de ce petit garnement qui s’acharnait à le chatouiller. Il finit toutefois pas l’empoigner et le soulever comme s’il ne pesait pas plus lourd qu’une plume pour le faire tournoyer. Le rire de Manaël résonna dans les airs. Un autre s’y mêla soudain. Gil et Manaël tournèrent la tête pour voir arriver Sinéad, juchée sur Az ; l’instant qui suivit laissa place à l’effusion des retrouvailles. La jeune femme reçut le petit garçon dans les bras et le fit tourner à son tour. Lorsque Gil les rejoignit, elle noua ses bras autour de son cou et l’embrassa tendrement. Elle n’aimait pas le quitter.

- Je t’aime, souffla-t-elle en se noyant dans son regard.
- Je t’aime aussi, répondit-il en glissant une mèche derrière son oreille.

Il ne dit rien en découvrant un bandage autour de son poignet. Elle ne dit rien en découvrant son genou plein de sang. La confiance qui les unissait se passait de ce genre de détails futiles. Seul comptait le fait d’être une famille.

Le fait d’être ensemble.



* A suivre *
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Giliwyn SangreLune
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMer 23 Oct 2013, 12:43

- Tiens, tiens… Ne serait-ce pas ce bon vieux Giliwyn ?
- Paöl !


Arrêtant sa monture, un hongre baie nerveux et racé qui répondait au nom de Méandre, Gil salua l’homme aux cheveux blonds coiffés en brosse et au regard malicieux. Il s’agissait d’un marchombre qu’il avait rencontré lors de son Ahn-Ju ; l’un et l’autre étaient alors deux jeunes apprentis qui s’apprêtaient à risquer leur vie pour prouver leur valeur, mais ils avaient immédiatement noué un lien d’amitié fort, fondé sur un respect mutuel et une sympathie partagée.  Il était pourtant difficile de trouver une paire plus singulière que celle-ci : Gil était aussi grand que Paöl était petit, et le premier était calme et posé quand le second avait un tempérament de feu.

Paöl était sans aucun doute le marchombre le plus volage que la Guilde ait jamais compté parmi ses membres. Incapable de rester en place, il conjuguait la liberté mieux que quiconque, et ce principe s’appliquait tant dans sa façon d’arpenter la Voie que de courtiser la gent féminine. Autrefois d’un caractère similaire, quoique plus discret, Gil avait désormais une femme et un fils, une famille qui avait forgé en lui un sens des responsabilités que, de toute évidence, Paöl n’aurait jamais. Leurs vies avaient pris un chemin foncièrement différent mais, loin de les séparer, elles avaient renforcé leur amitié.

- Quel bon vent t’amène à l’Académie ? s’enquit le marchombre aux cheveux blonds en souriant.

Gil prit le temps de lever les yeux vers les hautes tours de l’école avant de répondre. Chaque fois qu’il venait ici, un vent de nostalgie soufflait dans son cœur et il avait la nette sensation que son mentor, Astryna, était près de lui ; la belle marchombre aux cheveux d’argent avait été tuée deux ans plus tôt par un jeune Envoleur du nom de Seren et depuis lors, Gil n’avait de cesse de mettre la main sur l’assassin pour venger une mort cruelle et injuste. Cette fois pourtant, il avait laissé Sinéad et Manaël dans leur domaine pour une raison qui n’avait rien à voir avec la traque.

- Une idée qui me trotte dans la tête depuis un bon moment, dit-il en plaçant les rênes de Méandre dans sa main gauche pour glisser la droite dans ses cheveux bruns.
- A en juger par cette mine de professeur constipé, c’est du sérieux…
- La délicatesse t’évite toujours aussi soigneusement, mon vieux.
- Qui est le plus vieux de nous deux, hein, vieille branche ? Regarde-moi ça, trente-deux ans et déjà un môme en âge d’arpenter la voie des apprentis !


Le rire de Gil raisonna dans l’air chaud et sucré de l’après-midi d’été.

- N’exagère pas, Manaël vient tout juste de fêter ses huit ans !
- Et alors ? Y a-t-il un âge pour apprendre la liberté ?
- Si, par le terme « liberté », tu entends « enchaîner les boulettes et courir au devant des ennuis », je ne lui souhaite pas de découvrir ça avant au moins un siècle,
affirma l’ego paternel de Gil.

Mais au clin d’œil vert et moqueur que lui envoya son ami en réponse, il ne put qu’admettre l’évidence : si son fils devenait marchombre à son tour, Gil serait le plus heureux des hommes.

- Et toi ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Il y avait bien longtemps que je ne t’avais vu rôder dans les parages…

Paöl haussa les épaules.

- Un poste de maître s’est libéré. J’ai voulu y jeter un œil, par curiosité, mais…
- Je vois. Trop de contraintes pour un type comme toi.
- S’il n’y avait que ça ! Non, j’ai vu à quoi ressemblait un apprenti de nos jours, et j’ai préféré renoncer. Trop jeunes, trop mous. Rien à voir avec nous !
- Nous, c’était il y a des années lumière.
- Foutaises, Gil. C’était hier…


Ils échangèrent un regard complice et l’espace d’un instant, Gil se vit en train de lutter pour sauver sa peau, Paöl bataillant à ses côtés. Près de dix ans s’étaient écoulés depuis mais son ami avait raison : il lui semblait qu’hier encore, il se trouvait dans le feu de l’action.

- Je vais aller voir ça de plus près, décida Gil en hochant la tête pour dissiper les images que ses souvenirs projetaient dans son esprit. Contrairement à toi, former de futurs amoureux fou de la liberté me tente.
- Tu ferais bien de te dépêcher, Zilie traîne dans l’aile des maîtres.


Songeant que la jeune femme était sans doute la raison principale de la venue inopinée de Paöl, Gil serra la main du marchombre avec chaleur.

- Bon vent, mon ami. Passe nous voir, un de ces jours ; je demanderai à Sinéad de te cuisiner une spécialité de Shâal. Quant à Manaël, il me demande souvent ce que son parrain attend pour lui rendre visite.
- Compte sur moi, vieille branche ! Je n’ai pas renoncé à faire entendre raison à ta charmante épouse. Un jour, elle se rendra compte qu’elle a misé sur le mauvais marchombre !


Parce qu’il était convaincu du contraire, Gil franchit les portes de l’Académie avec une détermination nouvelle. Car s’il était rentré au bercail après un an d’absence, c’était justement pour elle…




*




Occupée à recoudre une tunique déchirée par un méchant coup de lame, Sinéad n’entendit pas le galop annonçant l’arrivée d’un visiteur dans la cour. Mais le cri de joie de Manaël la tira de son ouvrage et elle leva la tête pour le voir débouler dans le salon à toute vitesse. Il avait les cheveux en pagaille et un bandeau cachait son œil bleu à la manière des pirates, laissant seulement apparaître un regard noisette, vif et malicieux, qu’il tenait de son père. Surprise de s’étonner encore de sa ressemblance avec Gil, Sinéad sourit au garçon.

- Que se passe-t-il, pirate ?
- Papa est rentré !


A l’instant où l’exclamation joyeuse allumait une flamme dans les yeux bleus de l’Envoleuse, Gil entra dans la pièce. Vingt-deux ans, songea-t-elle en sentant les battements de son cœur s’accélérer comme par magie. Vingt-deux ans qu’ils se connaissaient, tous les deux, et neuf ans qu’ils vivaient ensemble ; pourtant, ils se retrouvaient toujours avec une émotion plus vive et plus solide, comme si leur amour se dépliait lentement à l’image d’une subtile construction de papier. Tandis que Gil attrapait Manaël pour le soulever dans ses bras, elle posa le vêtement sur le canapé et se leva.

- Nous ne t’attendions pas avant demain, fit-elle remarquer sans l’ombre d’un regret.

Gil sourit.

- J’ai pris un raccourci au retour. Vous me manquiez trop.
- Où tu étais parti ?
[/color] demanda Manaël comme son père le reposait à terre.
- Au sud, près du lac Chen.

Ce fut au tour de Sinéad de sourire. Gil n’avait jamais caché sa nature de marchombre à sa famille et Manaël savait que son père était un homme particulier. Dix jours plus tôt, Gil était parti pour l’Académie ; Sinéad l’avait deviné avant même qu’il lui parle de son expédition. Elle avait accepté celle-ci d’un simple haussement d’épaules. L’homme qu’elle avait épousé était un marchombre et elle aimait cette part de lui autant que le demi-sourire qui creusait une adorable fossette dans sa joue gauche.  Mais elle avait été incapable d’avouer sa nature à Gil, par peur qu’il ne comprenne pas ses raisons. Quoique large d’esprit et foncièrement gentil, Giliwyn serait blessé d’apprendre que sa meilleure amie, son âme sœur puisse être également son ennemie. Sinéad ne supportait pas l’idée de lui faire du mal en seulement quelques paroles. Et tous deux avaient déjà suffisamment payé, lorsqu’ils étaient enfants, pour les hostilités qui régnaient entre les SangreLune et les Sil’Sierra.

- Tu as trouvé ce que tu y étais parti chercher ? s’enquit Sinéad en s’arrêtant tout près de son compagnon.

Gil prit le temps d’admirer les jeux de lumière dans son abondante chevelure acajou et ne put résister à la tentation d’entortiller une mèche rebelle autour de son doigt.

- Peut-être bien.
- Voilà une réponse bien vague, monsieur le Marchombre.
- Pourquoi ?
sourit le jeune homme d’un air innocent. Tu espérais une réponse particulière ?

Levant les yeux au ciel, Sinéad passa une main douce dans les cheveux de Manaël et se pencha pour approcher ses lèvres de son oreille. Dans un murmure empli de tendresse, elle lui proposa d’aller nourrir Petit Gris, que l’on entendait braire à tue-tête depuis que Gil était rentré. Emballé comme toujours par cette idée, l’enfant pris toutefois le temps de couver ses parents d’un regard brillant d’amour avant de filer, laissant derrière lui un soupçon de fraîcheur et de gaîté.  Sinéad regarda le battant de la porte se refermer, puis se redressa avec la grâce dont elle ne manquait jamais ; ce fut pour se retrouver dans les bras de Gil, son visage à quelques centimètres du sien. Il l’embrassa avant même qu’elle ne tressaille de surprise.

- C’est déloyal ! s’exclama-t-elle lorsqu’ils reprirent leur souffle.
- Quoi donc ?
- Cette façon que tu as de t’évertuer à brouiller les pistes chaque fois que je veux obtenir une réponse de ta part.
- Et ça marche ?
- Peut-être bien,
lança l’Envoleuse, ravie de pouvoir lui rendre la pareille.

Un sourire joua au coin des lèvres de Gil. Loin de l’agacer, les boutades de Sinéad avaient sur lui l’effet d’un baume tonique et chaleureux. Surtout après une journée passée sur le dos d’un cheval. Tout en pressant à nouveau ses lèvres contre celles de son aimée, il pensa à cet étrange changement qui s’était opéré en lui : avant, lorsqu’il n’avait pas encore retrouvé Sinéad, la seule chose qui comptait pour lui était l’Académie. Mais à présent qu’il avait une famille et un foyer, rien n’égalait l’intense bonheur qui pétillait en lui au moment où il retrouvait l’une et l’autre. En parfait écho avec ses pensées, son baiser se fit plus impérieux, plus profond. Entre ses bras, Sinéad savoura le frisson de plaisir qui la parcourut.

Elle était persuadée d’avoir fait le bon choix en s’engageant dans cette voix pour le moins inopinée. Si on lui avait dit, dix ans plus tôt, qu’elle s’éprendrait d’un Marchombre et fonderait avec lui une famille, elle aurait éclaté de rire, pour oublier une telle idée aussi sec ! Et pourtant, songea-t-elle lorsqu’ils basculèrent sur le canapé du salon, pourtant cette vie, je l’aime… Un instant, elle se laissa emporter par une myriade de sensations que provoquaient les baisers et les caresses de Gil. Puis elle secoua la tête en riant et prit appui sur ses coudes pour se redresser et le toiser d’un air amusé.

- Tu vois, tu recommences… Tu es incorrigible, Sil’Sierra !
- Alors là, je proteste : c’est toi, SangreLune, qui nous a fait tomber sur le canapé.
- Ben voyons…


Sinéad embrassa son têtu de compagnon sur le bout du nez avant de plonger son regard dans le sien.

- Allez, ne me laisse pas mijoter davantage, dis-moi ce qui t’a amené à faire ce voyage soudain à l’Académie.
- Une idée qui m’est venue en te regardant t’entraîner au tir à l’arc.


Elle réussit à ne pas tressaillir. Gil pensait que la jeune fille qui s’entraînait avec lui sous les conseils avisés de Larcan était désormais une Ombre, une espionne de l’Empereur ; préférant qu’il la voie ainsi plutôt que comme l’Envoleuse qu’elle était, Sinéad l’avait laissé tirer lui-même ses propres conclusions. Ainsi, elle n’avait pas à se cacher lorsqu’elle tirait à l’arc ou se lançait dans des séries de pompes et d’abdominaux.

- Ne me dis pas que c’est pour m’offrir un arc neuf que tu es parti pendant dix jours ! s’exclama-t-elle d’un ton qui ne trahissait absolument pas son appréhension soudaine.
- J’attends une meilleure occasion pour cela, murmura Gil en plongeant dans son cou pour tracer une ligne de baisers brûlants sur sa peau.
- N’essaie pas de m’embrouiller l’esprit ! Ça ne marchera pas tant que tu ne m’auras pas tout dit à propos de cette fameuse idée.

Gil fit un effort pour reprendre le fil de ses pensées. Il adorait taquiner la jeune femme. En rogne, elle était tellement séduisante qu’il lui était alors impossible de résister à la force de son désir. Il résista pourtant, et uniquement parce que l’idée qu’il avait en tête en valait la peine.

- Sinéad, j’aimerai que tu m’accompagnes à l’Académie.

Persuadée qu’il allait lui falloir contrer une nouvelle plaisanterie de Gil, Sinéad ne comprit pas immédiatement le sens de ses paroles. Face à son silence, le jeune homme crut bon de poursuivre sur sa lancée :

- Je crois… non, je suis certain que tu es faite pour épouser la Voie qui est la mienne. Je le sais parce que j’ai grandi avec toi. Ensemble, nous avons appris les rudiments de l’escrime et du combat au corps à corps. Et tu n’as jamais cessé de te former, n’est-ce pas ? Ton travail pour l’Empereur demande un certain nombre de facultés. Tu les possèdes toutes. Je pense que…
- Gil,
coupa Sinéad d’un ton où pointait un soupçon d’angoisse. Que me demandes-tu, exactement ?

Il la fixa avec une telle intensité dans le regard que Sinéad se sentit parcourue d’un long frisson.

- Suis-moi là où tu ne me suis pas encore, murmura-t-il alors. Laisse-moi t’apprendre à tutoyer les étoiles et chanter avec le vent. Deviens Marchombre, Sinéad.

Horrifiée, l’Envoleuse sentit son cœur rater un battement.




*




Laïze glissa un couteau dans sa botte gauche avant de jeter un regard d’ensemble autour d’elle. Estimant qu’elle était fin prête, la jeune femme referma son sac et le jeta sur son épaule, puis quitta la chambre avec une légèreté presque aérienne. Comme elle négociait le virage au bout du couloir, elle entra en collision avec un homme à la chemise impunément ouverte sur une poitrine chaude et musclée. Jurant avec force, Laïze leva les yeux pour passer sa méchante humeur sur l’opportun, croisa un regard gris acier et se figea instantanément en reconnaissant l’Envoleur qui se dressait de toute sa hauteur devant elle. Et merde !

- Salut, Til’Sylveryn.
- Tiens tiens, une petite souris. Comment ça va, Laïze ?


La jeune femme se retint de tourner les talons pour prendre la fuite et parvint même à dominer l’élan de peur qui nouait ses entrailles. Peu de choses l’effrayaient pourtant, et les gens encore moins ; toutefois, elle s’était fait la promesse de ne jamais chercher noises à cet homme-là, fut-ce pour un vrai trésor. A côté de lui, Djan faisait si pâle figure… Levant le menton pour signifier qu’elle n’était cependant pas du genre à se laisser impressionner, Laïze observa l’expression narquoise qu’arborait Seren. Et se demanda s’il lui posait la question par politesse ou bien par une franche curiosité. En réalité, ils se connaissaient seulement par nécessité : maîtres l’un et l’autres, ils se croisaient régulièrement lors des examens de jeunes mercenaires. Et pourtant, il était rare de voir Seren Til’Sylveryn arpenter les couloirs du Domaine.

- Je survis, répondit-elle en optant pour un ton exprimant la légèreté. Et toi ?
- Disons que je survis aussi. Tu pars à l’aventure ?


Il désignait le sac qu’elle portait sur l’épaule. Laïze hocha la tête.

- Je m’offre des vacances au soleil.
- Si seulement je pouvais faire la même chose…
- Des cours à dispenser ?
- Une vengeance à appliquer.


Sinéad réprima un frisson. Ce n’était pas tant la réputation de Seren que sa personne qui lui flanquait la frousse : il se dégageait de l’Envoleur une aura meurtrière telle qu’elle n’en avait encore jamais vue. Et elle se surprit à plaindre le malheureux qui avait osé s’attirer les foudres d’un homme aussi dangereux.

- J’espère qu’il ne s’agit pas d’une expédition punitive envers un élève un peu trop rebelle !
- Je punis seulement les apprentis qui ne sont pas suffisamment impétueux,
rétorqua-t-il, une lueur amusée au fond des yeux. Mais en l’occurrence, il s’agit simplement de mon passe-temps principal : la chasse au Marchombre. Et j’ai bon espoir de mettre bientôt la main sur ma cible.

Une proie, comprit Sinéad en captant le message prononcé à demi-mot. Soudain désireuse de se soustraire au regard perçant de son collègue, elle réajusta son sac sur son épaule et afficha un sourire neutre.

- Bonne chance, dans ce cas !

Comme elle le contournait, Seren la retint par la manche de sa tunique. Son geste avait été si vif qu’il l’avait surprise. Le corps tendu comme un arc, elle s’immobilisa et attendit la suite.

- Passe le bonjour à Sinéad de ma part.

Bave de trodd ! Comment avait-il pu deviner qu’elle se lançait à la recherche de son ancienne élève ? Sinéad inspira vivement. Il aurait fallu être idiot pour ne pas entendre la menace subtilement dissimulé dans ces quelques paroles anodines. Or, elle était loin d’être idiote…

- Je n’y manquerai pas. A plus tard, Til’Sylveryn.

Elle se dégagea de sa poigne de fer et s’en alla d’un pas digne et posé, sans se retourner. Une fois dehors, elle réprima son envie de se mettre à courir, au cas où Seren serait en train de l’observer depuis une fenêtre. Son regard se posa sur les écuries. Elle avait prévu de voyager par ses propres moyens, c'est-à-dire principalement à pied ; l’urgence de la situation lui apparaissait toutefois très nettement à présent, ne lui laissant plus l’ombre d’un choix : elle devait trouver Sinéad, et vite. Avant Seren. Comme elle se hissait sur le dos de la première monture venue, une évidence s’imposa à Sinéad, et l’Envoleuse jura entre ses dents.

- D’accord, Djan, marmonna-t-elle. J’ai peut-être besoin de ton aide, cette fois. Mais je jure par la Dame qu’après cela, on ne m’y prendra plus !

Elle tourna bride et, consciente d’un regard d’acier fixé sur elle, quitta le Domaine au grand galop.


* A suivre *
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Giliwyn SangreLune
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Giliwyn SangreLune


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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMer 20 Nov 2013, 19:37


* Un souffle de malheur






La douleur était inimaginable.
Incapable de retrouver son souffle, elle haletait faiblement, la poitrine compressée par un étau de souffrance intenable ; à travers les larmes qui inondaient ses yeux et roulaient sur ses joues, elle pouvait voir le visage de l’homme qui allait la tuer. Grand, brun, il était encore jeune et, si l’acte qu’il s’apprêtait à commettre n’avait pas été si odieux, il aurait pu lui paraître sympathique. Mais la franche détermination qui brûlait dans ses yeux couleur de miel empêcha Sinéad de croire qu’elle avait une chance de s’en sortir.
Il n’y en avait aucune.

Au-dessus d’elle, l’homme bougea. L’éclat d’une lame étincela entre ses doigts, sa main décrivit une courbe rapide, précise et mortelle…
… Sinéad ferma les yeux.





*




Sinéad ferma les yeux et soupira d’aise en sentant la chaude caresse du soleil sur sa peau. Souvent rude, le climat du nord offrait peu de journées aussi belles, et les rares habitants de la plaine savaient profiter de chaque instant de cet été qui n’en finissait pas. Depuis trois semaines la chaleur ne baissait pas avant la tombée de la nuit, et les immenses prés étaient passés d’un vert soutenu à un jaune pâle tandis que ruisseaux et petits cours d’eau s’étaient réduits à de simple ruts. Au cœur du jour, il était imprudent de sortir sans chapeau, mais il était de toute façon difficile de résister à l’envie d’une sieste que la canicule imposait. L’Envoleuse ne s’exposait jamais plus d’une vingtaine de minutes aux puissants rayons qui brûleraient à coup sûr sa peau de nacre, mais elle s’accordait à prendre une quantité de petits bains de soleil dont elle ressortait toujours sereine et reposée.

- M’man, t’endors pas ! Tu vas rater mon entrée !

Elle sourit avant d’ouvrir les yeux, attendrie par l’émotion qui vibrait dans la voix de son fils. Manaël était pour l’instant dissimulé par le rideau de branches du bosquet qui délimitait l’extrémité du jardin. Quelques feuilles laissaient toutefois entrevoir des petits bouts d’une tunique bleue ou quelques mèches de jais ; Sinéad s’empêcha d’éclater de rire pour ne pas le vexer et s’installa plus confortablement. Elle était lovée sur un banc  appuyé contre la façade de leur maison, les genoux repliés contre la poitrine, un bras replié sur le dossier de pierre et le menton posé dans le creux de sa main.

- T’es prête ?
- Depuis toujours !
- J’arrive !


Manaël jaillit des broussailles et Sinéad sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Vêtu de son plus beau costume, le garçon ressemblait tellement à Giliwyn qu’un fol instant, la jeune femme crut avoir fait un bond dans son propre passé. Elle était à nouveau la petite Sinéad qui courrait sur les toits d’Al-Jeit pour le retrouver, lui, l’enfant qui avait juré de ne jamais la quitter… Sous ses yeux remplis de tendresse, Manaël salua son public imaginaire en faisant danser sa flûte entre ses doigts. Il porta l’instrument à ses lèvres, et aux premières notes hésitantes qui s’élevèrent succédèrent celles, justes et enjouées, de la mélodie de son imagination. Subjuguée, comme toujours, Sinéad l’écouta sans bouger. Manaël jouait pour elle.

Il avait le sens de la mise en scène et enchaînait les morceaux avec une précision et une efficacité que son jeune âge rendait extraordinaire. Manaël avait l’envergure d’un brillant musicien en devenir. Emerveillée par le bonheur qu’elle pouvait lire sur les traits de son fils, Sinéad ne le quittait pas des yeux. Elle avait conscience de vivre un moment unique, privilégié. Magique. Lorsqu’il acheva sa représentation dans un dernier élan d’humilité enfantine qu’il traduisit en se passant nerveusement la main dans les cheveux, elle lui trouva une immense ressemblance avec son père. Et réalisa soudain à quel point Manaël et Giliwyn étaient cependant différents. Gil était insouciant, rêveur et éprit de liberté alors que Manaël était curieusement terre à terre pour un garçon de neuf ans. Il se contentait parfaitement de cette vie isolée dans les plaines de Shâal et ne s’évadait véritablement qu’en jouant de la flûte. Sans doute parce qu’il n’avait pas à s’enfuir de chez lui chaque nuit pour goûter clandestinement à un petit morceau de bonheur…

- T’as aimé, m’man ?
- Non mon ange… j’ai adoré !
- C’est vrai ?
- Promis, juré !


Manaël se fendit d’un sourire qui illumina ses yeux vairons. Sinéad contempla un moment cette particularité si belle, symbole d’une union qui faisait perdre au mot « impossible » toute sa signification. Ceux qu’elle avait servis si longtemps avaient tort : la rencontre entre l’Harmonie et le Chaos était possible, même s’il fallait que le destin, l’amour et un soupçon de hasard s’en mêle. Manaël en était la preuve vivante. C’est pour cela que, jour après jour, elle s’efforçait de mettre de côté la peur qui s’insinuait dans son cœur et peuplait ses nuits de cauchemars. Depuis que Gil avait franchi une première fois la frontière de leurs deux univers en lui proposant de devenir Marchombre, Sinéad craignait que le sort finisse par se retourner contre eux. Qu’un beau jour, cette vie heureuse et insouciante qu’ils partageaient tous les trois cesse d’exister. Gil s’était mépris de son désarroi, croyant deviner dans son tourment la peur de s’engager sur le chemin de l’inconnu. Réfléchis, avait-il glissé à son oreille avant de déposer un baiser au coin de ses lèvres.

Elle avait réfléchit, pesé le pour et le contre durant de longues heures lorsque ses mauvais rêves la tenaient éveillée des nuits entières. Elle avait déjà forcé le destin en se liant avec un Marchombre. Pourquoi ne pas en devenir un à son tour ? Laïze lui avait brossé le tableau d’un négatif, un opposé qui aurait pourtant bien plus en commun avec les Mercenaire que n’importe quel individu en Gwendalavir. Sans le savoir, Gil avait ouvert une porte dans son avenir ; il n’appartenait qu’à elle de décider si elle voulait franchir le seuil de ce nouveau possible. Sa liberté était aussi belle et vive que la sienne, pièce maîtresse de la façon dont elle avait choisi de mener sa vie. Mais si cette vie était inextricablement liée à celle de Gil, Sinéad avait compris qu’elle était aussi fondamentalement différente, et que dans cette différence résidait tout l’attrait de leur relation. Manaël était le parfait mélange de leurs deux caractères, et dans son regard bicolore, elle avait trouvé la réponse à sa question. Elle ne deviendrait pas Marchombre, parce qu’elle était ce qu’elle avait toujours souhaité être. Parce qu’elle était Envoleuse.
Et parce que, sans cet amour improbable qui avait su confondre deux opposés, Manaël ne serait pas là, en train de saluer son public, les joues roses de fierté.

- J’ai seulement fait deux fausses notes cette fois, se réjouissait l’enfant tout en faisant danser sa flûte entre ses doigts.

Sinéad était heureuse qu’il s’agisse d’un instrument de musique et non une arme. Elle n’empêchait pas Manaël d’accompagner son père à la chasse, guère plus qu’elle refusait à Gil le droit d’apprendre à leur fils à tirer avec un arc ; il était l’union parfaite de deux mondes, deux voies magnifiques et, le moment venu, il ferait son propre choix. Marchombre, Mercenaire… Musicien. La guilde de ces derniers était très réputée et Sinéad avait promis à Manaël de l’y emmener. Gil aussi. Il semblait tout aussi fasciné par le talent de leur enfant, et elle le savait prêt à tout pour que son avenir se pare des mêmes couleurs chatoyantes que celui dont ils avaient si souvent rêvé.

Sinéad se leva, ouvrit les bras et Manaël se pendit à son cou. Il rompit leur étreinte pour s’élancer joyeusement vers le bosquet. C’est à ce moment précis que l’Envoleuse sentit un frisson remonter le long de son échine. Elle réagit instinctivement et son corps se mit en mouvement avant même que le danger s’impose dans son esprit. Elle bondit, faucha le garçon et le plaqua au sol. Il eut un hoquet de surprise mais elle étouffa sa question en pressant sa paume contre ses lèvres.

- Rentre à la maison, souffla-t-elle à son oreille. Ne fais aucun bruit, enferme-toi dans ta chambre. Maintenant !

Sinéad lâcha Manaël. Il se redressa sur ses jambes et fila vers la maison sans se retourner. Fière de son courage et de sa vivacité, Sinéad se redressa à son tour mais, au lieu de le suivre, elle se campa sur ses jambes, genoux fléchis, et tira un poignard de sa botte. Immobile, elle scruta le bosquet avec attention, là où son regard perçant avait distingué, l’espace d’une seconde, un mouvement suivit d’un éclat scintillant. Maintenant que Manaël était en sécurité dans la maison, elle pouvait prendre le temps de réfléchir à la situation : celle-ci n’était pas brillante. Gil était parti tôt dans la matinée pour Al-Poll et ne reviendrait pas avant la fin de la journée. Elle était seule pour protéger leur fils et leur domaine. Sinéad fronça les sourcils. Quelle pouvait être la menace ? Des brigands ? Ils rôdaient dans la plaine, évitant soigneusement les plateaux d’Astariul et les incursions Raïs du nord. Mais ils se déplaçaient en petits groupes et elle se savait capable de les affronter si nécessaire.

- Qui est là ? lança-t-elle d’un ton froid en direction des arbres.

Seul le murmure du vent chaud dans les feuilles des hauts peupliers lui répondit, et la jeune femme se détendit légèrement. Elle envisageait même de s’être trompée lorsque, soudain, une silhouette se coula entre les ombres broussailleuses. Sinéad se mit en garde, leva son arme… écarquillant les yeux de surprise en découvrant celle qui venait de s’arrêter devant le bosquet, mains sur les hanches, tête penchée sur le côté et un sourire amusé sur les lèvres.

- Salut ma belle, fit Laïze. Ça gaze ?




*





- Comment m’as-tu retrouvée ?
- J’ai eu du mal. Tu es pire qu’une aiguille dans une botte de foin, tu sais ?


Sinéad sourit. Remise de sa surprise, elle était tombée dans les bras de son ancien mentor et elles s’étaient étreintes un long moment, effaçant ainsi l’amertume d’une séparation de plus de huit ans. Juchée sur le plan de travail, un verre de bière à la main, Laïze sourit à son tour.

- Alors tu t’es posée, toi qui avais fait serment de passer ta vie sur les routes !
- Le hasard s’est mêlé de mes projets. J’ai suivi des rêves moins vagabonds…


Assise sur une chaise, les genoux repliés contre sa poitrine, Sinéad observa son amie en songeant que, parfois, le hasard faisait bien les choses ; elle n’avait jamais imaginé qu’un jour, son ancien mentor puisse se retrouver dans cette pièce, buvant un verre et bavardant comme si sa formation n’était pas encore achevée et leur formidable duo prêt à se lancer de nouveau à l’aventure... Laïze vivait toujours au Domaine. Elle était bien trop liée à cet univers pour envisager de le quitter, et continuait d’enseigner la voie du Chaos à de jeunes recrues fraîchement débarquées.

- Ils sont têtus et je dois rivaliser d’imagination pour les motiver, expliqua-t-elle à Sinéad, mais je ne désespère pas d’arriver à en faire quelque chose ! Après tout, si j’ai pu faire entrer deux ou trois choses dans ta cervelle de moineau…
- Pauvres novices, dire qu’ils doivent supporter tes caprices sans savoir que le plus dur est à venir !


Leur éclat de rire résonna dans la cuisine et dura jusqu’à ce que Sinéad se tourne vers la porte.

- Tu peux venir, Manaël. Tout va bien.

Quelques secondes filèrent dans un silence parfait, puis le garçon se glissa dans la pièce, tout doucement, très prudemment. Il s’arrêta non loin de la porte, prêt à détaler au moindre risque, et chercha dans le regard de sa mère une quelconque raison de rester méfiant. Il n’en trouva aucune.

- Je te présente Laïze. C’est ma meilleure amie.

Devant la réserve qu’elle devinait chez l’enfant, Laïze retint la remarque ironique qui lui brûlait les lèvres. Elle posa son verre, sauta du comptoir et vint s’accroupir devant Manaël pour planter son regard bleu marine dans le sien.

- Salut mon grand, dit-elle dans un sourire. Quel âge as-tu ?
- Neuf ans.
- Wahou, c’est beaucoup !
s’exclama l’Envoleuse tout en jetant un coup d’œil furtif à Sinéad.

Neuf ans. La coïncidence aurait pu semer le doute si seulement ce petit bout n’avait pas le visage et la forme des yeux de sa mère.

- Et toi, t’as quel âge ?
- Trente-trois ans,
chuchota Laïze à son oreille, mais je compte sur toi pour ne pas le répéter !
- Juré promis !
répondit Manaël sur le même ton.

Rassuré par la situation et séduit par la jeune femme, il avait retrouvé le sourire et son humeur joyeuse. Il s’éclipsa, probablement pour aller s’occuper de Petit Gris, et Laïze se redressa lentement, pensive. Son regard croisa celui de Sinéad, qui hocha la tête en réponse à la question muette.

- Alors tu l’as retrouvé, murmura Laïze.

Sinéad garda le silence, consciente de la monumentale révélation qui se faisait jour dans l’esprit de son ancien mentor. Depuis quatorze ans, Laïze vivait avec le poids de ce choix qu’elle avait dû faire lorsque, dans la ruelle mal éclairée, elle avait découvert Gil et Sinéad. Le jeune homme était quasiment mort mais la fille, elle, avait une chance de s’en tirer ; l’Envoleuse l’avait sauvée avant de lui enseigner tout ce qu’elle savait. Quatorze ans qu’elle regrettait non pas sa décision, mais cette séparation injuste qui avait laissé son élève plus traumatisée qu’elle ne le laissait croire. Sauf que le Gil de Sinéad n’était pas mort… Une bouffée de joie emplit son cœur et c’est avec émotion qu’elle serra son amie dans ses bras.

- Ce n’est pas du hasard, c’est de la chance ! s’exclama-t-elle lorsqu’elles se séparèrent.
- C’est presque trop d’un seul coup, avoua Sinéad en désignant d’un large geste du bras la cuisine. Une maison, une famille, l’homme de ma vie… Parfois, j’ai peur de me réveiller, de me rendre compte qu’il s’agit seulement d’un rêve – un beau, un très beau rêve…
- Ne dis pas de bêtises,
la rabroua gentiment Laïze en lui donnant un léger coup de poing dans l’épaule. Quand on goûte à un bonheur comme le tien, on ne le lâche pas de sitôt !

Elle avait parlé avec sincérité mais quelque chose, dans le ton de sa voix, interpella Sinéad. Une ombre voilà son regard lorsqu’elle réalisa soudain l’incongruité de la présence de Laïze au cœur des plaines sauvages.

- Que se passe-t-il ? Laïze, pourquoi es-tu ici ?

L’Envoleuse soupira. Même si elle était réellement heureuse de la vie que son ancienne élève menait, elle aurait préféré trouver celle-ci dans des conditions différentes. Elle avait beau vivre seule, elle n’ignorait rien des conséquences qu’une telle situation pouvait impliquer dès lors que la famille entrait en ligne de compte…

- Tu as peut-être quitté le Domaine depuis longtemps, dit-elle en s’asseyant sur le bord de la table, mais le Domaine, lui, ne t’a pas oubliée pour autant. Il se murmure beaucoup de choses à ton sujet. Tu me connais, je prête rarement l’oreille à ce genre de rumeurs, mais cette fois c’est différent…

Elle lui raconta son entrevue avec Djan, passant sous silence les détails de sa relation pour le moins particulière avec l’Envoleur, et en arriva rapidement au fait essentiel de son expédition dans la région.

- Le Conseil pense que tu fraies avec des Marchombres. J’ai eu l’envie terrible de débarquer dans leur antre pour leur rire au nez, mais Djan m’en a dissuadé. Il croit à un coup monté pour t’éliminer et je suis de son avis. J’ai quitté le Domaine et j’ai dû faire intervenir un certain nombre de contacts pour retrouver ta trace.

Sinéad s’était raidie au fil du discours de son amie ; à ces paroles, elle blêmit et saisit Laïze par le bras.

- Le Conseil sait-il que je vis ici ?
- Non, et j’ai mené mes investigations avec toute la discrétion dont je sais faire preuve,
la rassura Laïze. Il fallait que je te mette en garde.

L’angoisse mordit sauvagement le ventre de Sinéad, qui parvint à ne pas grimacer de douleur. Elle n’avait pas ressenti une peur telle que celle-ci depuis son enfance, lorsque le regard perçant et dangereux d’Ali suivait ses moindres mouvements. L’assassin de Larcan était mort, mais combien de tueurs étaient encore à ses trousses ? Combien de démons allaient surgir de son passé pour menacer son présent et son avenir ? Paniquée, la jeune femme déglutit et jeta un coup d’œil à travers la fenêtre de la cuisine. Elle savait Laïze capable de couvrir ses traces, mais elle connaissait bien le Domaine et son fonctionnement ; si l’on savait qu’elle côtoyait un Marchombre, le Conseil n’aurait de cesse de lui faire payer son affront.

- Tu es sûre que personne ne t’a suivie jusqu'ici ?
- Certaine.


Sinéad se leva et commença à faire les cent pas dans la cuisine. Peu à peu, l’inquiétude laissa place à une vague de colère qui alluma de dangereuses flammes dans ses yeux. Elle était piégée ! Si Laïze apprenait qu’elle vivait avec un Marchombre, sa position au sein du Domaine n’en serait que plus délicate, parce qu’il lui faudrait dissimuler des informations à trop de monde. Elle ne dénoncerait jamais Sinéad, mais elle serait en revanche intransigeante sur la façon de se sortir d’affaire. Une façon que la jeune femme refusait d’envisager.

- Djan a des contacts avec le Conseil, poursuivit Laïze sans deviner les sombres pensées de son amie. Avec de la chance, il pourrait le faire changer d’avis à ton sujet. D’ici là, reste aussi discrète que tu l’es déjà. Il te tiendra au courant de la situation mais c’est moi qui ferais le relai entre vous deux.

Laïze n’ajouta rien de plus, mais Sinéad devina qu’elle n’accordait qu’une confiance partielle à cet homme. Elle hocha la tête. C’était un plan bien évasif, qui méritait toutefois qu’elle s’y intéresse de près. Sa famille en dépendait.

- Je me suis installée à Fande, la bourgade qui se trouve sur la route du sud. Djan est censé me retrouver là-bas ce soir. Je lui parlerais de toi mais pas de cette maison, ni de ta famille ; ce genre de détail n’adoucira par le Conseil.

Elle laissa son adresse à Sinéad et quitta le domaine, non sans avoir salué Manaël au passage. Après son départ, l’Envoleuse resta seule un long moment dans la cuisine, perdue dans des réflexions dont Manaël ne parvint pas à la tirer.





*





La nuit était tombée sur la plaine.
Sinéad et Manaël étaient tous les deux en train de lire dans le salon lorsque la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas. Le livre que Sinéad tenait entre ses mains chuta sur le parquet ciré lorsqu’elle se leva d’un bond. Un instant plus tard, Gil fit irruption dans la pièce, et l’Envoleuse porta la main à ses lèvres. Il était dans un état épouvantable. Son sang s’écoulait par les multitudes de coupures qui maculaient son visage, son torse et ses mains ; sa chemise crasseuse était en lambeaux, ses bottes boueuses et il tenait difficilement sur ses jambes. Sinéad le rattrapa une seconde avant qu’il ne s’écroule.

- Que s’est-il passé ? s’écria-t-elle en le soutenant jusqu’au canapé.

Incapable de répondre, le marchombre s’affala sur les coussins et ses paupières se crispèrent de douleur. Il était pâle, épuisé, transi. Paniquée, Sinéad s’obligea à contrôler ses émotions afin de rassurer Manaël ; le petit garçon s’était figé en apercevant son père, et il le dévisageait maintenant avec effroi.

- Tout va bien, mon ange, je m’occupe de papa. Est-ce que…
- Non !
cria l’enfant. Je ne veux pas aller dans ma chambre. Je veux t’aider !

Une bulle de fierté gonfla dans le cœur de Sinéad et elle hocha la tête.

- D’accord. Va dans la cuisine et rapporte-moi une bassine remplie d’eau chaude. Ensuite, prend les serviettes qui sont dans le placard du couloir.
- J’y vais ![/color]


Manaël fila comme une flèche, partagé entre l’excitation que cette lourde responsabilité faisait naître en lui et l’angoisse causée par l’état de son père. Dès que son fils eût quitté le salon, Sinéad se pencha et prit le visage de Gil entre ses mains.

- Raconte-moi, murmura-t-elle.

Il eut du mal à le faire. Sa voix était éraillée comme s’il avait passé la journée à crier et toutes les deux minutes environ, une violente quinte de toux le secouait pour le laisser plus las que jamais. Sinéad l’écoutait tout en examinant ses blessures.

- Ils me sont tombés dessus sur le chemin du retour… quatre types, deux mercenaires et deux Envoleurs.

Sinéad sursauta mais, tout à son explication, Gil ne s’en aperçut pas.

- Je n’ai pas eu trop de mal à me débarrasser des mercenaires, ils… ils étaient jeunes, probablement des apprentis en fin de formation. Mais les deux autres…

Interrompu par une nouvelle quinte de toux, Gil se plia en deux. Ses blessures étaient moins graves que Sinéad l’avait craint ; il s’agissait principalement d’entailles peu profondes qui zébraient sa peau, vestiges de la caresse des lames qu’il avait su repousser. Mais il avait reçu quantité de coups et les marques qui constellaient sa peau étaient tant nombreuses qu’impressionnantes.

- J’ai réussi à en tuer un. L’autre s’est enfui. Pourtant, à ce moment-là, j’étais à genoux et trop mal en point pour me défendre ; il aurait très bien pu me tuer sans le moindre risque…
- La Dame soit louée, il ne l’a pas fait, soupira Sinéad en écartant une mèche de cheveux qui barrait le front de son aimé.

Il frissonna et posa les yeux sur elle.

- C’est vraiment pas passé loin, cette fois, murmura-t-il. J’ai cru que…
- Shh,
fit la jeune femme en pressant un doigt sur ses lèvres pour le faire taire. Calme-toi. Tu nous es revenu, c’est la seule chose qui compte pour moi.

Manaël s’approcha d’eux, les bras chargés de serviettes, et Sinéad se redressa. Ensemble, ils soignèrent Gil, unis et motivés par un amour qui brillait avec force dans leurs yeux.




*





Laïze était en nage.
Elle s’entraînait depuis l’aube, tirée du sommeil par le besoin de dépenser l’énergie dont elle se sentait saturée. Par chance, l’unique auberge de Fande possédait une petite cour intérieure, espace circulaire d’une dizaine de mètres de diamètre entouré d’enjôleuses d’Hulm en pot et d’une autre variété de plantes qu’elle aurait été bien en peine de nommer. Le terrain était pavé et il fallait faire attention où l’on mettait les pieds pour ne pas se tordre malencontreusement une cheville, mais c’était amplement suffisant pour Laïze.

Vêtue simplement d’un débardeur et d’un pantalon de tissu noir, la jeune femme avait commencé par enchaîner une série de techniques lentes, chorégraphies soignées et déroulées à la manière d’un poème appris par cœur ; c’était sa façon de détendre ses muscles noués par un surplus de nervosité et d’inquiétude, de s’échauffer doucement. Le ciel prenait tout juste une teinte orangée lorsqu’elle avait sensiblement augmenté la cadence de ses mouvements. Petit à petit, ses parades devinrent plus vives, ses appuis plus prononcés, ses attaques plus poussées. Un filet de sueur perlait à son front. Sa concentration était maximale et sa puissance, alors qu’elle affrontait quantité d’adversaires invisibles, était incontestable.

Tout à son exercice, elle ne remarqua pas l’homme qui se tenait en retrait, le visage plongé dans l’ombre du toit surplombant le patio. Les bras croisés sur la poitrine, il l’observait en silence tandis qu’elle bondissait, dansait, virevoltait dans la lumière neuve du soleil, véritable ballet de force et de fluidité entremêlées. Il finit toutefois par décider d’intervenir et sa voix teintée d’ironie s’éleva dans l’air frais du matin :

- Je constate que le concept de la grasse matinée t’échappe encore !

Laïze sursauta et ralenti imperceptiblement la cadence de son enchaînement, mais elle ne tourna pas la tête vers Djan. Il suffisait que celui-ci pointe le bout de son nez pour que son cœur s’emballe, or elle s’efforçait d’ignorer tous les signaux de ce genre que son corps s’évertuait à lui lancer. En outre, l’Envoleur avait disparut depuis trois jours et n’avait pas pris la peine de lui faire part de ses projets. Ce pied-de-nez était à l’origine de l’intense frustration qui l’avait empêchée de dormir, c’est donc avec agacement qu’elle tenta de se replonger dans sa transe guerrière. C’était sans compter l’entêtement de Djan, qui la rejoignit au centre de la cour et se planta devant elle. Il était grand, imposant et incroyablement séduisant dans son ensemble de cuir anthracite. Laïze étouffa un juron.

- J’ai besoin d’air, marmonna-t-elle en espérant que Djan soit assez subtil pour comprendre le message.

Peine perdue.

- Moi aussi. Que dis-tu de comparer ta technique à la mienne ? Comme au bon vieux temps ?

Laïze songea d’abord à refuser cette invitation. Djan et elle avaient été formés par le même maître, ils avaient suivi une formation identique qui avait toutefois modelé leurs capacités, ciselé leurs gestes et souligné leurs différences ; leurs technique avait beau être similaire, ils suivaient l’un et l’autre leur propre chemin. Celui de Djan était plus mystérieux, plus sombre ; il pouvait s’avérer dangereux de l’affronter, même pour s’entraîner. Mais lorsque la jeune femme croisa le regard aux improbables nuances de miel de son compagnon, elle sentit céder son ultime résistante et ne put qu’émettre un grognement qu’il prit pour une réponse positive.

Il s’arrêta à deux pas d’elle et se mit en garde. Laïze l’imita. Les deux Envoleurs commencèrent par se tourner autour, chacun jaugeant l’autre avec cette aura de puissance que possèdent les prédateurs les plus féroces, puis la curiosité fit place à la combativité ; Laïze bougea. Elle se fendit d’une attaque furtive et précise, glissant comme une danseuse sur le pavé inégal de la cour. Djan s’effaça souplement pour esquiver la parade et répondit avec audace. Laïze sentit sa main frôler sa joue, pivota afin éviter l’atémi qui aurait dû la toucher à la gorge, se baissa avant qu’un coude ne lui explose l’arcade sourcilière et recula pour reprendre son souffle. Djan ne lui en laissa pas le temps. Il se jeta sur elle, tout en force et avec une redoutable vivacité, multipliant les attaques jusqu’à l’acculer contre un mur. Laïze ouvrit la bouche pour lancer un avertissement, il referma le poing sur sa gorge et la plaqua violemment contre la pierre anguleuse. Le souffle coupé, elle tenta de lui faire lâcher prise et s’immobilisa en sentant la pointe de la  lame contre son ventre. Impuissante, abasourdie, elle soutint son regard dans lequel plus aucune trace d’amusement ne subsistait.

- Es-tu vraiment des nôtres, Qiman ? cracha Djan avec une perfidie qu’elle ne lui connaissait pas.
- Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

L’étau se resserra davantage sur sa gorge et Laïze vit une lueur meurtrière traverser le regard de l’Envoleur.

- Inutile de feindre l’ignorance, je sais tout. Garaz, Frodan et leurs élèves ont surpris Giliwyn Sil’Sierra hier, quelque part entre Al-Vor et Fande. Garaz s’en est tiré de peu. Ton élève et son marchombre ne seront bientôt plus qu’un souvenir mais toi, de quel côté es-tu ?
- Je…


Laïze étouffait, la trachée comprimée par la main d’acier de Djan. Ses pieds ne touchaient plus le sol et son cœur s’emballait, non plus de désir mais de peur.

- Je… sers le Chaos, affirma-t-elle.

Il la scruta si longtemps qu’elle crut la mort prête à fondre sur elle. Sa vision s’obscurcissait déjà. Mais Djan finit par la libérer. Appuyée contre le mur, Laïze chercha son souffle, le retrouva en même temps que ses forces et fusilla l’homme du regard.

- Tu ne referas plus jamais ça.

C’était une promesse et Djan l’accueillit avec un sourire carnassier.

- Toi non plus. J’ai lancé Seren sur la piste de Sil’Sierra, il ne lui faudra guère plus de quelques jours pour mener à bien sa petite vengeance personnelle. Quant à nous…

Son sourire s’élargit.

- Nous allons retrouver ta protégée, comme promis. Et nous allons appliquer le châtiment qu’elle mérite pour avoir trahi.

Djan tendit une main presque amicale vers Laïze. Un fol instant, elle envisagea de lui sauter dessus et de l’égorger, puis elle réalisa qu’elle ne faisait pas le poids en combat singulier et renonça. Morte, elle ne serait d’aucun secours à Sinéad. Le cœur lourd, elle saisit la main de Djan et réprima un frisson lorsqu’il referma les doigts sur les siens.





* A SUIVRE *
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Giliwyn SangreLune
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Giliwyn SangreLune


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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeDim 09 Fév 2014, 16:45

Allongée dans l’obscurité, Sinéad écoutait pensivement le rythme paisible de la respiration de Giliwyn. Dans son sommeil, le marchombre avait roulé sur le côté et posé un bras sur son ventre. Du bout des doigts, elle effleura le tissu doux des bandages, songeant qu’il était désormais capable de les changer seul ; ceux qui entouraient sa poitrine étaient plus compliqués à réaliser mais Manaël avait suffisamment observé sa mère pour l’égaler dan cette besogne. Elle pouvait partir sans crainte… mais elle était terrifiée et repoussait ce moment avec acharnement. Depuis deux jours, elle faisait le tour des pièces pour vérifier qu’il ne manque rien et exécutait les tâches ménagères avec le plus grand soin pour ne pas laisser ses deux hommes submergés de travail. Partir lui coûtait bien plus qu’elle avait pu l’imaginer.

Pourtant, c’est avec une volonté d’acier qu’elle se glissa hors du lit, échappant à l’étreinte de Gil sans que celui-ci ne s’éveille. Elle s’habilla rapidement, enfilant un pantalon épais, une tunique doublée de fourrure et des bottes chaudes, et s’arma plus précautionneusement que jamais. Avant de quitter la chambre, elle s’approcha du lit et se pencha sur son compagnon. Quelques secondes s’envolèrent, pendant lesquelles elle retint son souffle en gravant dans sa mémoire cette image de Gil, serein et profondément endormi, puis elle repoussa délicatement une mèche sombre qui retombait sur son front et se détourna.

Elle ne pouvait pas  s’en aller sans voir Manaël, et c’est avec la même émotion qu’elle pénétra dans la chambre de son petit garçon. Roulé en boule au creux de ses draps, il portait sur le visage le même abandon, la même confiance que son père ; refoulant difficilement ses larmes, Sinéad effleura de ses lèvres une joue chaude, remonta le drap sur une épaule, murmura une prière d’amour et tourna les talons. Mieux valait partir vite avant de revenir en arrière, rappelée par tant de bonheur assoupi. Le cœur lourd, l’Envoleuse laissa une note sur la table de la cuisine, geste qui d’ordinaire était dérisoire, et jeta son sac de provisions sur son épaule avant de sortir.

Un vent frais l’enveloppa aussitôt. L’été avait beau s’éterniser, les plaines du nord restaient un endroit où les nuits sont froides et humides ; Sinéad ferma son manteau et couvrit ses mains de mitaines de laine avant de seller Az. Percevant sa présence, Petit Gris se mit à braire, mais elle savait que son appel n’éveillerait pas les deux dormeurs au sommeil lourd. Après avoir gratifié l’âne d’une caresse, la jeune femme se hissa sur le dos de sa monture et quitta le domaine au petit trot, disparaissant dans les ténèbres tandis que dans le ciel, un mince croissant orangé luisait doucement. Clin d’œil lunaire ou sourire ironique, impossible de le deviner…



*




Laïze quitta l’auberge à l’aube et prit la direction du sud. Moins d’une semaine s’était écoulée depuis que Djan l’avait menacée et les cernes bistre qui soulignaient ses yeux témoignaient de l’inquiétude qui en avait résulté. Elle ne dormait plus que d’un œil, une main glissée sous son oreiller et les doigts refermés sur le manche de son poignard. Mais si elle s’était attendue à une intrusion brutale de la part de son ancien frère d’armes, celui-ci n’avait jamais franchi le seuil de sa chambre, ni le jour ni la nuit.

Laïze n’avait pas baissé sa garde pour autant. Elle avait cessé de s’entraîner dans la cour de l’auberge et réduit ses déplacements, évitant l’Envoleur autant qu’il lui était possible de le faire. De son côté, Djan se contentait de la gratifier de regards amusés tout en agissant avec elle comme si rien ne s’était passé, ce qui avait le don de l’agacer prodigieusement. Il avait disparu la veille sans lui dire où il allait mais elle comptait bien profiter de cette occasion pour tirer sa révérence. C’était probablement un énorme risque à prendre ; la lueur meurtrière qu’elle avait vu briller dans le regard de Djan, lorsqu’il l’avait violemment plaquée contre le mur, ne cessait de lui revenir en mémoire comme un avertissement. Elle décida de l’ignorer pour l’instant.

Tu es libre, jeune fille. Je n’ai plus rien à t’apprendre. Mais je vais te dire quelque chose, un secret qui parachève cette formation et ouvre une porte sur ton avenir : je serai toujours là pour toi. Toujours.

Armée de sa volonté d’acier et de sa soif de liberté, Laïze s’élança vers l’ouest.


*



- Ils ont tout raflé, tout saccagé… Un véritable carnage.
- Y a-t-il eu beaucoup de morts ?
- Quatre, et deux fois plus de blessés. Mak et sa femme, ils étaient là-bas…
- Seigneur ! Non, pas eux…
- Je les avais prévenus. Je leur avais parlé de ces chiens qui sèment le chaos sur le passage, mais ils n’ont rien voulu entendre…


Attablés sur la terrasse d’une auberge relais blottie entre deux collines, à quelques mètres seulement de la piste qui reliait Al-Far et Al-Vor, les deux hommes discutaient à mi-voix tout en sirotant leur bière. Une profonde lassitude marquait leurs traits et ils évoquaient le drame avec un dégoût évident, sans se douter que leur voisine ne perdait pas une miette de leur discussion. Et que le chaos dont ils parlaient avec amertume et ignorance n’avait aucun secret pour elle.

Le Chaos.
Force brute et cruelle en laquelle Sinéad avait placé ses plus chères croyances des années durant, d’abord au cours de sa formation puis lorsqu’elle avait goûté à sa liberté d’Envoleuse. Il n’y a pas si longtemps, cette sombre discussion lui aurait tiré un sourire complice, même si elle n’était pas elle-même l’auteur de l’attaque qui avait ébranlé ses voisins de table. Il n’y a pas si longtemps…

Une éternité pourtant. Sa vie avait changé de couleurs pour se parer de quelques nuances d’harmonie qui, force pure et légère, était responsable des changements qui s’étaient également opérés en elle. Gil l’avait rendue moins orgueilleuse, Manaël moins frondeuse et ces quelques années de bonheur partagé lui avait modelé un caractère bien différent. A présent, le sujet qui animait une angoisse folle dans le regard des deux hommes déchaînait une colère franche dans celui de la jeune femme. La nausée lui souleva le cœur lorsque le premier décrivit au second la manière dont les quatre innocents avaient été massacrés.

- … le torse ouvert depuis l’aine jusqu’à la gorge, expliquait-il d’une voix blanche. Je n’avais encore jamais vu ça. On aurait dit qu’ils avaient été tués par une bête monstrueuse. Je l’aurai cru si seulement je n’avais pas vu les trois cavaliers s’enfuir à bride abattue.
- C’est ignoble ! Comment peuvent-ils commettre autant d’atrocités et rester impunis ?
- La garde impériale est dépassée. Un simple soldat ne fait pas le poids face à...


Un bruit de verre renversé interrompit celui qui narrait cette triste histoire et les deux hommes tournèrent un regard surpris en direction de la table voisine. La fille qui s’y tenait quelques secondes plus tôt avait tout simplement disparu.

Juchée sur Az, ses longs cheveux aux reflets flamboyants se déployant au gré du vent et de la course folle, Sinéad filait comme une flèche vers le nord. Jamais elle ne s’était sentie aussi Envoleuse.
Jamais elle ne s’était sentie aussi loin du Chaos.


*



Gil tendit un bras devant lui et replia les doigts. La douleur brûlante qui avait broyé ses muscles avait disparu et seule une gêne demeurait lorsqu’il forçait un peu trop. Ses côtes, quant à elles, s’étaient ressoudées et il n’y avait plus que les marbrures qui constellaient sa peau pour rappeler la violence des coups qu’il avait essuyés. Neuf jours, et cette embuscade n’était plus qu’un mauvais souvenir… qui persistait à hanter ses nuits, le réveillant parfois avec une brusquerie qui le laissait en nage et complètement essoufflé. Sinéad déployait alors des trésors de patience et de douceur qui lui permettaient de se rendormir mais, il le savait, l’ombre de la mort planait encore sur lui.

C’était une évidence qui le laissait totalement impuissant. Impuissant à se ressaisir, impuissant à ignorer ces cauchemars qui émaillaient désormais ses nuits, impuissant à tourner la page, à admettre qu’il était encore en vie. Pour la première fois, Gil se sentait terriblement fragile. Les dernières traces d’insouciance qui régnaient encore en lui s’étaient effilochées pour disparaître complètement. Exactement comme Astryna l’avait prédit.

Combattre un ennemi ce n’est rien. Rien qu’un pas à faire pour avancer un petit peu plus loin sur la voie. Combattre la mort, c’est comme bondir au-dessus d’un gouffre immense et vertigineux, duquel on ne revient pas. Et si l’on parvient à atteindre l’autre côté du gouffre, rien n’est plus pareil. Jamais…

Giliwyn avait franchi ce gouffre et à présent, il se tenait de l’autre côté. Et ce qui paraissait exaltant lorsque, jeune apprenti, il envisageait cette expérience, avait une réalité bien moins chatoyante. Bien plus terrifiante…

Fermant les yeux un instant, le marchombre posa sa tasse vide dans l’évier et s’appuya au rebord en faïence. Plongeon en soi. Quête d’un réconfort qui n’existait pas. Parce qu’Astryna n’était plus là, parce que Sinéad était partie. Je suis seul… Non. Son maître n’était jamais très loin, il le savait très bien et cette incroyable force qui lui avait permis de franchir le gouffre de la mort lui était venue de la marchombre aux cheveux d’argent. Et sa compagne, si elle s’absentait parfois – souvent – physiquement pour des aventures mystérieuses et dont il espérait toujours deviner le secret, ne disparaissait jamais vraiment. Elle était là, courant apaisant dans les remous de ses rêves, force tranquille qui le soutenait dans le moindre de ses choix, murmure précieux qui vivait éternellement dans son cœur. Elles étaient là. Toutes les deux.

Rasséréné par cette certitude, Gil rouvrit les yeux et se détourna de l’évier pour continuer de débarrasser la table du petit-déjeuner. Comme toujours lorsque Sinéad n’était pas là, Manaël et lui s’étaient offert des pâtisseries, achetées auprès du boulanger ambulant qui passait par le village le plus proche. Un petit plaisir que ni l’un ni l’autre ne se refusait et qui renforçait leur incroyable complicité tout en adoucissant les reliefs mordants de l’absence. Gil était en train de passer sa main sur le bois lisse de la table pour récupérer les miettes lorsque son fils entra en trombes dans la cuisine.

- P’pa ! L’amie de maman est là !

L’amie de maman ?
Sans parvenir à dissimuler sa surprise, Gil sortit de la cuisine et suivit Manaël jusque dans le jardin. Là, près de l’enclos de Petit Gris qui se pavanait en agitant fièrement sa crinière, se tenait une jeune femme. Des cheveux cours, hirsutes et noirs comme la nuit, un regard bleu électrique, un sourire énigmatique… et un poignard accroché à la ceinture. Gil s’arrêta à quelques mètres de l’inconnue et posa la main sur l’épaule de son fils afin de l’empêcher d’aller à son encontre.

- Bonjour, dit-il en s’efforçant de rendre sa voix aussi chaude et accueillante que de coutume.

Pourquoi est-ce que cette fichue angoisse ne le quittait-elle pas ?

- Salut ! lança la jeune femme en souriant. Tu es Gil, n’est-ce pas ? Moi c’est Laïze. Une amie de Sinéad.
- Une amie ?
- Nous nous connaissons depuis environ dix ans mais, le temps de quelques années, nous nous sommes perdues de vue… Comment vas-tu, Manaël ?
- Super bien !
s’écria l’enfant, ravi qu’elle se souvienne de son prénom.

Gagné par la confiance de son fils et la franchise qui résonnait dans les paroles de Laïze, Gil se détendit jusqu’à ébaucher un sourire en coin. L’Envoleuse, elle, sourit intérieurement. Il est exactement comme tu me l’avais décrit, Sinéad : mignon, attachant et intelligent ! Elle avait noté sa méfiance, bien sûr, et prit soin de ne pas effrayer cet homme qui, s’il était bien ce que Djan avançait, était un guerrier aguerri.

Un marchombre.

- Je suis navrée de débarquer à l’improviste et si tôt dans la journée, continua-t-elle, mais je dois parler à Sinéad.
- A quel sujet ?


Laïze observa Gil un instant. Il y avait plus de curiosité que de méfiance dans sa question mais elle ne pouvait pas se permettre de lui offrir la vérité.

- Pour rattraper le temps perdu, nous avons projeté de dîner ensemble. Je voulais simplement organiser les détails de cette soirée avec elle… et vous deux, si vous souhaitez vous joindre à nous !
- Ce serait avec plaisir,
répondit Gil avec une sincérité qui toucha Laïze droit au cœur. Mais Sinéad n’est pas là.
- Quoi ?
- Elle est partie hier, un peu avant l’aube, pour un voyage qui la conduit dans la chaîne du Poll.
- La chaîne du Poll ?
- C’est ce qu’elle m’a dit.


Bon sang !

Sentant le regard perçant de Gil fixé sur elle, Laïze jugula sa frustration pour conserver son air calme et enjoué. Inutile de le rendre soupçonneux.

- Pas de chance ! Elle ne m’avait pas prévenue de ce… voyage… mais nous pourrons remettre ce dîner à plus tard.
- Quand elle reviendra on ira manger tous les quatre ?
demanda Manaël d’un ton plein d’espoir.
- Promis juré !

Gil sursauta. Cette formule… Le clin d’œil complice que lui lança Laïze acheva de le convaincre. Amie, et non ennemie. Souriant véritablement cette fois, il brisa la distance qui les séparait pour venir lui serrer la main.

- Je l’informerai de ton passage lorsqu’elle sera rentrée. Mais en attendant, on peut peut-être profiter d’un café pour faire plus ample connaissance ?

Elle secoua la tête, navrée.

- J’ai à faire… Vraiment désolée. On fera connaissance au dîner !
- Au dîner alors. Bonne journée !


Laïze ébouriffa les cheveux de Manaël, salua Gil et fit demi tour. Contourna le domaine en décrivant une boucle qui l’amena sur le chemin d’Al-Poll. S’élança au pas de course, talonnée par une peur invisible qui allumait une étincelle d’inquiétude dans ses yeux bleus.

Bon sang, Sinéad, où es-tu encore passée ?


*



Sinéad avait laissé  l’été derrière elle.
La température avait commencé à chuter lorsqu’elle avait atteint Al-Poll, trois jours après son départ, pour devenir glacial alors qu’elle s’apprêtait à affronter les premiers reliefs accidentés des montagnes. Alors que la piste entamait une pente de plus en plus raide, les signes d’une autre saison apparurent : des plaques de glace scintillaient sous l’éclat d’un soleil qui tentait en vain de les faire fondre et le vent, vif et mordant, soufflait sans discontinu avec une force qu’il puisait dans les confins du Septentrion des Géants. Sinéad avait laissé l’été derrière elle.

Pour s’enfoncer au cœur de l’hiver.

Elle avait abandonné Az dans un camp de bûcherons qui s’était établi à quelques kilomètres de la cité souterraine. Pour vaillant qu’il soit, le fier petit cheval n’était pas de taille à rivaliser à la fois avec le relief périlleux de la chaîne montagneuse, son rude climat et les innombrables dangers qu’elle renfermait !

Une fois son fidèle compagnon entre de bonnes mains, l’envoleuse avait poursuivit son chemin à pied, marchant d’un pas résolu et au rythme soutenu. Les rares personnes qui l’avaient croisée s’étaient probablement dit qu’elle découvrait la région en profitant d’une randonnée. Elles s’étaient trompées. La sérénité qui pouvait se lire sur ses traits étaient loin d’animer son for intérieur et, si elle conservait une allure souple et régulière, c’était avant tout pour ne pas s’épuiser inutilement. Nul ne pouvait se douter à quel point le temps était compté. A quel point il était difficile d’essayer de le retenir, comme il était difficile de retenir un filet d’eau entre ses doigts…

Sinéad était plus insaisissable qu’un filet d’eau et le temps n’avait aucune emprise sur elle. Toute son attention était verrouillée sur son objectif et rien, pas même le vent qui s’acharnait sur elle, n’avait le pouvoir de l’arrêter. Au matin du quatrième jour, elle s’attaqua sans la moindre hésitation à la première paroi vertigineuse qui se dressait devant elle, formidable bastion de roche créé par la nature. Si atteindre le premier palier fut un jeu d’enfant, la suite de l’ascension s’avéra particulièrement ardue. Mais Sinéad n’aurait abandonné pour rien au monde. Elle jouait le sort de sa famille et pour cette raison, elle ne s’autorisa une halte qu’en début d’après-midi, à l’abri d’une étroite crevasse dans le mur balayé par les vents.

Recroquevillée contre la paroi constellée de cristaux de glace, l’envoleuse se força à avaler la viande séchée, dure et fade qu’elle avait emportée. Gravir une montagne était une chose, rester en vie en était une autre ! Si elle voulait conserver son rythme, elle devait économiser ses forces et faire le plein d’énergie.

Ne t’éparpille pas en vain, mademoiselle Je-n’en-fais-rien-qu’à-ma-tête, et tu vivras assez longtemps pour m’aider à mâcher mon pain !

Surgissant d’un passé qui n’était pas si lointain, les paroles de Laïze tirèrent un sourire à Sinéad, le premier de la journée. Il s’estompa rapidement, gâché par la culpabilité qui la rongeait à l’idée de lui fausser compagnie sans rien lui dire. Ce n’était pas juste pour son amie quand celle-ci avait pris d’énormes risques pour lui venir en aide, mais c’était la seule solution qu’elle avait trouvé et rien, pas même cette boule dans la gorge qui se faisait sentir lorsqu’elle pensait à son ancien mentor, n’était en mesure de la faire changer d’avis.

Ignorant le vent qui se mit à forcir pour l’intimider, elle referma son sac et enfila ses gants pour reprendre sa périlleuse ascension. Dans sa gorge, la boule était toujours là.


*



Sinéad serra les dents lorsqu’un énième coup de vent manqua de la désarçonner et se cramponna à son piolet pour ne pas se laisser emporter. Il lui cinglait le visage et la brûlait en se mêlant à la neige, l’empêchant de distinguer le sommet ; au jugé, elle estimait avoir fait le plus gros de l’ascension. Elle avait conscience qu’il s’agissait plus d’un espoir qu’une vérité mais ses muscles, ses articulations, son corps tout entier n’était plus que souffrance pure. D’ici peu, elle allait lâcher prise. Ça, au moins, c’était une vérité.

- Oh non, ma vieille, c’est hors de question, marmonna-t-elle en se hissant péniblement jusqu’à sa prochaine prise.

Depuis qu’elle avait franchi le dernier palier, une éternité plus tôt, elle s’était mise à parler à voix haute afin de garder l’esprit clair et alerte. Une telle performance était épuisante physiquement et mentalement.

- Gravir une grosse montagne et me casser la figure à peine arrivée au sommet, c’est tout ce qu’il pourrait m’arriver de pire, poursuivit-elle en haletant.

A cette altitude, l’oxygène se faisait plus rare, mais elle préférait encore manquer d’air plutôt que basculer dans le vide à cause de l’engourdissement.

- Qui a dit que les Dentelles Vives étaient un vrai défi ? A côté du Poll, elles ne sont rien de plus que de simples collines !

Un jour, Gil s’était vanté de son ascension. Il était rentré à la maison en roulant des mécaniques, et Manaël l’avait accueillit en héros. Elle aussi. Parce que même si les Dentelles ne valaient pas le Poll, elles n’avaient rien d’une promenade de santé, fut-ce pour un grimpeur aussi têtu et audacieux que Giliwyn Sil’Sierra !

Le souffle de la jeune femme retrouvait peu à peu son rythme. Elle pensait à ses deux hommes sans arrêt et c’est de là que lui venait cette force si impressionnante. Elle grimpait pour eux.
Le soleil se couchait dans son dos lorsqu’elle atteignit enfin le sommet.


*



La petite flamme vacillait dangereusement mais sa simple vue réchauffait Sinéad. Elle l’avait déjà rallumée trois fois et elle était prête à le faire autant que nécessaire, ne serait-ce que pour tuer le temps. Les mains coincés sous ses aisselles et les genoux repliés contre la poitrine, elle s’efforçait de ne pas songer aux tremblements de froid qui agitaient son corps et se réfugiait dans son imagination pour tenir bon : en songe, elle imaginait que Gil était là, tout près d’elle, la réchauffant autant de ses bras que de ses murmures.

Elle s’était blottie dans le creux d’une cavité naturelle formée en aplomb au-dessus du vide, le plus loin possible de l’entrée béante qui laissait entrer un vent violent et une nuée de flocons glacés. Par acquis de conscience, elle avait escaladé la grotte afin de jeter un regard sur les sommets enneigés du mont, mais il n’y avait rien là-haut de plus qu’une vaste étendue immaculée, balayée par une tempête de tous les diables et dépourvue du moindre point de repère. Inutile de s’y aventurer, à moins d’avoir envie de se perdre…

Sinéad passa la langue sur ses lèvres gercées par le froid. Elle avait la gorge sèche. Il avait fallu qu’elle fasse fondre l’eau de sa gourde, réduite à l’état de glaçons, pour se désaltérer et avait calculé qu’il lui en restait juste assez pour redescendre dans la vallée. Elle contint donc sa soif en s’abîmant dans la contemplation de la vaillante petite flambée. A présent qu’elle se trouvait en sécurité dans la grotte, elle courait un nouveau risque : l’endormissement. Ses paupières étaient lourdes et l’immobilité, conjuguée à une fatigue intense, l’attirait sans cesse vers un dangereux état de somnolence. Mais fermer les yeux pour de bon reviendrait à signer son arrêt de mort ; qu’elle s’y laisse prendre et elle ressemblerait d’ici peu à une statue de glace, figée par le sommeil et soudée à la montagne pour l’éternité !

Ne t’endors pas ma jolie statue, murmura Gil dans son esprit. J’ai besoin de toi !

- Je sais…

Le feu s’éteignit. Ravie d’avoir une occasion de bouger, la jeune femme étendit ses bras raidis par le froid et se mit à l’œuvre, gloussant doucement devant la gaucherie de ses mouvements.

- On dirait que tu files un mauvais coton, SangreLune !

Le rire de Sinéad mourut dans sa gorge. Abandonnant le petit tas de brindilles duquel s’échappaient quelques fumerolles, elle se remit sur ses jambes vacillantes et se retourna lentement.


*



Un silence de mort régnait dans le sous-bois. Les trilles des oiseaux cachés dans les branches s’étaient tus et le vent du nord était tombé, cessant de chanter dans le sombre feuillage. Il était si épais que la lumière entrait à peine, par de timides rais qui semblaient éviter le sentier émaillés de racines et de rochers.

L’un d’eux, plus audacieux que les autres, s’était glissé sur le visage de l’homme allongé par terre. On aurait pu croire qu’il dormait, étendu sur un matelas de terre parfumée et de mousse verte, mais il fallait alors ignorer qu’aucun souffle ne soulevait plus sa poitrine et le regard vitreux que ses yeux exorbités laissaient voir. Un regard douloureusement surpris. Cet homme n’avait rien vu de la lame qui, sournoise et violente, avait ouvert une plaie béante sur sa gorge, tranchant net la carotide et lui ôtant la vie dans un seul geste.

Presque aussi immobile que le mort, le tueur contempla un instant son œuvre. Aucune expression n’animait ses traits encore jeunes : ni dégoût, ni satisfaction, ni regret. Rien qu’une tranquille sérénité, comme s’il contemplait une fleur plutôt qu’un cadavre. Il finit par s’accroupir et se mit en devoir d’essuyer méticuleusement la lame de son coutelas sur la tunique du mort. Il le rengaina dans un mouvement fluide, rôdé par l’habitude, et détacha ensuite de la ceinture du cadavre une bourse qui disparut dans les replis de son manteau. S’y ajoutèrent un poignard, un crochet à serrure et un peu d’herbes à fumer. La fouille allait s’arrêter là lorsque soudain, le tueur se figea.

Il tenait entre ses mains un bout de papier racorni et usé par le temps, qu’il déplia sur une esquisse tracée par un coup de crayon sûr et talentueux. Un regard bicolore, des cheveux en bataille, un sourire mutin et, au bas de la feuille, un nom : Manaël Sil’Sierra.

Un sourire étira les lèvres du tueur. Il roula le papier, le glissa dans le col de sa tunique et quitta les lieux. Sans un regard en arrière. Abandonnant à Ombreuse le corps d’un marchombre qui répondait au nom de Paöl.


*



Sinéad toisa Djan d’un regard sombre.
Comme elle, il était enveloppé dans un manteau de fourrure et son visage disparaissait presque sous une épaisse toque, mais il avait l’air vif et alerte tandis qu’elle luttait pour gardait les yeux ouverts.

Et il souriait.

- C’est curieux, dit-il en croisant les bras sur la poitrine, quand tu m’as fait parvenir ce message, j’ai pensé que tu voulais me tendre un piège. Mais j’ai comme l’impression que c’est toi qui est piégée, là…
- J’ai choisi un terrai neutre pour pouvoir discuter,
protesta vivement la jeune femme.
- Au sommet d’une montagne ?

Djan émit un claquement de langue. Il n’était pas dupe. Elle s’en était doutée, mais elle avait compté sur cet esprit de loyauté qui animait parfois les Envoleurs. Ils avaient beau être adeptes du « chacun pour soi », ils n’aimaient pas que l’on s’en prenne impunément à un fils du Chaos. Djan avait lui-même contacté Laïze pour lui parler des risques encourus par son ancienne élève ; il aurait pu faire partie de ceux qui ont une conscience…

Mais Laïze ne faisait pas confiance à cet homme et c’est pour cette raison que Sinéad n’avait pas commis l’erreur de le retrouver dans les plaines. Elle l’avait éloigné de sa maison, de son fils et de son compagnon pour trouver une solution. Il en existait deux : la première était pacifique et entièrement fondée sur la volonté de l’un et de l’autre, la seconde se passait de mots et menait à une issue plus sombre, plus fatale.

- Tu n’as pas l’intention de te rendre, n’est-ce pas ? fit doucement Djan en décroisant lentement ses bras.
- Tu n’as pas l’intention de discuter, pas vrai ? répliqua Sinéad sur le même ton.

Un bref instant, tous deux s’affrontèrent du regard ; ainsi, c’était la seconde solution qui allait sceller leur destin. Sinéad ne se permit pas une once de déception. Sa décision était prise depuis que Laïze lui avait exposé son plan. Elle souffla doucement, laissant un nuage blanc se former devant ses lèvres et ses muscles endoloris se détendre.

Alors, Djan passa à l’attaque.
Il se fendit avec une vitesse incroyable et Sinéad, qui pourtant s’était préparée à ce déchaînement soudain, ne put éviter le premier coup. Sa mâchoire résonna et elle se mordit la langue assez violemment pour sentir son sang envahir sa gorge, mais cela eut pour effet de la sortir de sa torpeur.

Répliquant aussi vivement que l’envoleur, elle pivota et eut l’intense satisfaction de sentir son coude entrer brutalement en collision avec les côtes de son adversaire. L’épais manteau qu’il portait le protégea toutefois et lorsqu’il recula pour se mettre hors de sa portée, Djan s’en tirait seulement avec le souffle coupé. L’œil brillant, il l’observa avec attention, mesurant la détermination qui animait désormais la jeune femme. On aurait dit un animal sauvage à la voir ainsi ramassée sur elle-même, prête à bondir toutes griffes dehors, ses cheveux emmêlés formant comme un rideau de feu devant son visage. Une panthère n’aurait pas fait plus d’effet !

Eclatant d’un rire où pointait une note de démence, Djan se précipita vers elle. Il était plus grand d’une tête et plus lourd qu’elle, mais Sinéad compensait aisément ce manque en rivalisant avec souplesse et vivacité. Toutes ces années passées à s’entraîner avec Gil avaient porté leurs fruits… Ce combat-là était pourtant bien différent de tous ceux qu’elle avait menés jusqu’alors. Se battre dans un tel univers était à la fois extraordinaire et extrêmement pénible : entourés par la neige et la glace, ils étaient gênés dans leurs mouvements par leurs vêtements et le froid intense alourdissaient leurs membres.

Ce n’était toutefois pas là le pire. Tout à leur bataille, Sinéad et Djan se déplaçaient petit à petit vers l’entrée de la grotte, la jeune femme repoussant son adversaire afin de ne pas se retrouver acculée contre la roche. Ils se retrouvèrent vite à la merci du vent et des flocons qui, mêlés aux morceaux de glace qui se détachaient de la paroi de verre, leur balayait sans douceur le visage. Et puis, soudain, il y eu le vide. Immense, vertigineux, le gouffre gris et blanc s’ouvrit à leurs pieds, menaçant l’un et l’autre et semblant presque les attirer à la manière d’un aimant.

Les deux envoleurs combattaient désormais tout en gardant un œil sur la pente de glace qui n’offrirait aucune chance de survie si jamais ils se laissaient surprendre. Un faux pas, un geste trop amble et c’était la chute assurée. Sinéad s’efforçait de ne pas y penser. Elle devait fournir un effort incroyable pour rester concentrée sur les mouvements de Djan tout en conservant son équilibre, elle qui n’aspirait plus qu’à se rouler en boule et fermer les yeux sur la tempête ! La fatigue faisait trembler ses muscles raides, la peur de tomber lui nouait le ventre, mais la flamme qui brûlait dans ses yeux aurait fait fondre la glace des plus hauts sommets du Poll.

La première, elle avait tiré un poignard de sa ceinture, désireuse de mettre un terme à cet affrontement ; Djan avait renchérit en dégainant sa dague et l’éclat singulier des lames qui s’entrechoquaient avec violence s’ajoutait aux hurlement du vent. Envoleurs de formation, ils avaient une technique radicalement différente : Djan maniait son arme avec puissance, alliant la force et la violence dans impressionnant enchaînement de parades fulgurantes, tandis que Sinéad ripostait avec une vivacité surprenante, préférant jouer sur un sens inné de l’équilibre et une volonté d’acier pour oser les passes les plus audacieuses. Vingt fois elle risqua de se faire égorger par la lame ennemie, vingt fois elle s’en tira avec une simple estafilade.

Ses blessures se faisaient toutefois plus nombreuses de minute en minute alors que l’épuisement la gagnait. Profitant de ce qu’elle se glissait sous sa garde pour tenter de le surprendre, Djan fit apparaître une autre dague dans sa main gauche et poignarda violemment la jeune femme entre les côtes.

Le souffle coupé, Sinéad sentit la lame grincer contre l’os quand Djan la fit insidieusement tourner. Elle hoqueta lorsqu’il la retira d’un coup sec et, doucement, s’effondra dans la neige. Il la retint presque tendrement par le bras, mais ce fut pour lui envoyer son genou dans le foie, puis son poing en pleine figure. Le sang qui jaillit des blessures éclaboussa la neige. Sinéad s’enfonça dans le manteau froid et cotonneux, et ferma les yeux. Elle dut s’évanouir un moment car l’éclat de souffrance qui irradia soudain la moindre parcelle de son corps la réveilla brusquement.

On l’avait saisie par les cheveux afin de dégager sa gorge.

On allait la tuer.



*




La douleur était inimaginable.

Incapable de retrouver son souffle, elle haletait faiblement, la poitrine compressée par un étau de souffrance intenable ; à travers les larmes qui inondaient ses yeux et roulaient sur ses joues, elle pouvait voir le visage de l’homme qui allait la tuer. Grand, brun, il était encore jeune et, si l’acte qu’il s’apprêtait à commettre n’avait pas été si odieux, il aurait pu lui paraître sympathique. Mais la franche détermination qui brûlait dans ses yeux couleur de miel empêcha Sinéad de croire qu’elle avait une chance de s’en sortir.

Il n’y en avait aucune.

Au-dessus d’elle, l’homme bougea. L’éclat d’une lame étincela entre ses doigts, sa main décrivit une courbe rapide, précise et mortelle…

… Sinéad ferma les yeux.



* A SUIVRE *
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Giliwyn SangreLune
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMer 09 Avr 2014, 22:32

* Dernier souffle









Le terrible hurlement fut noyé par la fureur du vent : une formidable bourrasque balaya la neige en un tourbillon puissant et ravageur. L’espace d’un instant, la montagne sembla se disloquer, vaciller tandis qu’un grondement aussi impressionnant que celui du tonnerre retentissait jusque dans la vallée.

Puis plus rien.

Un silence total, parfait, succéda brutalement au chaos ; le contraste le rendait encore plus assourdissant. Recroquevillée dans la neige, le corps agité de tremblements de froid et de douleur, Sinéad osa enfin ouvrir les yeux. La clarté du soleil l’aveugla et quelques larmes roulèrent sur ses joues maculées de sang. Serrant les dents, elle lutta pour garder ses paupières ouvertes, insista pour accommoder sa vision, mais tout ce qu’elle parvint à distinguer fut une ombre vacillante qui se dessinait sur un fond éblouissant. Une voix métallique, odieusement déformée perça les méandres brumeux de son esprit.

Tu m’appartiens, SangreLune. Et bientôt, lui aussi…

Le cœur de Sinéad se mit à battre plus fort dans sa poitrine alors qu’un vent de panique s’insufflait en elle. Mais déjà l’obscurité tombait sur ses yeux comme un voile imparable. La dernière chose qu’elle perçut avant de sombrer dans l’inconscience fut un rayon de lumière rouge sang.



*



A bout de souffle, Laïze atteignit le sommet de la barre rocheuse environ neuf minutes plus tard. Alors que la tempête avait menacé sa vie un nombre incalculable de fois pendant son ascension, le ciel était désormais d’un bleu vif et le soleil faisait briller la neige au point de lui brûler les yeux. Elle posa un genou à terre et entreprit de reprendre sa respiration. Difficile à cette hauteur, alors que l’oxygène se faisait rare et le froid désespérément mordant. Elle dut fermer les yeux et inspirer vivement pour faire passer la vague de nausée qui la saisit brusquement.

Lorsqu’elle fut certaine de pouvoir tenir sur ses jambes sans s’écrouler, Laïze se redressa péniblement et scruta les alentours. Des arêtes de roches glacées se tendaient vers le ciel, aiguilles scintillantes sous l’éclat du soleil et de la neige. Un peu plus loin sur la gauche, une cavité formait une bosse sous l’épais manteau cotonneux, laissant à peine entrevoir une ouverture qui lui donnait l’apparence d’un terrier.
C’est alors qu’elle les vit.

- Oh non… !

Murmure glacé qui forma un petit nuage de condensation devant les lèvres de la jeune femme. Les jambes s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, Laïze se précipita vers les corps qui gisaient à moitié ensevelis. Une quantité impressionnante de sang les entourait, colorant la neige d’un rose vif. L’envoleuse s’arrêta près du cadavre de Djan. Il avait le torse éclaté et le visage figé dans un rictus de souffrance innommable. Face à ce macabre spectacle, la nausée revint au galop : Laïze se plia en deux et cracha un filet de bile.
Djan…

Elle trouva le courage de le regarder une dernière fois dans les yeux. Son regard de miel était vitreux. Un bref instant, Laïze revit pourtant l’éclat malicieux qui animait les prunelles du jeune garçon chaque fois qu’ils riaient ensemble pendant leur entraînement. Puis un coup de vent emporta le souvenir dans un souffle puissant, et elle ferma les paupières de l’envoleur avant de se tourner vers Sinéad.

Non ! Ne me dis pas que…
Laïze s’alarma et se laissa tomber dans la neige pour palper le corps de son ancienne apprentie. Des larmes embuèrent ses yeux lorsqu’elle constata avec soulagement que celle-ci respirait encore.

- La Dame soit louée… murmura-t-elle en repoussant une mèche gelée du front de son amie.

Sinéad était vivante, mais dans un triste état et si un rêveur de jetait pas un coup d’œil sur ses blessures rapidement, elle risquait de mourir.

Ah ça, c’est hors de question !
L’envoleuse plongea une main à l’intérieur de la doublure de son épais manteau et en sortit un chuchoteur qui tremblait de froid.

- Désolée, coco ! s’exclama-t-elle en approchant ses lèvres de la boule de poils agitée de soubresauts. J’ai besoin d’un coup de pouce, si tu vois ce que je veux dire…

Une fois le chuchoteur partit délivrer son message, Laïze se débarrassa de la cape qu’elle portait par-dessus son manteau et enveloppa Sinéad. Elle la porta à l’intérieur de la petite cavité rocheuse, alluma un feu avec trois fois rien et s’installa au plus près des maigres flammes, son ancienne élève serrée dans les bras.
Puis elle attendit.

Longtemps.


*


Tu m’appartiens...

- Non !!!

Sinéad se redressa brusquement sur sa couche. Elle était en nage et le sang battait furieusement à ses tempes ; haletante, elle plaqua ses mains de chaque côté de sa tête et ferma les yeux très fort pour tenter d’endiguer la peur panique qui menaçait de la submerger.

- Laisse-moi… gémit-elle.
- Je voudrais bien, mais on m’a demandé de ne pas te quitter d’une semelle, alors…

Surprise, Sinéad ouvrit les yeux et releva la tête. La douleur et la peur affluèrent d’un seul coup lorsqu’elle découvrit l’homme qui venait de lui répondre. Il était très grand, très mince et vêtu d’un élégant manteau sombre dont le col relevé dissimulait un peu son menton. Des mèches noires striées de blanc retombaient devant ses yeux couleur acier mais il n’avait pas l’air d’être plus beaucoup plus âgé qu’elle. Un drôle de chapeau haut de forme était enfoncé sur son crâne. Appuyé contre le rebord de la fenêtre, les bras croisés sur la poitrine, il l’observait avec un intérêt curieux.

- Qui êtes-vous ?
- Ah, on retourne au vouvoiement ?
remarqua-t-il d’un ton légèrement contrit. Je m’appelle Drake Jil’Manghorn. Récemment transformé en garde-malade, Dessinateur de formation et Sentinelle de fonction.

Il ponctua sa présentation d’un hochement de tête à l’attention de Sinéad et souleva légèrement le rebord de son chapeau du bout de son pouce. Elle songea qu’il avait un sourire tout à fait ravissant.

- Enchantée, répondit-elle en levant ses bras bandés. Je suppose que c’est à vous que je dois ça ?
- Il m’arrive de réparer les gens, mais je ne suis pas spécialiste en guérison. Non, ceux que vous devez remercier sont les rêveurs de Tintiane. Ce sont eux qui vous ont sauvé la vie : moi, je ne suis que le moyen de transport…


Sinéad écarquilla les yeux.

- Tintiane ? Mais je viens de…
- La chaîne du Poll. Oui, ça fait une petite trotte… Mais si vous aviez emprunté la route normale, vous ne seriez plus qu’un joli cadavre congelé, ma belle. Un pas sur le côté et hop ! Vous voilà bien au chaud.


Songeuse, Sinéad baissa les yeux sur ses mains. Elle ne se souvenait pas très bien de ce qu’il s’était passé là-haut ; seuls des bribes lui revenaient en mémoire, flashes aveuglants qu’elle n’arrivait pas à remettre dans l’ordre. Devant sa mine déconfite, Drake se détacha de la fenêtre et se dirigea vers la porte, son long manteau flottant derrière lui au rythme de ses pas.

- Enfin, je suppose que je peux annoncer votre réveil, maintenant…
- L’annoncer à qui ?
demanda Sinéad en fronçant les sourcils.

La Sentinelle se tourna vers elle, l’air mi-surpris, mi-amusé.

- Mais Laïze, bien sûr !

Bouche bée, Sinéad le regarda ouvrir la porte. La seconde suivante, un boulet de canon aux cheveux noirs lui sautait au cou, menaçant de la faire tomber de son lit. Pour la première fois, Sinéad vit Laïze pleurer ; elle-même ne parvint pas à retenir ses larmes lorsque son ancien mentor la serra dans ses bras à l’en étouffer.

Un sourire accroché aux lèvres, Drake referma doucement la porte et s’éclipsa dans le couloir.



*


- Bon sang, tu m’as fichu une de ces trouilles…
- Comment as-tu fait, Laïze ? Comment m’as-tu trouvée ?
- C’est une longue histoire…


Et, comme elles avaient du temps, Laïze ne se fit pas prier pour entamer son récit. Assise en tailleur au bout du lit de Sinéad, elle raconta à cette dernière comment Djan s’était retournée contre elle. Comment elle s’était débrouillée pour lui échapper. Comment elle avait rencontré Giliwyn. Comment elle avait galopé à bride abattue jusqu’aux montagnes, puis escaladé celles-ci à la recherche de son écervelée d’apprentie.

- Ex apprentie, rappela Sinéad.
- Dans un cas comme dans l’autre, tu n’as toujours pas de plomb dans la cervelle, répondit Laïze en haussant les épaules. Mince, à quoi pensais-tu, exactement ? Retrouver Djan et le tuer pour assurer ta liberté ? Pourquoi n’as-tu pas suivi notre plan ?
- Tu viens de me dire que Djan avait retourné sa veste.
- Peut-être, mais au moment de t’embarquer dans cette folle escapade, tu n’en savais rien, alors…
- Laïze.


L’envoleuse leva les yeux pour croiser le regard de Sinéad. Un regard sombre, profond et incroyablement déterminé.

- Je suis prête à déclarer la guerre au Domaine et au Chaos pour protéger ma famille.
- Tais-toi !
s’écria Laïze en sautant à bas du lit pour faire les cent pas dans la chambre. Tu ne sais pas ce que tu dis. Le Domaine compte plus de recrues qu’il y a de lattes sur ce parquet. Tu n’es pas invincible, Sinéad.
- Je sais.


Un lourd silence accompagna ces dernières paroles. Pendant un long moment, Laïze continua de faire les cent pas sous le regard imperturbable de Sinéad.

- Alors… commença-t-elle, avant de s’arrêter.
- Oui ?
- Alors comme ça… Giliwyn est…
- Oui. Tu sais, je n’y peux rien : il est ce qu’il est, je suis ce que je suis. Et tu avais raison, nous sommes bien plus semblables que ce qu’on nous apprend au Domaine.
- Ce n’est pas pour ça que les choses vont être plus simples,
fit remarquer Laïze d’une voix douce, arrêtant enfin de s’agiter. Mais… Il me plaît, ton homme. Et j’aime beaucoup ton petit bonhomme, alors…

Un silence. Et puis, tout à coup, Laïze se planta devant Sinéad et tendit sa main vers elle.

- Si jamais tu déclares la guerre à nos chers compatriotes… fais-moi signe !

Sinéad contempla la main de son amie avec une émotion palpable, puis elle entremêla ses doigts aux siens et sourit.

- Promis, juré !

L’envoleuse aux cheveux noirs désigna du menton les bras bandés de la jeune femme.

- T’as dégusté, hein… Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Je ne me souviens pas très bien… Je me rappelle l’ascension difficile…
- Ouais, ne m’en parle pas !
- J’ai attendu Djan, là-haut. Il est arrivé alors que je luttais contre le froid et la fatigue. Nous nous sommes battus, et puis… Plus rien.
- Plus rien ?
répéta Laïze. Tu veux dire…
- Le noir complet. Enfin, pas vraiment, il y a cette lumière rouge aveuglante, et… plus rien.

Tu m’appartiens…

Sinéad frissonna. Compatissante, Laïze s’assit à côté d’elle et passa un bras autour des ses épaules.

- Tu as beaucoup de chance que je m’attende toujours à ce que tu t’attires des ennuis ! Tu aurais pu y rester, cette fois.
- Je sais. Comment m’as-tu sortie de là, d’ailleurs ? Et qui est ce charmant Dessinateur qui a reçu l’ordre de veiller sur moi ?


Un sourire éblouissant dansa sur les lèvres de Laïze.

- Lui, c’est ma botte secrète ! Drake est un ami de longue date. Je lui ai sauvé la vie, un jour, et depuis il n’a de cesse de vouloir me rendre la pareille, sauf que pour l’instant je ne lui en ai pas encore donné l’occasion.
- Il m’a ramenée ici à ta demande, non ?
- Si, mais comme c’est ta vie qui était en jeu et non la mienne, il considère que sa dette est toujours d’actualité.
- Tu en as, de la chance, dis donc…
- Pourquoi dis-tu ça ?
- Il est vachement craquant, ton chevalier servant… Aïe !


Un coup de coude de Laïze entre les côtes plia Sinéad en deux, l’empêchant de voir les pommettes de son ancien mentor rosir légèrement.

- T’es vache, ça fait mal…
- Arrête de te plaindre et préoccupe-toi plutôt de ce qui va se passer, maintenant.


Toujours courbée, Sinéad ouvrit un œil et posa son regard bleu vif sur son amie.

- Maintenant ?
- Que vas-tu faire ? Rentrer chez toi et vivre ta vie comme si de rien n’était ? Tu sais très bien que ce n’est plus possible. Djan avait peut-être déjà prévenu d’autres Envoleurs avant de partir pour le Poll. A sa place, c’est ce que j’aurai fait.


Tête baissée, un voile de cheveux roux encadrant son visage et retombant devant son visage, Sinéad observa un moment de silence pensif. Ces conclusions-là, elle les avait tirées depuis quelques minutes, déjà ; mais sa décision était prise.

- Je vais retrouver Gil, commença-t-elle avant de s’interrompre, puis elle prit une profonde inspiration, se redressa et ajouta, en regardant Laïze dans les yeux : je vais tout lui dire !


*


Le jour s’éveillait à peine lorsque les trois cavaliers quittèrent Tintiane pour s’engager sur la route qui filait vers le nord. Juchée sur une jument baie qui répondait au nom de Voltige, Sinéad se retourna pour jeter un dernier coup d’œil à la guilde des rêveurs qui disparaissait rapidement derrière un voile de brume. Après trois jours sans avoir le droit de se lever de son lit, elle était soulagée de pouvoir enfin prendre le large, mais elle savait qu’elle n’oublierait jamais la pugnacité hors du commun des rêveurs de Tintiane. En trois jours, ses blessures avaient eu le temps de cicatriser. Elle avait toujours les mains et les bras bandés et la chevauchée allait réveiller la douleur de ses côtes, mais alors qu’elle s’élançait au galop sur la piste, Sinéad se sentit plus vivante que jamais.

Laïze progressait à sa gauche, perdue dans ses pensées. La requête de Sinéad l’avait désarçonnée et malgré tout son talent de persuasion, elle n’avait pas su faire changer d’avis son écervelée d’ancienne apprentie. Toutefois, la savoir à ses côtés emplissait Sinéad d’une confiance inébranlable. Tournant la tête, elle observa leur nouveau compagnon de route. Montée sur un puissant destrier qui s’appelait Auroch, la Sentinelle avait fière allure avec son long manteau qui volait dans son dos. Sinéad remarqua que ce dernier était élimé, détail qui tranchait avec l’élégance apparente du jeune homme. Celui-ci lui retourna un clin d’œil complice.

- Les risques du métier, avoua-t-il en rapprochant sa monture de Voltige.

Evidemment. Intéressée, Sinéad continua de l’observer à la dérobée. Sa relation avec Laïze était très étrange, car les Dessinateurs de l’Empire n’étaient pas en bons termes avec les membres du Chaos – et la réciproque était d’actualité. Les Envoleurs s’étaient alliés des Mentaïs afin d’équilibrer la puissance qui favorisait les partisans de l’Harmonie. Lorsque Sinéad s’en était ouverte à Laïze, celle-ci avait haussé les épaules.

- Il sait seulement que je suis une dure à cuire. Une fille de légionnaire qui a soif d’action et qui aime distribuer des claques.

C’était un demi-mensonge. Le père de Laïze avait effectivement servi dans la Légion Noire avant d’être tué par un Marcheur, au cœur de la chaîne du Poll. Mais toutes ces dissimulations commençaient à agacer Sinéad. Elle en avait plus qu’assez que sa condition lui impose le secret et l’oblige à mentir à tout le monde. Voilà pourquoi elle avait décidé de parler à Gil. La situation était trop critique pour se permettre de lui cacher la vérité plus longtemps ; elle avait atteint son point de non retour lorsque la jeune femme s’était lancée à l’assaut du Poll pour régler son compte à Djan.

Que c’était-il exactement passé, là-haut ? Pendant trois jours, Sinéad s’était efforcée de rassembler ses souvenirs, mais en vain : la fin de son altercation avec Djan restait floue. Dans son sommeil, certaines pièces du puzzle commençaient à se remettre en place, mais dès son réveil tout se mélangeait à nouveau et elle était alors incapable de retrouver la mémoire. Et cela l’angoissait plus qu’elle ne le laissait voir.

En milieu de journée, les trois compagnons firent une courte pause sur la berge de l’Ombre, qu’ils suivaient en remontant vers le nord. Ils évitaient ainsi les terres hostiles des Plateaux d’Astariul et ne risquaient pas de croiser d’éventuels voyageurs, qui empruntaient plutôt la route longeant le Pollimage. Drake n’avait posé aucune question quant à ce besoin de rester invisible, se contentant d’insister pour les accompagner afin d’assurer leur sécurité. Sinéad comprenait que Laïze s’y soit attachée.

- Ça va ? s’enquit la Sentinelle en voyant Sinéad s’étirer précautionneusement.
- Des tas de courbatures, répondit-elle en souriant. Rien que je ne connaisse déjà…
- Tu manques d’entraînement,
railla Laïze en se laissant tomber dans l’herbe fraîche.

Sinéad sentit poindre un zeste de nostalgie en s’installant près de son ancien mentor. Sa formation était achevée depuis longtemps, mais leurs aventures communes lui manquaient ; les circonstances actuelles lui offraient l’illusion d’avoir fait un bond dans le passé. Ils se reposèrent un petit moment, puis se remirent en selle et poursuivirent leur périple vers les plaines de Shaal.

Ils n’étaient pas repartis depuis plus d’une heure lorsque Voltige s’emballa soudain. Ils traversaient un petit bois et avaient réduit leur allure au pas afin de ménager leurs montures. La piste qu’ils suivaient n’était plus qu’un mince sentier sinueux qui serpentait entre les énormes troncs des chênes ; en faisant un écart, Voltige quitta la piste et glissa sur la terre humide du sous-bois qui plongeait en pente vers un filet de ruisseau, quelques mètres plus bas.

- Attention ! cria Laïze.

L’instant suivant, une masse pour le moins impressionnante se dressait devant Sinéad et interrompait la chute de sa jument. Mais l’envoleuse n’était pas tirée d’affaire pour autant. Un énorme poing s’abattit sur elle et elle ne l’évita qu’en vidant les étriers pour se jeter à terre. Son attaquant poussa alors un rugissement rauque et sauvage. Un ogre ! Non, des ogres, rectifia Sinéad en voyant deux autres mammifères bipèdes surgir des buissons pour couper la route à ses compagnons.

Sans perdre de temps, elle se précipita sur celui qui avait attrapé Voltige ; un poignard dans chaque main, elle bondit et frappa, vive et souple comme un chat. Tout son corps protesta douloureusement face à ce soudain déploiement d’énergie, mais pour insensée qu’elle avait été, son action n’avait pas été vaine : l’ogre vacilla sur ses jambes et tomba à genoux, le manche des poignards dépassant de sa nuque.

De son côté, Laïze et Drake affrontaient leurs propres adversaires, chacun à sa manière : la première effectua toute une série de sauts et de roulades pour éviter les coups de massue quand le second, sans doute séduit par cette idée, fit surgir de l’Imagination une trentaine de gourdins qui s’abattirent en même temps sur son ogre. Trois techniques différentes, un seul résultat.
Spectaculaire.

- Tout le monde va bien ? lança Laïze, les mains sur les genoux.
- En ce qui me concerne, je pète le feu ! répondit Drake en remontant le col de son manteau. Sinéad ?

Pas de réponse. Surpris, les deux amis se retournèrent…
… pour découvrir la jeune femme couverte de sang.

- Sinéad ! cria Laïze en se précipitant.

Drake la retint aussitôt par le bras.

- Attends.
- Mais elle…
- Regarde-la.


Le cœur battant, Laïze posa les yeux sur son ancienne apprentie. Et une terreur sans nom l’envahit brusquement.



*



Tu m’appartiens…
Non ! Je suis libre, aussi libre que peut l’être un oiseau dans le ciel ou un poisson dans l’eau.
Tu m’appartiens, et bientôt tu accompliras ma volonté.
Tais-toi ! Arrête de me dire ces choses…
Ne lutte pas, petite fille. C’est inutile. Tu verras bien…
Non. Non… NON !!!




*



Ce fut comme si elle s’éveillait brusquement d’un cauchemar. En un sens, c’était le cas. Mais Sinéad n’était pas dans un lit, ni même en train de dormir : elle était debout, au beau milieu d’un bois. Laïze et Drake la dévisageait avec un drôle d’air. Tellement surpris qu’elle ouvrit de grands yeux et ouvrit la bouche pour leur demander ce qu’ils fabriquaient. Et puis elle sentit une étrange sensation sur ses mains et baissa la tête.

Ses mains.

- Oh, bon sang… murmura-t-elle.

Ses mains étaient pleines de sang frais. Non seulement ses mains, mais aussi ses bras, sa poitrine, ses jambes. Son visage était barbouillé de sang. Le sien ? Non, celui de l’ogre dont il ne restait plus qu’un amas informe sur le sol, une boille répugnante, salement éventrée. Un poignard était encore fiché dans la chair verdâtre.
Son poignard.

- Oh, bon sang…
- Du calme. Tu vas… Je vais t’aider à te laver. Viens, contourne-le par ici…


Laïze parlait si doucement que Sinéad eut brusquement les nerfs à vif. Comment ? Comment faisait-elle pour rester si sereine ? Pourquoi ne criait-elle pas, ne l’enguirlandait-elle pas comme elle l’avait fait si souvent au cours de sa formation ? Pourquoi ne lui posait-on pas la question qu’elle-même ressassait en boucle ?

- Pourquoi… souffla-t-elle.
- Viens, Sinéad.
- Pourquoi…
- Reste tranquille. Ce n’est pas grave, d’accord ? On va arranger ça. Une fois lavée, tu te sentiras mieux. D’accord ? Il faut aller…
- Pourquoi est-ce que j’ai fait ça ???
hurla Sinéad.

C’était le signal pour que les vannes s’ouvrent enfin en elle. Etouffée par les sanglots, la peur, la colère, elle poussa un terrible gémissement qui serra le cœur de Laïze. Celle-ci échangea un regard avec Drake, et la Sentinelle se glissa derrière Sinéad pour prononcer quelque chose à mi-voix. Il ouvrit les bras juste à temps pour rattraper la jeune femme, inconsciente.



*



Laïze regardait Sinéad dormir. Elle ne la quittait pas des yeux depuis vingt minutes, environ, et attendait le retour de Drake en laissant ses pensées vagabonder. L’inquiétude se lisait aisément sur son visage, ses sourcils froncés, sa moue contrariée. Ce qui était en train de se passer lui échappait et elle n’aimait pas cela. Jamais encore elle ne s’était sentie aussi perdue. Déboussolée. Désespérée…

Sinéad dormait. Elle semblait apaisée, les traits détendus et les yeux fermés, mais Laïze la voyait parfois – souvent – frémir, s’agiter dans son sommeil. Et chaque fois, elle frémissait avec elle. C’était venu naturellement, cette inquiétude toute maternelle ; la première fois, elle en avait eu très peur, elle qui n’avait pas d’enfant et qui sortait tout juste de cette époque insouciante.

Deux jours s’étaient écoulés, seulement, après qu’elle ait sauvé Sinéad de la folie de cette armoire à glace qui s’appelait Ali. La fillette avait trouvé le moyen de tomber dans un fleuve à un endroit où le courant était particulièrement virulent. Plonger pour la sortir de là n’avait pas été une mince affaire : il y avait eu le courant, les rochers et puis, comme si ce n’était pas encore suffisant, la cascade : quelques mètres de chute libre, sensations fortes garanties…

Elle était sortie de là en traînant une gamine inconsciente et qui ne respirait plus. Du tout. Sans réfléchir, Laïze lui avait fait un massage cardiaque et du bouche à bouche, jusqu’à ce que toute l’eau quitte les poumons de Sinéad, jusqu’à ce que celle-ci ouvre enfin les yeux.

Moment de bonheur infini.
Complicité à vie.

Un mouvement parmi les ombres attira son attention, et Laïze abandonna ses souvenirs pour retrouver la réalité. Elle remonta la couverture sur l’épaule de Sinéad puis se leva pour rejoindre Drake. Elle soupçonnait la Sentinelle d’avoir mis deux fois plus de temps à ramasser du bois, histoire de la laisser seule avec Sinéad. Rien que pour cela, elle se détestait de lui cacher sa véritable nature.

- Comment va-t-elle ?
- Elle dort toujours.


Il hocha la tête.

- C’est voulu. Il n’y a rien de tel qu’un bon sommeil réparateur pour… hé !

Coinçant sous son bras gauche, Drake leva la main droite et cueillit sur son doigt une larme qui, en roulant sur la joue de Laïze, avait accroché un rayon de lune. Petite étoile de cristal qui lui serra le cœur.

- Excuse-moi. La fatigue…
- Mais oui, bien sûr,
marmonna le dessinateur en attrapant Laïze par la nuque.

D’un geste, il lui posa la tête contre sa poitrine dans un élan qui tenait à la fois de la brusquerie affectueuse d’un frère et l’incroyable tendresse d’un ami.

- C’est une dure à cuire, dit-il doucement, la bouche perdue dans ses cheveux. Elle va s’en tirer. Tu peux me croire sur parole, j’en connais une qui est du même gabarit !

Blottie contre lui, Laïze sourit.

- Tu ne devrais pas rejoindre ton groupe sur la frontière nord ? lui demanda-t-elle plus tard, alors qu’ils se faisaient cuire un morceau de viande sur le feu.
- Si, mais ils savent très bien se passer de moi.
- Tu n’es pas obligé de faire tout ça.
- Non ? Bon. Je te laisse, dans ce cas…
fit Drake en amorçant le geste de se lever.

Laïze le retint par le bras et le força à se rasseoir.

- Ce que tu peux être pénible, parfois !
- Je tiens ça de mon père. Je crois…
- Drake ?
- Laïze ?
- Tu cherches à me changer les idées, c’est bien ça ?
- Si tu t’en rends compte, c’est que je ne m’y prends pas assez bien.
- En fait, je me disais que…


Il la regarda à travers les mèches sombres qui retombait devant ses yeux de cristal.

- Oui ?
- Et bien, je…
- Quoi,
la coupa-t-il, maintenant ? D’accord.

Il se pencha et, sans lui laisser le temps de faire quoi que ce soit, l’embrassa.



* A SUIVRE *
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMar 11 Nov 2014, 19:37

Assise dans l’herbe, ses jambes ramenées contre sa poitrine entre ses bras, et le menton posé sur ses genoux, Sinéad regardait pensivement le paysage ; ce matin-là, alors que l’aurore éclaircissait à peine les ombres de la nuit, il était couleur pastelle, si beau qu’elle en venait presque à douter de sa réalité. Là-bas, droit devant elle, les plus hautes montagnes du Poll flirtaient avec le ciel. La vallée dormait encore, silencieuse et frissonnante de rosée dans les premières lueurs du jour, mais un oiseau semblait être en avance sur la nature et sifflait doucement dans les branches d’arbre. En bas, blottie contre un flanc de colline, une petite maison attira le regard de l’Envoleuse. Giliwyn avait décidé de la bâtir à cet endroit parce qu’ils s’étaient laissés séduire par la beauté du lieu, calme, serein, quasiment irréel. Un véritable jardin secret.

Difficile de croire que cette maison était menacée par le poids des secrets, à présent. Au fil des ans, Sinéad avait appris à cacher beaucoup de choses, mais il y avait le Secret, celui qui n’était pas sorti au bon moment et qui désespérait de surgir maintenant. Un secret terrible et inavouable. Un secret qui la rongeait de l’intérieur et contaminait son âme. Elle était revenue avec la décision de le faire voler en éclats, pourtant. Après tout ce temps, l’heure était aux aveux… mais Sinéad s’évertuait à repousser l’échéance, encore, et toujours, uniquement parce qu’elle n’était pas encore prête à perdre sa famille. Une brise légère agita les mèches qui retombaient devant son visage. Derrière ce rideau de soie auburn, un sourire un peu triste se dessina sur les lèvres de la jeune femme, au moment où une silhouette émergea de la petite maison. Très vite rejointe par une deuxième silhouette, plus petite et plus vive.

Ma famille…


*


Henni Durantier était un garçon fort respectable.
Il avait passé son enfance à susciter l’admiration de sa famille, qui s’extasiait de son éternel optimisme et de son extraordinaire douceur, qui faisait de lui le modèle à suivre ; bien sûr, les autres enfants – à commencer par ses propres frères – n’avaient jamais vu ce privilège comme étant le bienvenu. A cause d’Henni, on était souvent puni pour ne pas s’être tenu correctement. Alors, quand il était tout jeune, le pauvre garçon avait subi les foudres d’une jalousie sans borne, telle qu’il avait brusquement arrêté tous ses projets et quitté les siens du jour au lendemain. Avec un tel parcours, on aurait pu s’attendre à ce qu’il choisisse pour quotidien la voie de la violence.
Henni, lui, avait préféré devenir Rêveur.

Il avait prononcé ses vœux à Ondiane, à l’âge de seize ans, et depuis il voyageait sur la voie du recueillement et de la guérison avec le sentiment fort d’avoir fait le bon choix. Le crâne rasé, vêtu de la robe de sa guilde et désormais âgé de dix-neuf ans, Henni se sentait exactement à sa place, et il était profondément heureux. Le cours de sa tranquille existence changea pourtant le jour où cette furie débarqua sans crier gare dans la chambre qu’il occupait à l’auberge relais du Gratte-Poussière, sur la route d’Al-Poll.

Il était certain d’avoir bloqué le verrou, pourtant ; aussi, lorsque le battant s’ouvrit brutalement pour heurter le mur avec une violence telle que les murs tremblèrent, le jeune Rêveur laissa échapper un cri apeuré extrêmement proche du couinement. Puis il eut un hoquet de surprise lorsqu’il découvrit son visiteur impoli. C’était une femme. Une très, très belle femme avec de courts cheveux noirs ébouriffés et de grands yeux gris acier qui le fixaient sans sourciller.

- C’est toi le Rêveur ?
- Heu… Je vous demande pardon ?
balbutia Henni sans comprendre.

Les yeux de la belle inconnue s’agrandirent très légèrement, puis elle soupira et se gratta la nuque, visiblement lasse.

- A l’évidence, oui, marmonna-t-elle.

La seconde suivante, sa main attrapait Henni par le col et elle l’entraînait hors de la chambre avec une force insoupçonnée.

- Hé, mais… Qu’est-ce que vous… Lâchez-moi, enfin !

En se débattant furieusement, Henni parvint à attirer l’attention de la jeune femme. Elle ne s’arrêta pas mais tourna la tête dans sa direction.

- Dépêche-toi ! J’ai besoin de ton aide, c’est une urgence.
- Mon aide pour quoi ?!


Cette fois, elle se figea et Henni déglutit en sentant la pression de ses doigts se resserrer sur son col. Mais son étrange interlocutrice se contenta de lui jeter un regard brillant d’espoir. Et d’inquiétude.

- Pour sauver une amie.



*



Assis devant les flammes qui crépitaient joyeusement dans la nuit, un verre de liqueur de rougeoyeur à la main, Henni se remettait tranquillement de ses émotions et recouvrait sa dignité. Son physique de gringalet clamait sa jeunesse mais dans ses grands yeux vert brumeux brillait une sagesse sans âge. Il but une gorgée de la boisson revigorante et détacha son regard du feu de camp pour croiser celui de Laïze. Presque aussitôt ses pommettes rosirent et il préféra tourna la tête en direction du compagnon de la jeune femme, Drake. Celui-ci haussa un sourcil sous sa frange de cheveux désordonnés.

- Alors ?
- Je suis d’accord pour vous accompagner,
répondit doucement Henni. En dépit de vos manières quelque peu… brutales… vous m’êtes sympathiques, et l’histoire de votre amie me touche.

Laïze se mordit la lèvre inférieure pour ne pas presser le Rêveur. Son vocabulaire précieux l’agaçait mais si la vie de Sinéad se trouvait être entre ses mains, elle n’avait pas le choix, il fallait qu’elle fasse avec les manières distinguées de ce drôle de bonhomme. Près d’elle, Drake hocha la tête.

- Mais… ?
- Mais je ne vous garantis rien du tout. Cette réaction que vous avez mentionné, cette perte de conscience et de mémoire m’inquiète. Je suis Rêveur, je peux intervenir sur des blessures physiques dans une moindre mesure ; en revanche, je suis impuissant face à une lésion de l’esprit.
- Qui te parle de lésion de l’esprit ?
intervint sèchement Laïze. Sinéad n’est pas folle !
- Ai-je seulement prétendu qu’elle l’était ?


Surprise par la répartie du jeune homme, l’Envoleuse resta coite. Drake sourit. Il était bien placé pour savoir que clouer le bec à cette femme incroyablement têtue était difficile.

- Je suis désolé, poursuivit Henni, je m’exprime mal. Ce que je veux dire, c’est que le mal dont souffre votre amie est peut-être bien plus subtile que vous le pensez. Et comme je ne prétends pas posséder une très grande expérience, je préfère vous avertir.

Il prit son courage à deux mains et planta enfin son regard dans celui de Laïze, résistant à l’envie de fixer son attention ailleurs en dépit de la chaleur qui lui montait au visage.

- Je vous promets de faire de mon mieux, mademoiselle.

Cette fois, ce fut au tour de Laïze de s’empourprer. Elle baissa la tête et marmonna quelque chose dans sa barbe tandis que Drake éclatait de rire. Stupéfait, Henni se gratta la nuque, mal à l’aise.

- Je… Ai-je prononcé une idiotie ?
- S’il y a une idiote ici, c’est moi.


Laïze se redressa souplement et contourna le feu pour s’approcher du Rêveur. Henni sentit les battements de son cœur s’accélérer et il se raidit instantanément, pour finalement se figer lorsque la jeune femme s’accroupit devant lui. Elle le considéra un bref instant en silence, puis ses lèvres s’étirèrent en un sourire lumineux et fichtrement espiègle, et elle tendit la main vers lui.

- Faisons un marché : je ne me montre plus jamais aussi grossière avec toi, et de ton côté tu oublies les « mademoiselle » et autres choses de ce genre. D’accord ?
- D’accord,
répondit Henni en glissant une main timide dans la sienne.

De l’autre côté du feu, Drake baissa son chapeau sur ses yeux et sourit.


*



Manaël virevoltait devant la cheminée. Sa flûte dansait entre ses doigts et lorsqu’il portait le bec à ses lèvres, une mélodie joyeuse et entraînante s’élevait dans la pièce, allumant une étoile dans le regard de ses parents.

Gil était assis sur le canapé, un bras négligemment jeté sur le dossier rembourré. Comme souvent, Sinéad était assise en tailleur sur le tapis moelleux, le dos appuyé contre les jambes du marchombre, dont l’autre main était perdue dans les cheveux longs et soyeux de la jeune femme. De temps en temps, Sinéad battait des mains en rythme avec la musique née de l’inspiration et du talent de son fils.

C’était une soirée ordinaire pour qui jetterait un coup d’œil par la fenêtre, mais pour eux, c’était un moment unique dont ils profitaient avec bonheur. Manaël jouait son amour pour ses parents, sa joie de les voir tous les deux ensemble, lui qui était accoutumé à les voir vadrouiller à droite et à gauche tels les deux électrons libres qu’ils étaient. Il appréciait énormément chaque moment passé avec l’un ou l’autre, instants précieux de complicité bien différente selon qu’il se trouvait avec son père ou sa mère, mais il n’aimait rien de plus que de les voir tous les deux en même temps. Ils étaient une famille et c’était ce qui comptait le plus à ses yeux. Il exécuta une petite pirouette et joua les notes finales de son morceau avant de saluer sous les applaudissements de ses parents.

- Tu as vu ça ? s’exclama fièrement Gil tout en enroulant son poing dans les cheveux de Sinéad. [color=green]Notre Manaël ferait sensation comme acrobate dans la troupe de Pat le Borgne ![color]
- Chui pas un acrobate, p’pa ! répliqua le garçon en brandissant sa flûte. Chui un musicien !
- Et ces pirouettes alors ? D’où est-ce que ça vient ?
- C’est maman qui m’a montré.


Sinéad sourit. Depuis quelques mois, Manaël lui demandait de plus en plus souvent de lui enseigner la souplesse et l’équilibre, de la même façon qu’elle le savait quémander auprès de Gil pour quelques leçons de lutte et de tir à l’arc. Il ne s’agissait pas de cette soif d’apprendre qui les avait animé tous les deux lorsqu’ils avaient son âge : à l’époque où Gil et elle avaient commencé à s’entraîner sous la houlette de Larcan, ils avaient l’un et l’autre besoin de connaître des techniques leur permettant de se défendre contre un monde hostile. Manaël était né et avait grandi dans un cocon d’amour et d’innocence, son appétit à lui était motivé par une curiosité sans limites et la volonté d’agrémenter ses représentations musicales d’une touche personnelle ; voilà pourquoi elle avait accepté de lui montrer comment bondir, comment pivoter avec légèreté et élégance. Et Manaël était un très, très bon élève. Il apprenait vite et bien. Ce soir, il l’avait éblouie.

- Ton fils veut enflammer les scènes et prendre le cœur de son public, pas voyager à travers l’Empire pour épater la galerie et gagner trois pièces au petit bonheur la chance !
- J’aimerai bien voyager,
avoua Manaël en se laissant tomber sur le canapé, tout près d’eux. Vous ne m’emmenez jamais avec vous.
- Faux ! Tu m’as accompagné à Ouesrim la semaine dernière.
- Et je t’ai escorté jusqu’au domaine des Grisailles la semaine d’avant.
- C’est pas pareil ! Grisaille, Ouesrim, c’est seulement à un ou deux jours de marche… En plus je suis grand maintenant, j’ai bientôt douze ans, c’est un trajet que je peux faire tout seul !


Gil ébouriffa tendrement les cheveux de son fils, qui se dégagea fermement en grognant.

- Tu vois, tu me prends pour un bébé…
- Mais non.
- Mais si !
- Où voudrais-tu aller, Maestro ?
demanda doucement Sinéad.

Comme d’habitude, le ton calme et posé de sa mère apaisa le garçon. Il se gratta la tempe et réfléchit un instant à la question.

- Je ne sais pas trop. J’ai toujours voulu découvrir Al-Jeit. Et je veux voir des pirates.

Gil siffla doucement.

- Les Alines, c’est à beaucoup plus que deux jours de marche d’ici…
- Peut-être, et alors ? Je suis capable de le faire ! Je n’ai pas peur.
- J’aimerai bien découvrir les îles du sud, moi aussi. J’ai un peu peur, moi, mais puisque Manaël ne craint rien ni personne, ce n’est pas très grave…


Manaël sourit. Il était incapable d’imaginer que sa mère puisse avoir peur tandis que lui reconnaissait exagérer un petit peu, mais le regard qu’il tourna à son père valait toutes les questions du monde. Et Gil fut incapable d’y résister, d’autant qu’à ses pieds, Sinéad avait elle aussi levé un regard suppliant – et amusé – vers lui. Il soupira.

- Vous alors…
- Yahouuu !
cria Manaël en bondissant du canapé. On part quand ?
- Est-ce que j’ai dit que nous partions quelque part ?
- Oui, avec ta joue.
- Ma joue ?
répéta Gil en portant deux doigts à sa pommette droite.

Sinéad se redressa pour se placer à sa hauteur et posa sa main sur la sienne.

- Un creux de sourire se dessine sur ta joue quand tu es d’accord avec quelque chose.
- Ton fils a de bons yeux,
marmonna le marchombre.
- Il tient ça de sa mère.
- De toute évidence…


Une lueur espiègle au fond des yeux, Gil enlaça Sinéad. Manaël grimaça, parce qu’à son âge les câlins sont forcément proscrits, et se volatilisa dans sa chambre sur un petit air de flûte. Gil se pencha et mordilla la lèvre inférieure de Sinéad.

- On part quand, alors ? murmura-t-il.
- Demain ?
- D’accord.


L’Envoleuse rit doucement. Comme la vie était simple et merveilleuse aux côtés de cet homme ! Durant quelques secondes, il n’y eut plus que lui et sa chaleur enivrante, sa force masculine et sa douceur d’amoureux transi ; blottie contre lui, elle s’imagina rester ainsi pour toujours. Et puis soudain, toute cette magie vola en éclats, fracassée par quelques mots surgis de nulle part dans son esprit, des mots qui balayèrent cette tranquille sérénité sans la moindre douceur.

Tu m’appartiens...

Sinéad se raidit brusquement. Surpris, Gil recula pour l’observer, mais la jeune femme baissa la tête et se cacha derrière le voile de ses cheveux aux reflets de feu. Et lorsqu’il voulut glisser un doigt sous son menton pour croiser son regard, elle se déroba. Glissa hors de son étreinte, se redressa, fila vers la cuisine.

Interdit, Gil regarda le feu qui dansait dans la cheminée. Ce n’était pas la première fois que Sinéad réagissait ainsi. Depuis son retour des Dentelles, quelque chose en elle avait changé. C’était infime, presque imperceptible mais Manaël n’était pas le seul dans cette maison à avoir de bons yeux. Et ce que Gil voyait ne lui plaisait pas.

Percevant un bruit de vaisselle, il se leva souplement et rejoignit la jeune femme dans la cuisine. Il s’arrêta sur le seuil et s’appuya contre le mur, bras croisés sur la poitrine, pour l’observer en silence. Dos à lui, Sinéad rinçait quelques couverts avec énergie. Ses magnifiques cheveux cascadaient sur ses épaules, effleurant ses reins et donnant à Gil l’irrépressible envie d’y glisser les doigts.

- Dis-moi ce qui ne va pas, Sin.
- Je n’ai…
- S’il te plaît, ne m’insulte pas en me faisant croire qu’il n’y a rien.


Un lourd silence lui répondit et Gil sentit sa résolution flancher. Il mourrait d’envie de la prendre dans les bras, de la secouer par les épaules pour la réveiller, lui faire comprendre qu’elle pouvait se confier, partager avec lui ce qui semblait lui peser sur le cœur, lui faire confiance… Serrant les dents, il se contint pourtant. Il connaissait Sinéad mieux que quiconque sur cette terre. Lui sauter dessus ne servirait à rien d’autre qu’à la braquer davantage.

- Tu sais, je pense que partir d’ici n’est pas une si mauvaise idée. Manaël a besoin de découvrir autre chose que les Plaines de Shâal et toi, tu as besoin de changer d’air. Nous avons besoin de changer d’air… On passera par Al-Jeit. Pas pour voir nos familles mais pour montrer à Manaël d’où nous venons, tous les deux.

Pas de réponse. Sinéad semblait s’être immobilisée pourtant. Elle l’écoutait. Rasséréné par cette éventualité, Gil décolla son épaule du mur et fit un pas vers elle.

- Je suis sûr que Larcan aurait adoré nous voir s’il était encore là. Tu te souviens de ce qu’il disait quand on se chamaillait dans le cercle ? « Un peu de tenue jeune paon orgueilleux ! On ne courtise pas une demoiselle en lui faisant mordre la poussière ! »

Il avait modulé sa voix pour adopter un ton proche de celui de leur mentor. Autrefois, ce genre d’artifice aurait déridé Sinéad. Seul le silence lui répondit. Mais Gil avait déjà prouvé sa pugnacité. Il fit un nouveau pas en avant.

- Toi, tu répliquais de plus belle, parce que tu n’aimais pas qu’on t’appelle « demoiselle ». Tu as bien failli me castrer avec ton poing, une fois… On peut revivre tout ça, Sin. Ces souvenirs-là nous appartiennent, ils sont à l’origine de ce que nous sommes à présent. Et dans ces souvenirs, si je me rappelle bien, tu n’hésitais pas à te confier à moi. Du haut des toits, tu m’as raconté tellement de choses, et moi si peu ! Je t’écoutais, ma belle. Je t’ai toujours écoutée.

Encore un pas. Il était juste derrière elle à présent, mais il ne la touchait pas.

- Je t’en prie, souffla-t-il. Ne t’enferme pas dans ce silence…

Il ferma les yeux et ne la vit pas se mettre à trembler. Il ne vit pas non plus son poing serré autour du couteau qu’elle tenait dans sa main. Elle le rinçait distraitement lorsque soudain, tout était devenu rouge sang : l’évier, le mur, ses mains. Le couteau. Elle sentait sa force, brutale, sauvage et mortelle, tandis qu’il essayait de se frayer un chemin vers le cœur de Gil. Il suffisait d’un seul geste pour que cela se produise. Si elle se retournait… Sinéad se mordit la lèvre à s’en faire saigner. Elle résistait tellement qu’un mince filet de sueur glissa le long de sa tempe.

- Je t’aime, nigaude.

Son cœur rata un battement. Avait-elle rêvé ces mots, ou Gil les avait-il réellement prononcés dans son dos ? La surprise, le doute se mêlèrent à sa volonté et soudain, ses doigts lâchèrent prise : le couteau tomba dans l’évier. Un évier en pierre grise, et non plus rouge comme le sang qui battait à ses tempes.

Bouleversée, Sinéad pivota et enfouit son visage dans le creux de l’épaule de Gil. Il sentit sa terreur et referma les bras sur elle, affolé par les battements frénétiques de son cœur, le rythme saccadé de son souffle, le tremblement qui agitait ses membres. Le menton posé sur le sommet de son crâne, il la berça doucement. Jusqu’à ce qu’elle s’apaise contre lui. Jusqu’à ce qu’elle finisse par se couler hors de son étreinte pour disparaître.

Encore une fois.


*



Les yeux grand ouvert dans l’obscurité, Sinéad essayait de ne pas pleurer. La respiration calme et paisible de Giliwyn l’aidait à se rassurer, tout comme la chaleur de sa main posée sur son ventre ; mais chaque fois qu’elle fermait les paupières, elle se revoyait dans la cuisine, en train de serrer le couteau à viande à s’en faire blanchir les jointures, prête à se retourner pour le planter dans le cœur de son compagnon. Et cette seule image de lui, baignant dans son sang sur le carrelage propre de la pièce, réussissait à lui retourner l’estomac.

Renonçant finalement à dormir, elle se leva sans bruit. Les doigts de Gil se crispèrent légèrement lorsqu’elle remua, comme s’il cherchait à la retenir même au cœur de son sommeil. Mais au lieu de l’attendrir, ce geste bouleversa davantage la jeune femme. Elle quitta la chambre, traversa le couloir, s’arrêta le temps d’écouter le souffle tranquille de son fils, et sortit de la maison.

C’était une belle nuit. La lune était quasiment pleine et baignait la plaine d’une douce lumière, claire et légère ; il n’y avait pas une miette de vent, juste le murmure des ailes de chauves-souris près du toit et le hululement d’une chouette là-bas, dans les arbres qui bordaient le chemin.

Sinéad fit quelques pas pour s’arrêter de nouveau. Elle ferma les yeux et renversa la tête en arrière, prenant une profonde inspiration. Elle se sentait un peu mieux à présent qu’elle était à l’extérieur de la maison. Une idée, un projet germa dans son esprit, mais alors qu’elle ouvrait les yeux, prête à se mettre en route, il y eut comme un souffle léger dans son dos. L’instant d’après, deux mains se posaient doucement sur ses épaules.

- Viens, chuchota Gil au creux de son oreille. Je t’emmène cueillir quelques étoiles.

Muette de bonheur et d’amour, Sinéad se laissa entraîner jusqu’au box attenant la petite maison. Sans lui lâcher la main, Gil fit sortir Az. Il ne prit pas la peine de le seller. Attrapant la jeune femme par la taille, il la hissa sur le dos du cheval avant de se placer derrière elle. Elle n’était vêtue que d’une chemise de nuit vaporeuse et lui, d’un pantalon de toile ; elle sentit le dessin de ses muscles contre son dos lorsqu’elle se renversa contre son torse nu.

- Manaël ?
- Il dort à poings fermés. Et comme on sera rentrés avant l’aube, il ne saura rien de cette petite escapade nocturne…


Gil pressa doucement ses genoux contre les flancs d’Az et ils s’élancèrent dans la nuit claire. Comme avant, songea Sinéad, le visage fouetté par la vitesse et le cœur battant la chamade ; comme lorsque le terrible secret n’était qu’une ombre fugace dans un recoin de son cœur et que rien ne venait troubler cette paix qu’elle avait enfin trouvée. Quand Manaël était né, ils étaient souvent partis tous les trois en pleine nuit, le bébé chaudement emmitouflé dans ses couvertures et bercé par le galop tranquille d’Az. Ils inventaient une nouvelle direction à chaque balade et se créaient de nouveaux moments uniques, ensemble, profitant de la moindre minute, la moindre seconde… En l’emmenant cette nuit, Gil offrait à Sinéad un nouveau présent d’amour. Submergée de tendresse et d’émotion, elle se laissa aller contre lui, ferma les yeux, sentit rouler des larmes sur ses joues.

Ils chevauchèrent un petit moment sous l’éclat de la lune et des étoiles, longeant l’Ombre vers le nord en direction des premières roches montagneuses du Poll, puis Gil fit ralentir Az et l’immobilisa au pied d’une combe silencieuse. L’herbe en friche ondoyait doucement sous la brise légère, le bruit de l’eau tintait doucement dans les ombres nocturnes. Gil mit pied à terre et attrapa Sinéad dans ses bras ; il la fit lentement glisser contre lui, jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol, et l’embrassa doucement.

- Tu as du chagrin, fit-il remarquer en essuyant ses larmes de ses pouces. J’aime pas.
- Ce n’est pas de ta faute…
- Je sais, mais ça ne change rien : je n’aime pas ça. Et puisque tu ne veux pas me dire ce qui ne va pas…
- Gil…
- … je vais te montrer que tu rates quelque chose.


Une lueur traversa le regard de Sinéad.

- Ah oui ? Et pourquoi ça ?
- Parce que je suis un type génial !


Elle n’en doutait pas une seule seconde, n’en avait même jamais douté, mais elle se laissa prendre au jeu de bonne grâce et accepta de se laisser convaincre, lorsqu’il l’embrassa tout doucement, dans un univers de lucioles et d’étoiles.



*



Laïze arrêta son cheval et scruta les alentours en s’efforçant de ne pas laisser paraître sa nervosité. Depuis qu’ils s’étaient mis en route vers l’ouest, elle avait constamment l’impression d’être épiée. Mais rien ne bougeait derrière les épais buissons épineux et sa monture était parfaitement calme. Tu te fais des idées, ma fille, se répéta-t-elle encore une fois dans l’espoir de se convaincre. Peine perdue. Dès lors qu’il aperçut son visage en approchant, Drake devina quelles sombres pensées minaient le moral de la jeune femme.

- Tout va bien ? demanda-t-il néanmoins, parce qu’il ne voulait pas en dire trop devant Henni.

Le Rêveur s’était révélé incapable de monter à cheval, terrifié qu’il était par ces animaux. Il voyageait donc derrière Drake, mais le Dessinateur avait dû lui demander de ne pas se cramponner aussi fort à lui, par pitié pour ses côtes…

- On arrive bientôt, déclara Laïze en évitant le regard de son amant.

Il lui était de plus en plus difficile de se soustraire à l’intensité de ses yeux gris acier. Jusqu’ici, sa nature d’Envoleuse ne lui avait jamais posé le moindre souci, mais l’histoire de Sinéad avait fait voler en éclats cet équilibre intérieur qui avait tranquillement subsisté jusqu’ici. Elle se demanda si son ancienne élève avait déjà avoué son secret à Giliwyn. Et si elle-même aurait le courage de le faire un jour.

- La Dame soit louée, je suis soulagé !
- On est mal à l’aise sur sa selle, maître Durantier ?
railla Laïze, moqueuse.
- Hélas, mon arrière-train est plus sensible que vous semblez l’imaginer ! répliqua aussitôt Henni.

Drake leva les yeux au ciel. Il avait fait tout ce voyage en compagnie de deux gamins qui n’arrêtaient pas de se chamailler. Le Rêveur n’arrivait toujours pas à s’adresser à Laïze sans piquer un fard, mais il s’était rapidement pris au jeu et semblait apprécier tout autant qu’elle ces joutes incessantes qui, il fallait le reconnaître, allégeaient un peu l’atmosphère.

- Je préfère m’abstenir d’imaginer quoi que ce soit à ce sujet ! Allez messieurs, en route ! Dans moins d’une heure, nous apercevrons la maison…

Trois quarts d’heure plus tard, ils étaient arrivés à destination. La maison de Sinéad et Giliwyn se détachait dans la lumière du jour, blottie contre une petite colline. En la voyant, la jeune femme sentit son cœur se serrer. C’était un endroit si paisible ! Pourquoi son amie n’avait-elle pas le droit de profiter d’une vie sereine ici, en compagnie de sa famille ? Au début, c’est vrai, Laïze n’avait pas aimé cette idée. Une Envoleuse et un Marchombre…

Impossible. Interdit. Pourtant, il arrivait que les loups et les chiens s’entendent, parfois, peut-être à cause de leurs nombreuses ressemblances. Ou bien alors c’étaient leurs différences qui les assemblaient si bien. Oui, cette union était improbable, contradictoire et incroyablement dangereuse, mais désormais Laïze était prête à tout pour que rien n’empêche Sinéad et Giliwyn de s’aimer.

- J’y vais. Attendez-moi ici, tous les deux.

Sinéad claqua de la langue et son cheval dévala la pente verdoyante au galop. Henni la regarda s’éloigner et se mit à gigoter sur sa selle.

- Heu…
- Oui ?
- Pardonnez-moi mais… puis-je descendre ? J’ai vraiment besoin de marcher un peu.


Drake se laissa glisser souplement à terre et aida le jeune Rêveur à en faire de même. Curieusement, Henni avait une constitution très fragile et délicate. Etant donné qu’il avait fait de la guérison sa vocation, Drake trouvait ce paradoxe pour le moins étrange. Le soulagement se dessina sur les traits d’Henni lorsqu’il fit quelques pas dans l’herbe. Il s’étira précautionneusement et admira la vue, une main en visière pour se protéger du soleil. Près de lui, Drake fronça les sourcils.

- Les ennuis commencent, marmonna-t-il.
- Pourquoi dites-vous cela ?

La Sentinelle tendit le bras et lui désigna Laïze, qui revenait vers eux à toute allure. Lorsqu’elle arrêta son cheval devant eux, il était prêt à se jeter dans l’Imagination pour contrer le moindre danger.

- Ils ne sont pas là !
- Quoi ?
- La maison est vide. Je suis rentrée en forçant la serrure, il n’y a personne.
- Ils sont peut-être partis se promener,
avança timidement Henni. Dans un village voisin pour faire quelques achats, ou bien…
- Leurs affaires ont disparu. S’ils n’avaient pas laissé quelques couverts dans la cuisine et leurs meubles, j’aurai pensé qu’ils avaient abandonné les lieux. Bon sang, mais où sont-ils partis ?


Drake scruta le visage défait de Laïze.

- Tu ne sais pas où Sinéad pourrait vouloir passer quelques vacances ?
- Si je le savais, je ne serai pas en train de m’arracher les cheveux !
- D’accord, d’accord. Laisse tes cheveux tranquilles, ma belle, les martyriser ne fera pas revenir ces trois oiseaux !


Ignorant sa remarque, Laïze jura copieusement, ce qui fit rougir Henni. Puis elle sauta à terre, réajusta sa tunique avec humeur et commença à redescendre la pente.

- Que fait-elle ? s’exclama le Rêveur.

Drake souriait en suivant Laïze des yeux.

- Elle les piste, dit-il doucement.

Et dans sa voix, il y avait une légère note de fierté qui n’échappa pas à Henni.



*



Sinead tira sur les rênes d’Az et s’arrêta à la lisière d’un petit bois feuillu pour se retourner sur sa selle. Son visage s’illumina lorsqu’elle posa le regard sur les deux hommes de sa vie. Le premier était juché sur un double poney à l’allure sympathique, et souriait comme un enfant dont le rêve est sur le point de se réaliser. Le second chevauchait à ses côtés. Lui aussi souriait comme un petit garçon, mais lorsqu’il leva les yeux vers sa compagne, une lueur espiègle scintillait au fond de ses prunelles.

- Qu’est-ce qu’il y a ? voulut savoir Sinéad lorsque Gil et Manaël s’arrêtèrent à leur tour.

Le marchombre avait soudain l’air très fier de lui. Soit il avait fait une bêtise, soit il allait en commettre une.

- Tu te souviens de notre conversation sérieuse sur les toits ? Notre première conversation sérieuse, ajouta-t-il en la voyant froncer les sourcils. C’est bon, tu y es ? Tu te souviens de ce que tu m’avais dit ?
- Je voulais m’en aller. Ce n’était qu’un rêve à l’époque, mais j’avais déjà envie qu’il me pousse des ailes.
- Tu parles, tu étais sûre que tu t’en irai un jour. Et moi, j’étais déjà amoureux alors j’ai voulu venir avec toi.


Sinéad eut un sourire. Amoureux, a dix ans ? Le regard que Gil lui retourna était pourtant sans équivoque : oui, il avait déjà le coup de foudre à cet âge-là. Et elle le crut sans l’ombre d’une hésitation.

- Mais tu ne voulais pas d’un nigaude, alors j’ai pris mon mal en patience…
- Tu as boudé, oui !


Manaël éclata de rire et Gil fit une grimace très convaincante, avant de prendre une expression soudain plus grave. Le cœur de Sinéad se mit à battre plus vite dans sa poitrine.

- Je n’ai pas eu à attendre très longtemps. Un peu plus tard, tu m’as demandé si je voudrais bien t’accompagner lorsque tu t’envolerais.

Il approcha son cheval jusqu’à ce que leurs genoux se frôlent.

- Mission accomplie, nigaude !
- C’est toi le nigaude.


Ils se regardèrent, troublés : ils avaient changé, grandi mais leurs inflexions étaient les mêmes que lorsqu’ils se chamaillaient gentiment sur les toits de la ville en rêvant de leur avenir. Cet espoir, ce rêve timidement imaginé puis ardemment désiré, était enfin à portée de leurs doigts.

Conscient qu’il se jouait là quelque chose d’important, d’essentiel, Manaël resta silencieux un petit moment. Jusqu’au moment où il finit par lancer sa monture au grand galop, ravi d’entendre le cri uni dans une même surprise de ses parents, et tous trois dévalèrent la pente herbeuse, terriblement insouciants.

Et vraiment, vraiment très heureux.



* A SUIVRE *
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Giliwyn SangreLune
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMar 11 Nov 2014, 19:41

Ouesrim.
Six ans plus tard.


Lorsqu’Henni déroulait son Rêve, son visage prenait toujours une expression grave, non pas tourmentée mais profond, comme s’il portait en lui le poids du monde et en avait pleine conscience ; qu’il s’agisse d’une égratignure ou d’une maladie rare, il en était toujours ainsi pour Henni. En l’occurrence, son immobilité totale fascinait Palaminata. La vieille femme en avait pourtant vu, des Rêveurs, et parce que son don pour la guérison, quoi que parfaitement naturel, lui donnait l’avantage de bien connaître ces derniers, elle ne parvenait pas à détacher son regard tranquille du jeune homme en plein travail.

- C’est bon, lâcha finalement celui-ci en rouvrant ses grands yeux vert.

Palaminata se contenta de hocher la tête et prit la place du Rêveur au chevet du malade pour éponger son front enfiévré. Médecin dans l’âme, elle était efficace et ne perdait jamais de temps en bavardages inutiles.

Henni lui pressa brièvement l’épaule avant de sortir de la maison. Il s’arrêta sur le seuil et s’étira dans un rayon de soleil qui le réchauffa agréablement ; l’hiver était là depuis trois semaines à peine, mais ici, au cœur des plaines de Shâal, on avait l’impression qu’il s’était installé deux mois plus tôt. Un froid mordant balayait la vaste étendue d’herbe qui gelait tous les matins. Ce n’était plus qu’une question d’heures avant l’arrivée des premiers flocons, songea Henni en observant le ciel gris qui se parait d’une couleur jaune très significative. S’il ne neigeait pas, il allait forcément tomber une sympathique averse de grêle, la troisième depuis le début de la journée…

Le regard d’Henni glissa du ciel à l’horizon, brouillé par une ondée qui venait probablement dans leur direction. Etrange, comme cet endroit pouvait être si paisible alors que les éléments se déchaînaient à tour de rôle. Le jeune Rêveur n’avait pas râlé bien longtemps à l’idée de rester loin de Tintiane et de ses pairs. Ouesrim était un village vraiment très petit mais, ici, on avait besoin de lui : la vie des paysans était rude, il arrivait fréquemment qu’ils se blessent en plein travail, et la vieille Palaminata ne pouvait plus veiller seule sur la santé de tous ces gens… Au bout de six ans, Henni avait enfin trouvé sa place.

Le cœur gonflé de bonheur et de sérénité, il laissa son regard vaguer sur le vert tourmenté de la plaine, jusqu’à ce que, soudain, il se fige : il venait d’apercevoir quelque chose. Des silhouettes vacillantes dans la tempête qui se préparait à grand renfort de coups de vents, des silhouettes qui affrontaient les bourrasques vaille que vaille, déterminées, assurée de suivre le bon chemin.
Trois silhouettes.

Une étincelle s’alluma dans les yeux d’Henni.

- Ils sont rentrés… murmura-t-il dans un sourire.



*



Giliwyn posa ses sacs sur la table de la cuisine et se frotta les mains pour les réchauffer, son regard parcourant les moindre recoins de la pièce avec attention. Sa maison, leur maison n’avait pas changé. Elle était identique à ses souvenirs même si, après tout ce temps passé dans le sud, elle lui semblait plus froide qu’auparavant. Il était temps de rallumer la cheminée !

Le marchombre passa dans le salon et s’arrêta sur le seuil en humant une odeur de fumée. Son fils ne l’avait pas attendu pour récupérer du bois dans la grange et allumer un feu sur lequel il soufflait avec énergie. Sans le quitter des yeux, Gil s’appuya contre le mur ; un sourire se forma sur ses lèvres lorsqu’il découvrit la flûte qui dépassait de la poche arrière du pantalon de Manaël. C’était celle qu’il avait laissée ici six ans plus tôt. Elle était plus petite que l’instrument qu’il s’était fabriqué dans l’archipel des Alines, plus ancienne aussi, mais il savait que le jeune homme était heureux de l’avoir retrouvée.

- Tu devrais ajouter de la tourbe, fit remarquer Gil en fronçant les sourcils tandis qu’un filet de fumée tentait d’échapper au conduit de la cheminée.
- Non, attends un peu, répondit Manaël entre deux puissantes expirations. Tu vas voir.

Une minute plus tard, le feu brûlait joyeusement et la fumée suivait son chemin vers le ciel. Satisfait, Manaël se renversa sur les talons pour observer son travail. Sinéad entra dans la pièce juste à temps pour voir un éclair de surprise briller dans le regard de son compagnon.

- Ton fils a fait des feux de camp pendant presque six ans, lui rappela-t-elle dans un murmure en se blottissant contre lui. Ce n’est pas parce que nous sommes rentrés qu’il a tout oublié !
- On dirait bien que oui…


Gil referma les bras sur Sinéad et la serra contre lui, savourant cette étrange impression de familiarité absolue qui n’existait que dans cette maison.

Ils étaient revenus. Ces six dernières années avaient été émaillées d’aventures, de rires et parfois de frayeurs, mais d’un commun accord, ils avaient tous les trois emprunté le chemin du retour. Un accord qui arrondissait très légèrement légèrement le ventre de Sinéad…

- Je vais nous préparer quelque chose à manger.
- Laisse-moi faire et va plutôt t’installer sur le canapé.
- Gil, je suis…
- … enceinte,
coupa le marchombre en lui plantant un baiser sur les lèvres.
- En forme ! corrigea-t-elle avant de lui rendre la pareille.
- Têtue.
- Vaillante.
- Exaspérante.
- Et en infériorité numérique,
ajouta Manaël en s’approchant de ses parents. Alors va t’asseoir, m’man !

Il était presque aussi grand qu’elle à présent, et il avait cette même moue malicieuse qui rendait Gil si craquant lorsqu’il avait une idée derrière la tête ; pinçant les lèvres pour ne pas rire, Sinéad se plia de bonne grâce aux sommations de ses hommes.
Autrefois, elle aurait râlé, tempêté, vexée qu’on la mette ainsi de côté à cause de sa condition physique qui, selon elle, n’était absolument pas contraignante. Du moins pas encore. Mais elle avait changé. Le feu de son tempérament couvait toujours sous la surface de ses émotions mais elle les dominait nettement mieux qu’avant, forte de cette sagesse qui ne s’apprend qu’avec le temps. Et puis, elle devait reconnaître qu’elle aimait voir ses deux hommes s’agiter autour d’elle pour son propre confort.

Elle s’installa donc sur le canapé qu’ils avaient dépoussiéré et s’enroula dans une couverture avant d’appuyer sa tête contre le dossier, et elle laissa son regard vaguer dans le salon.

Comme Gil et Manaël, elle était heureuse d’être rentrée. Sa maison lui avait manqué. Après l’avoir fui pour échapper à ses pulsions meurtrières qui la prenaient par surprise, et constatant que ses crises s’espaçaient au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient du nord, elle avait redouté de s’en approcher de nouveau. Petit à petit, ses cauchemars avaient disparu, et le murmure glacé qui l’avait hantée si longtemps l’avait enfin laissée en paix. Quelques années de sérénité, passées à explorer les îles du sud, à traquer les pirates jusqu’à les trouver, piquer leurs rapines… et tenter de leur échapper sans y laisser leur peau.

Manaël avait grandi, forgé par le soleil et l’océan : sa peau avait foncé, ses muscles s’étaient développés, son esprit s’était aiguisé. Il était vif et attentif, drôle et attentionné, tout entier porté par les notes qui s’échappaient de sa flûte et la mélodie de sa voix, désormais aussi grave que celle de Gil, lorsqu’il chantait.

Il ressemblait énormément à son père, et c’était peut-être la plus grande fierté de Sinéad, même si Gil lui rappelait souvent qu’avec ses yeux vairons, il ne pouvait pas renier ses origines. Elle sourit en les entendant se chamailler dans la cuisine, comme ils savaient si bien le faire. Oui, elle était sincèrement heureuse d’être de retour. Soulagée, car elle ne sentait aucune pulsion dangereuse faire accélérer les battements de son cœur, aucun sueur froide courir le long de son dos, aucun tremblement agiter ses mains, son corps ; elle était redevenue elle-même.

Rassurée, Sinéad ferma les yeux et s’endormit, bercée par le chuchotement des flammes dans l’âtre et les voix qui s’élevaient depuis la cuisine.



*



La salle était pleine de monde mais, alors que l’Empereur concluait son discours d’une voix empreinte de fatigue en dépit de toute la puissance dont elle était naturellement chargée, chacun des hommes et des femmes présents était parfaitement silencieux.

Lorsqu’enfin on leur souhaita bonne chance, car ils allaient en avoir grandement besoin, un murmure bourdonna, témoin de l’excitation ou bien de la peur de ceux qui, d’ici quelques heures, allaient retourner à leur poste pour défendre l’Empire des incursions Raï.
La vie d’une Sentinelle était à ce prix.

Parmi la foule qui commençait à se diriger lentement vers les portes, un homme s’ébroua, comme sorti d’un rêve, et souleva le bord de son chapeau pour jeter un regard gris acier autour de lui. A présent que l’Empereur s’était retiré, les conversations allaient bon train : certains évoquaient les examens des apprentis, imminents et dirigés de main de maître par les formateurs les plus aguerris de l’Académie ; mais la plupart concernaient l’état de la Frontière de Glace, bien plus fragile qu’on avait pu l’imaginer, et qu’il fallait défendre à tout prix pour préserver la paix en Gwendalavir.

- Drake !

Le Dessinateur tourna la tête vers l’homme qui l’avait interpelé : Meyo, son camarade de toujours et frère d’arme depuis leur nomination en tant que Sentinelle de l’Empire.

- Rendez-vous au camp de base, mon vieux !

Drake hocha la tête et regarda son ami s’éloigner avec cette insouciance qu’il avait lui-même partagée autrefois, lorsqu’aucune attache ne l’empêchait d’aller au front ; mais au lieu de lui emboîter le pas pour aller prendre un dernier verre avant de repartir en mission, il quitta la salle de réunion et suivit un dédale de couloirs décorés de statues pour rejoindre ses quartiers. Il n’avait qu’une paire d’heures devant lui mais c’était suffisant pour retrouver Laïze et lui faire ses adieux.

En général, ils faisaient comme si de rien n’était. Il avait découvert que sa compagne était bien plus sensible qu’elle le laissait voir, et parce qu’ils vivaient trop souvent ce genre de d’au revoir, ils avaient décidé de ne pas les honorer en tant que tel. Ils se retrouvaient dans une taverne, commandaient un repas, mangeaient de bon cœur et s’isolaient ensuite dans un endroit calme pour s’aimer avec la même passion dévorante qui les consumait depuis leur première rencontre.

Dans sa chambre, Drake réunit ses affaires et régla quelques impératifs administratifs avant de s’habiller pour partir. Il s’apprêtait à quitter l’Académie lorsqu’un novice vint le trouver pour lui remettre un message, tout juste arrivé à son intention. La Sentinelle sourit en reconnaissant l’écriture d’Henni, mais alors qu’il s’attendait à lire des nouvelles habituelles de son ami, son visage s’éclaira soudain. L’instant d’après, un pas sur le côté le faisait apparaître à Ouesrim, sur le perron de la maison que Palaminata et Henni partageaient. Drake leva le poing pour frapper contre le battant lorsqu’il remarqua que celui-ci était entrouvert. Il le poussa doucement.

- Henni ? Pal ? C’est Drake, vous êtes là ?

Au silence pesant qui lui répondit, Drake comprit que quelque chose n’allait pas. Un frisson lui parcourut l’échine et il fit un pas dans l’obscurité qui envahissait la pièce d’ordinaire illuminée par un feu de cheminée.

- Henni ? Où est-ce que…

Un gémissement de douleur le fit sursauter, puis la voix du jeune Rêveur creva le silence, rauque et pleine de terreur:

- Attention !!

Drake se jeta dans l’Imagination au moment où un éclair de lumière jaillissait dans la pièce.



*


Laïze !!!



*


La petite figurine de verre que Laïze était en train d’admirer en songeant à l’offrir à Drake lui échappa des mains et se brisa sur le sol.


*



Sinéad faillit éclater de rire lorsque Gil lui fit une série de grimaces avant de lui indiquer, au moyen de gestes avec ses mains, ce qu’il comptait faire pour approcher le cerf. Après une heure de traque, hors de question qu’ils laissent filer leur proie à cause d’elle ! L’Envoleuse se mordit la lèvre pour contenir son hilarité et tira une flèche de son carquois. Accroupie dans les fourrés, elle regarda son compagnon faire de même, admirant sa posture tandis qu’il visait l’animal qui léchait le tronc gelé d’un bouleau. Au cœur de l’hiver, le gibier se faisait rare ; débusquer ce cerf qui était lui-même en train de chercher de quoi se nourrir tenait presque du miracle !

Ils étaient partis sans grand espoir, motivés par le jeu et le défi, galvanisés par le duo parfait qu’ils formaient en toute occasion. Gil avait entamé une bataille de boules de neige qui s’était soldée par une lutte au corps à corps. Ils avaient fait l’amour dans les bois, ignorant le froid qui gelait l’air dans leurs poumons et dessinait des nuages blancs devant leurs lèvres, oubliant la neige qui brûlait les petits coins de peau nue, ivres d’un désir qui ne s’était jamais éteint. Ils s’étaient amusés à avaler des flocons en tirant la langue, avec cette impression qu’ils avaient rajeuni de dix ans.

Et puis Sinéad avait aperçu les empreintes dans la neige immaculée. Gil avait identifié la marque d’un cerf. Furtifs, les yeux brillants d’excitation, ils s’étaient lancés sur ses traces.
Sinéad sentit les battements de son cœur accélérer dans sa poitrine, stimulé par l’adrénaline qui coulait dans ses veines et allumait des étoiles dans le bleu de ses yeux. Elle se força à respirer lentement pour l’apaiser, maîtriser cette fébrilité qui, lorsqu’on avait un arc entre les mains, pouvait être nuisible. Ses doigts se refermèrent sur le bois de son arme.



*



- Drake !

Laïze n’attendit pas que son cheval ait terminé sa course pour sauter de sa selle et se précipiter vers la maison d’Henni. La porte n’était plus attachée à ses gonds et gisait dans la neige, témoignant de la violence du combat qui avait eu lieu ici. La peur au ventre, Laïze se rua à l’intérieur et se figea.

Henni était là. Il avait les mains trempées de sang, des mains posées à plat sur la poitrine de Drake tandis qu’il déroulait son rêve, les yeux clos. Laïze n’osait plus respirer. Tout ce sang… comment pouvait-on survivre à une blessure pareille ? La réponse s’inscrivit sur le visage d’Henni lorsqu’il sortit de sa transe pour lever un regard bouleversé vers l’Envoleuse.

- Il est mort, murmura-t-il.

Il n’avait rien pu faire et l’image horrible du Mentaï plongeant sa main dans la poitrine de son ami resterait à jamais gravée dans sa mémoire. Il recula lorsque Laïze se jeta à genoux près de Drake pour le prendre dans ses bras. C’était la première fois qu’il la voyait pleurer et c’était moins impressionnant qu’il avait pu l’imaginer, comme si Laïze se dévoilait finalement telle qu’elle était réellement.

Hagard, Henni se leva et sortit de la maison en titubant, sans un regard pour le corps de Palaminata. C’était trop dur. Dire qu’il avait suffi d’une poignée de minutes pour que son monde serein vole en éclats, et quelques secondes à peine pour que la mort s’empare de la vieille femme qui était devenue sa plus grande amie ; Drake, lui, avait mis longtemps à mourir. Beaucoup trop longtemps pour qu’il puisse pardonner un jour à ceux qui avaient osé commettre une telle atrocité.

Henni sentit soudain deux mains l’attraper par le col. L’instant d’après, Laïze le plaquait contre le mur avec violence ; son crâne heurta le bois dur et sa vision se troubla vaguement. Il avait oublié à quel point elle était puissante.

- Qui ?! hurla-t-elle en le secouant comme un prunier. Dis-moi qui !!
- Laïze…
- Réponds-moi !


Henni ferma les yeux. Il était livide. Du sang séché maculait sa tempe gauche. Cette vision calma instantanément la jeune femme et elle glissa son bras sous celui du Rêveur pour l’aider à venir s’asseoir sur les marches.

- Bon sang, Henni… Que s’est-il passé ?
- Pas compris,
marmonna-t-il en luttant pour ne pas tourner de l’œil. Je n’ai pas compris… Tout est allé très vite. Les hommes, Pal, le coup sur la tête, et puis Drake…

Ses yeux s’emplirent de larmes.

- Oh, Laïze, je suis tellement désolé…
- Tu n’y es pour rien. Tu as failli mourir, toi aussi.
- J’aurai préféré…
murmura Henni en baissant la tête.

Laïze le serra contre elle. Drake était mort et son cœur était vide désormais. Elle ne ressentait plus rien, comme s’il avait emporté avec lui tous ses sentiments, toutes ses émotions. Sans lâcher Henni, elle ouvrit la main et déplia le petit morceau de papier qu’elle avait trouvé sur le corps de son compagnon.

- Henni.

Elle le secoua légèrement et il redressa faiblement la tête.

- Sinéad est rentrée ?
- Ils… ils étaient là pour elle, Laïze. Ceux qui ont tué Pal et Drake étaient là pour la SangreLune !


L’Envoleuse froissa le papier et le glissa dans sa poche, puis elle serra Henni très fort dans ses bras et embrassa son crâne rasé.

- Veille sur lui, souffla-t-elle en se levant. Je reviens le plus vite possible.

Henni ne lui demanda pas où elle s’en allait. Il s’en doutait. Il se contenta de lui souhaiter intérieurement bonne chance, de toute son âme, pour qu’elle revienne saine et sauve. Il ne voulait pas perdre encore un ami. Recroquevillé sur les marches du perron, Henni regarda Laïze s’éloigner au grand galop vers le nord.


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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMar 11 Nov 2014, 19:43

***


Le temps suspend son souffle




Maintenant…

Sinéad sursaute. Son regard se voile un bref instant avant de retrouver son éclat, comme si elle venait de se souvenir de quelque chose. Une chose horrible, enfouie depuis des années… A quelques pas d’elle, Gil se préparer à tirer.

Maintenant…

Elle frémit à peine alors que son cœur bat désormais la chamade, conscient de ce qui est en train de se produire, impuissant à l’en empêcher ; lentement, elle encoche sa flèche et pince la corde, geste précis, lève son arc et bande ses muscles. La corde se tend. Le cerf lève brusquement la tête. Mais ce n’est pas vers lui que pointe la flèche.

Maintenant !

Sifflement. La flèche part et une nuée d’oiseaux s’envolent à tire d’ailes.

Silence.



*



Attablé dans la cuisine, Manaël chantonne doucement, penché sur ses feuilles, les partitions qu’il noircit sans interruption dès qu’il en a l’occasion ; ses doigts qui n’écrivent pas remuent distraitement tandis qu’il joue inconsciemment le morceau inscrit dans sa tête.

Il attend le retour de ses parents pour leur parler de son projet, les études dont il rêve depuis longtemps déjà ; pour patienter il invente une nouvelle mélodie. Celle qui symbolise cette envie, première décision de l’adulte qu’il est en train de devenir alors que le verre de lait posé sur la table le retient encore un petit peu dans le monde des enfants. Ses yeux parcourent rapidement la partition, brillant de satisfaction.

Un œil bleu et un œil marron.



*


Incrédule, Gil regarde la flèche qui vibre encore dans le tronc de l’arbre, tout contre son visage. Quelques centimètres plus à gauche et c’était son œil qui prenait. Sa vie qui s’en allait…

- A quoi est-ce que tu joues ? demande-t-il avec lenteur.

Ce n’est pas un jeu. Dans les yeux de Sinéad brille une lueur sanglante, une promesse mortelle qui se dessine sur la crispation de ses traits, le mouvement de ses bras lorsqu’elle encoche une nouvelle flèche.

- Cours, murmure-t-elle, et il ignore à quel point elle lutte à l’intérieur d’elle-même pour prendre le dessus sur cette force invisible et écrasante.

Sinéad bande son arc.



*


Courir.
Pour le plaisir lorsque les yeux vairons de Manaël courent sur ses partitions, pour la mélodie lorsque ce sont ses doigts qui prennent le relais sur l’instrument de son enfance.
Pour défier le temps et sa danse sinistre alors que Laïze talonne sa monture, galopant à bride abattue à travers la plaine balayée par les vents.
Pour sauver sa vie quand Gil se faufile à travers le sous-bois au son du sang qui lui bat aux tempes et du cœur qui tambourine dans sa poitrine.
Courir encore.
Courir toujours.
Courir.



Et reprend son cours.



***
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMar 11 Nov 2014, 19:45

Gil dérapa dans la neige boueuse et à moitié fondue. Il aurait pu se redresser d’un bond et continuer à fuir, mais  il resta là, agenouillé à la croisée des chemins, attendant que Sinéad le rejoigne. Elle ne tarda pas à le rattraper. Elle avait toujours eu une meilleure endurance que lui…Le souffle court, Gil leva lentement la tête pour défier du regard la femme de sa vie, semblant ignorer la flèche pointée sur lui.

- Tu vas me tuer ?
- Oui.


Des larmes roulaient sur les joues de Sinéad. L’impuissance avait un goût salé.

- Pourquoi ?
- Parce que c’est ce que je suis. Une traqueuse de Marchombres.


Incroyable, comme une simple réponse pouvait à ce point faire mal. Gil eut l’impression qu’une partie de lui se retrouvait en miettes, écrasée par le talon dédaigneux de la mauvaise surprise. Mais était-il réellement surpris ?

- Mercenaire, souffla-t-il.
- Envoleuse.

Gil ferma les yeux un bref instant.

- Pourquoi maintenant, Sin ? Après toutes ces années, la naissance de Manaël, la maison ce bébé… pourquoi aujourd’hui ?

Elle ne pouvait pas lui dire qu’elle n’agissait pas volontairement, qu’une poigne de fer s’était refermée sur sa gorge pour la faire suffoquer chaque fois qu’elle essayait de cracher la vérité.

- Tu sais que je ne vais pas te laisser faire, reprit Gil en se redressant lentement.
- C’est ton choix. J’ai fait le mien.
- Assassiner le père de tes enfant ?
- Accomplir ma mission.


La flèche partit mais Gil avait bougé une fraction de seconde avant que la corde de l’arc ne se relâche. Au lieu de s’enfoncer dans sa poitrine, le trait se planta dans son bras gauche. Il grogna sous la douleur mais n’arrêta pas sa course et percuta Sinéad de plein fouet, les renversant tous les deux sans l’herbe détrempée de neige sale. Elle lâcha son arc, il s’assit à califourchon sur elle et s’efforça de la maintenir tandis qu’elle se débattait furieusement.

- Ecoute, tu commences à me faire peur, avoua-t-il en rapprochant son visage du sien. Si tu m’expliquais plutôt ce qui ne va pas ?

Qu’elle soit Envoleuse ou non ne changeait rien, Sinéad était tout pour Gil ; il se foutait éperdument qu’elle lui ait tiré deux fois dessus, que son bras le fasse atrocement souffrir. Rien ne comptait davantage que cette femme, allongée dans la neige et la boue, le souffle court et le regard fou.

Fou, oui, et encore, ce n’était pas tout à fait le terme exact ; on aurait dit qu’elle était perdue, aveugle au bon sens, à la logique, à lui. Et sourde à ses paroles. Mais Giliwyn Sil’Sierra était un homme têtu.

- Stop ! cria-t-il. Ne m’oblige pas à t’assommer, tu sais que j’ai horreur de ça !
- Dégage,
répliqua-t-elle juste avant de lui parvenir à dégager son bras pour lui envoyer son poing dans la figure.

Il sentit son nez se fracturer. Une sensation plus désagréable que douloureuse, d’autant qu’après ça un flot de sang se déversa dans sa bouche et sa gorge, l’obligeant à reculer et à se pencher pour cracher le tout avant de s’étouffer.

Il jura, à moitié sonné, et Sinéad en profita pour se jeter sur lui. Ils tombèrent, roulèrent, cognèrent, grognèrent. Une vraie bagarre de taverne. Quelques flocons de neige s’étaient mis à tomber, tout doucement, faisant basculer cette scène dans un registre plus ancien : un bref instant, Gil se crut revenu un enfant, quand Sinéad et lui se chamaillaient pour un oui ou pour un non, juste pour le plaisir, le besoin de sentir une résistance amie.

La lame de Sinéad fit voler ce souvenir en éclats.

Gil hurla de douleur lorsque le poignard s’enfonça profondément dans sa cuisse droite, mais moins à cause de la blessure que parce qu’il venait enfin de réaliser une chose terrible : sa compagne n’était plus qu’un reflet de son passé. Sinéad avait changé, et cette transformation ne datait malheureusement pas d’aujourd’hui, alors qu’elle s’acharnait à vouloir lui ôter la vie ; non, cela remontait à six ans, lorsqu’ils avaient pris la décision de quitter les plaines, leur maison, leur vie tranquille pour chercher un ailleurs. Il avait cru qu’ils repartaient en quête d’aventures alors qu’en réalité, ils fuyaient simplement une menace invisible…

Il la repoussa en grognant. Sa vue se brouilla : il perdait trop de sang. Alors, quand Sinéad repartit à l’attaque en lui sautant sur le dos, probablement pour tenter de l’achever, Gil réagit instinctivement. Il utilisa sa Greffe.

Ses mains se posèrent sur la peau nue des bras de la jeune femme et le Don que lui avait accordé le Rentaï s’anima, modifia le cours des choses, transféra les dégâts : la plaie de son bras se referma tandis qu’une blessure similaire apparaissait sur le bras gauche de Sinéad. Elle poussa un cri de surprise et changea son poignard de main pour comprimer la plaie avec ses doigts.

Le regard de Gil s’était assombri. Il avait déjà utilisé sa Greffe dans un combat, mais jamais il n’aurait envisagé qu’un jour, il faudrait infliger cela à Sinéad. Les choses allaient déjà beaucoup trop loin.

- Arrête, la supplia-t-il en boitant vers elle. Ce secret est l’un des mieux gardés de la Guilde. A ce train là, nous allons franchir un point de non-retour.
- Je l’ai franchi il y a des années,
rétorqua l’Envoleuse avant de bondir.

L’affrontement repris, plus sérieux, plus violent qu’avant. Elle avait abandonné son poignard pour tirer son sabre, il avait dégainé une lame courte et une dague ; sans relâche, l’acier chantait, dansait, s’entrechoquait, tourbillon mortel mené par deux combattants aguerris. Ils s’étaient déjà défié, lui s’efforçant de l’entraîner, elle jouant la comédie pour ne pas se dévoiler, mais cette fois-ci il n’y avait aucune illusion, aucun artifice : ils se battaient l’un et l’autre pour leur vie. Sinéad contre Giliwyn.
Envoleuse contre Marchombre.
Et la neige tombait toujours.



*


Le jour déclinait et ils se battaient encore. Couverts de sang, le souffle court, Gil et Sinéad virevoltaient sous les arbres, le combat les menant tantôt vers le bois, tantôt vers la plaine. Ils s’épuisaient mais ne lâchaient pas pour autant.

C’est alors que Gil trébucha sur une racine que la neige avait dissimulé ; le sabre de Sinéad lui entailla méchamment les côtes et il s’effondra. Confusément, il vit la lame ennemie décrire un arc de cercle au-dessus de sa tête, accrochant dans un bref scintillement l’éclat du couchant, et il serra les dents. Mais le sabre s’immobilisa soudain, sa pointe figée dans une dangereuse attente à quelques millimètres seulement de sa gorge. Stupéfait, il retint son souffle alors que la douleur et le froid, au-delà de ce qui était descriptible, essayaient de l’entraîner dans l’inconscience.

Sinéad le fixait sans bouger. Elle était essoufflée, une balafre courait le long de sa joue, ses cheveux roux étaient emmêlés mais quelque chose avait changé.

- Tes yeux… murmura Gil.

C’était comme si un voile venait de se déchirer, laissant apparaître la vraie Sinéad, celle qu’il avait aimée enfant, celle qu’il avait cherché désespérément avant de la retrouver et de l’aimer passionnément. Sa Sinéad.

Cette dernière avait l’impression de s’éveiller d’un drôle de rêve, dans lequel elle s’était vue agir sans pouvoir contrôler son propre corps. Déboussolée, elle ressentait brutalement toute la violence du combat, la douleur des blessures, l’échauffement de ses muscles, et elle aurait probablement hurlé sa souffrance et son incompréhension si elle n’avait pas découvert le visage de Gil sous le sien.

Il était grièvement blessé. Son sang s’échappait par les multiples blessures qui marquaient son corps. Il lui en avait cédé quelques unes, elle en avait l’étrange souvenir, et les larmes lui montèrent aux yeux lorsqu’elle se rendit compte qu’il avait cessé depuis un moment déjà. En réalité, Gil n’avait plus la force d’utiliser sa Greffe.

Aussi immobile qu’elle, il réussit à lui décocher son fameux demi-sourire, celui qui tant de fois l’avait fait chavirer et qui, elle ne savait par quel miracle, parvint encore à accélérer les battements de son cœur déjà affolé.

- Pleure pas, marmonna-t-il, du sang sur les lèvres mais des étoiles au fond des yeux.
- Je ne pleure pas. Oh, Gil…
- Je sais.


C’était terriblement injuste. Manaël était encore si jeune, il ne connaissait pas encore l’amertume de l’absence, ce vide qui s’installe au fond de la poitrine et qui fait mal lorsque s’invitent les souvenirs…

- Ce n’était pas moi, sanglotait Sinéad, incapable du moindre mouvement, sa lame presque posée sur la gorge de son compagnon. Ce n’était pas moi.
- Je sais,
répéta Gil.

Tue-le. Maintenant !

Elle sursauta et poussa un long gémissement.

- Hé, l’appela-t-il doucement. Ça va aller, Sin. Regarde-moi.

Les yeux fermés, Sinéad secoua la tête. Elle était terrifiée de ce qu’elle pouvait faire si jamais elle croisait son regard. Mais Gil leva une main et lui caressa la joue, si doucement qu’elle sentit ses dernières défenses s’effondrer brusquement. Elle ouvrit ses grands yeux bleus et les plongea dans ceux, noisette et éternellement pétillants, de Giliwyn.

- Je t’aime, nigaude, souffla-t-il.

Elle sourit au milieu de ses larmes.

Tue-le, Sinéad ! Maintenant !

- Je t’aime aussi, murmura l’Envoleuse.

Elle ouvrit la main de Gil et y plaça la poignée de son sabre. Pas besoin de lui expliquer pourquoi, il avait compris. Au moment où ses yeux se voilèrent de nouveau, il redressa le buste pour s’asseoir et pressa ses lèvres contre les siennes.

La lame s’enfonça dans le ventre de Sinéad et ressortit dans son dos.



*



...Et lorsque la porte s’ouvrit avec fracas, la flûte lui échappa des mains, exactement comme sept ans plus tôt. Il se précipita pour rattraper son père avant qu’il ne s’écroule et l’aida à s’allonger sur le sol de la cuisine.

- Papa ! Que s’est-il passé ?? Ne bouge pas, je vais prévenir mam…
- Ta mère est morte.


Le tonnerre gronda.
Dans le cœur de Manaël.


- Quoi ??

Gil employa les dernières forces qui lui restaient pour agripper le bras de son fils et le serrer fort, très fort. Avec l’énergie du désespoir.

- Mercenaire… du Chaos, souffla-t-il. Sin...Sinéad était mon ennemie. Cette nuit-là… il y a sept ans, ils la cherchaient déjà. Les siens. Elle a dissimulé sa nature… toutes ces années. A tout le monde. Même à nous. A moi. Jusqu’à ce soir…
- Non ! Non, papa, non !
- Je n’ai pas… pas voulu ça, Manaël. Je te le jure. Mais il faut que… tu me promettes de gagner le lac Chen. L’Académie…


Manaël se tint la tête entre les mains et se redressa en chancelant.

- Maman !
- Les marchombres, Manaël ! Retrouve… les marchombres…
- Non !!!


Le jeune homme se précipita dehors, dans le froid et la neige qui tourbillonnait à gros flocons. Il trébucha, se rattrapa in-extremis, trébucha à nouveau, s’étala dans la boue. Mercenaire. Marchombre. Les termes se bousculaient dans son esprit, aussi tranchant que l’acier qui avait tué ses parents. Son cri devint hurlement.

- Noooon !

Une pluie de sang tombait sur lui.
Il se redressa lentement, plié en deux sous le coup de la douleur, et disparut dans la nuit, avalé par la tempête d’un monde de chaos.

Le Chaos.

Il n’existait désormais plus que cela dans son cœur.







Epilogue


Nuit, neige et brouillard.
Laïze était trempée et transie lorsqu’elle arrêta sa monture devant la maison silencieuse. Elle sauta à terre, dépassa les deux peupliers agités par le vent, s’arrêta près de l’enclos vide. Le chagrin la frappa de plein fouet à la vue de la silhouette allongée par terre, sur le seuil de la maison, et elle se courba en deux.

- Non… gémit-elle, écrasée par la douleur.

Au bout d’un moment, elle se détacha de la barrière, fit quelques pas hésitants, s’agenouilla près du corps, tendit la main vers ses cheveux. C’était Gil. Il gisait là, immobile, les yeux clos, presque chez lui mais pas tout à fait, comme si toute sa vie il avait vécu ainsi, entre deux mondes… Nulle trace de Sinéad et de Manaël, mais jamais ils n’auraient abandonné Gil, et l’évidence fit jaillir de nouvelles larmes sur les joues de Laïze. Tous morts, sauf elle. Et Henni. Le pauvre Rêveur devait se ronger les sangs à l’attendre. Elle devait pourtant s’occuper de la dépouille de Gil avant de rejoindre son ami.

Mais alors qu’elle se penchait sur lui, l’Envoleuse se figea. Approcha sa paume des lèvres ensanglantées de Gil. Poussa un cri et se redressa pour se précipiter à l’intérieur de la maison, dans la cuisine silencieuse, où la fenêtre ouverte avait laissé entré un vent malicieux qui avait joué dans les partitions de Manaël et les avait éparpillé un peu partout ; un instant plus tard, elle soutenait Gil et laissait couler un filet d’eau fraîche entre ses lèvres. Il déglutit et elle rit entre ses larmes.

- Tu es vivant…



* FIN *

(... pour l'instant  Wink )
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Giliwyn SangreLune
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeLun 22 Déc 2014, 19:11

I – La voie du réprouvé


*L’apprenti



Gil se fendit brusquement.
Il était en nage et la sueur collait ses cheveux sombres à son front tandis qu’un nuage se dessinait au bord de ses lèvres, né de son souffle rapide et du froid qui persistait à s’accentuer autour de lui. Il devait bien faire moins de dix degrés, peut-être bien huit à tout casser, mais le garçon combattait torse nu, offrant sa peau à la morsure du vent d’ouest depuis une heure et demi, sans envisager un seul instant de s’en indigner. En réalité, il n’avait pas le temps de se plaindre : les coups qui pleuvaient sur lui, redoutables de puissance et d’efficacité, le contraignaient à rester perpétuellement en éveil pour pouvoir les éviter, au mieux les contenir sans trop s’abîmer.

Le haut de son corps était déjà constellé de marques. Certains, plus anciennes, témoignaient simplement d’une longue série d’exercices de ce genre, même si aucun d’entre eux ne s’était ressemblé. Les plus récentes étaient à l’origine des grimaces qui crispaient fugitivement son visage même si, à ce stade, il avait l’impression de ne plus rien sentir d’autre qu’une intense fatigue en attente, prête à se déployer sur lui au moindre signe de renoncement, à s’engouffrer dans la moindre faille pour signer sa défaite. Sa lutte contre son épuisement et son adversaire avait allumé deux flammes pures dans ses yeux vairons, lueur sauvages et tenaces qui semblaient adresser un message.

Je n’abandonnerai pas.

En face de lui, l’homme qui s’acharnait d’un air tranquille, presque fermé, haussa un sourcil. Il savait capter ce genre de message silencieux depuis si longtemps qu’il ne s’étonnait même plus de réussir ce genre d’exploit. A cinquante et un ans, Seren Til’Sylverin était difficilement impressionnable. Quiconque croisait son regard d’acier avait tendance à se sentir mal à l’aise et à s’agiter, mais en baissant la tête pour se soustraire à de tels yeux l’on déglutissait rapidement en découvrant sa carrure. Svelte mais grand, Seren en imposait rien que par son allure. Il dominait de toute sa taille et intimidait sans avoir besoin de prononcer un mot. Ses vêtements de cuir sombre, usés par les voyages et un nombre incalculable d’aventures, ne payaient pas de mine, mais il suffisait d’un coup d’œil en direction du fourreau calé entre ses omoplates pour retenir un soupir de soulagement. Le sabre qui s’y trouvait était à l’origine de sa réputation et de l’expression craintive qui passait sur les visages à l’annonce de son nom.

En l’occurrence, Ecarlate était sagement rangée dans sa gaine et Seren se battait à mains nues. Il avait préféré conserver sa chemise et, s’il s’agitait au moins autant que Gil, il ne donnait pas l’impression d’être fatigué. Au contraire, il sautillait tel un gamin prêt à en découdre, comme s’ils venaient à peine d’entamer le combat. Un sourire frondeur passa sur ses lèvres lorsque le talon de son adversaire fouetta l’air à quelques centimètres de sa joue mal rasée.

- Ho ho ! lança-t-il tout en esquivant l’attaque d’un mouvement souple. On dirait bien que tu es en train de comprendre ce que je m’échine à t’enseigner depuis ce matin.

Gil ne répondit pas. Il était trop occupé à rétablir son équilibre avant qu’une nouvelle offensive ne le mette en danger, et il était rompu à ce genre de remarque narquoise. Ça, et les coups qui continuaient de lui tomber dessus sans relâche, constituaient son quotidien depuis huit mois. Depuis que sa vie, jusqu’ici si tranquille et uniquement consacrée à la musique, avait pris un virage radical et douloureux…

- Redresse ta garde. Bon sang, tu veux encore passer les deux prochains jours dans les vapes ? Rentre-moi ce genou ou je vais te le casser.

Tout en restant mobile pour ne pas se faire prendre au dépourvu, le jeune homme leva ses coudes et modifia la position de ses jambes. Ce genou en dehors était sa plus grande faiblesse. Il savait qu’un coup suffirait à lui briser la rotule mais, lorsqu’il se battait, sa concentration tout entière se focalisait sur son adversaire et il oubliait d’assurer ses arrières. Certains auraient appelé ça de l’audace ; Seren préférait parler d’inconscience.
Ils se tournèrent autour un moment, chacun cherchant une faille dans la posture de l’autre de façon à s’y glisser prestement.

Comme toujours ce fut Seren qui la trouva en premier. Plus de défaut dans la position de son élève, mais ce changement de maintien avait rendu son attention plus fragile car il s’évertuait à rester désormais concentré sur ce point ; l’Envoleur bondit sur la gauche, feinta et pivota pour se retrouver dos à Gil. Son coude le frappa directement au visage et il jura en percevant un craquement de mauvais augure. L’instant suivant, il assommait le jeune homme, qui s’effondra dans la neige et ne bougea plus.
Seren s’accroupit près de lui et le fit basculer sur le flanc pour qu’il ne s’étouffe pas dans son sang. Il constata d’un air dépité le nez en bouillie, duquel s’échappait un flot de liquide vermeille qui éclaboussait la neige de taches roses, puis soupira. Si Gil n’avait pas brusquement fait basculer son buste en avant, lorsqu’il s’était retourné pour le frapper, il ne lui aurait pas cassé le nez !

- Idiot, marmonna-t-il.

Il pinça l’arête du nez ensanglanté et tira d’un coup sec pour le remettre en place. Les prochains jours s’avéraient douloureusement pénibles pour son élève et un petit sourire amusé flotta sur les lèvres de Seren. Il savait que désormais, Gil ne laisserait plus jamais sortir son genou.


*~*~*


Aïe.

Je n’ai pour ainsi dire plus que ce mot-là à la bouche depuis bientôt neuf mois. Un autre est apparu il y a quelques semaines, lorsque Seren m’a fait plonger tête la première dans l’eau gelée d’un fleuve déchaîné : enfer. C’est ce que je vis quotidiennement, de jour comme de nuit, et sans aucune interruption. Je souffre en permanence, je me fais refaire le portrait tous les deux jours, j’ai été recousu deux fois pas un Rêveur et là, je crois bien que cet enfoiré m’a cassé le nez.

Mais c’est exactement ce dont j’ai besoin.

Parce qu’il y a bien pire que cette vie dangereuse et pleine de bosses et de bleus. Il y a pire que les coups bas de Seren. Il y a ces cauchemars qui hantent mes nuits. Ils fondent sur moi dès que je ferme les yeux et ce qu’ils me font vivre, alors, est inimaginable. Je vois des corps meurtris, mutilés. Des corps qui respirent encore malgré les blessures et le sang. Des voix qui m’appellent en pleurant. Qui me supplient.

Et chaque fois je me réveille en sursaut, trempé de sueur, frappé de plein fouet par une réalité monstrueuse que le ronflement sonore de Seren laisse à peine entrevoir : mes parents sont morts. Moi, je suis vivant.

Et je suis en train d’apprendre à devenir un tueur.



*~*~*



Une fois n’est pas coutume : Gil se réveilla se matin-là dans un lit. Les draps étaient doux et propres, l’oreiller moelleux et la couverture chaude et agréable. Désorienté par son habituel cauchemar, Gil mit un certain temps avant de comprendre qu’il se trouvait dans une chambre. Celle-ci lui était parfaitement inconnue. Il tendit l’oreille et l’absence de bruit confirma qu’il ne s’agissait pas d’une auberge.

Mon nez…
Sa main droite était bandée au niveau du poignet. Il la leva à hauteur de son visage et du bout des doigts, il palpa la chair tuméfié de son nez. Une vague de soulagement l’envahit lorsqu’il constata qu’en dépit de l’énorme hématome il ne sentait presque rien. Mais la protubérance était telle qu’elle le faisait loucher. Un coup d’œil sous les couvertures lui tira un grognement agacé. Son mentor n’y était pas allé de main morte. Ce dernier n’était nulle part en vue mais son manteau, jeté négligemment sur le dossier d’un fauteuil au tissu défraîchi, prouvait qu’il n’était pas bien loin.

Gil referma les yeux un instant. Chaque jour qui s’écoulait, depuis cette journée qui avait fait basculer son existence, l’éloignait de sa vie d’avant. Il changeait. Physiquement d’abord : Seren l’astreignait à des exercices tels qu’il avait minci tandis que ses muscles avaient commencé à se dessiner sous sa peau ; ses cheveux avaient poussé, ils lui retombaient maintenant sur les épaules et il lui arrivait de les nouer en une tresse pour combattre ou travailler le visage dégagé. Forgé par les mêmes outils que son corps, son esprit aussi s’était solidifié, et le garçon autrefois bavard et joyeux avait laissé place à un jeune homme distant et silencieux. Il ne discutait qu’avec Seren, et encore, la plupart de leurs conversation se terminaient en disputes ou bien se soldaient par un combat qui le laissait rarement sortir indemne.

Il n’avait plus joué d’un instrument depuis huit mois. Parfois, ses doigts frémissaient lorsqu’une mélodie lui traversait l’esprit, mais dans sa tête, la flûte était liée à des souvenirs trop sombres pour qu’il ait seulement envie d’en jouer à nouveau. Petit à petit, Manaël s’effaçait, laissant place à Gil. Giliwyn SangreLune. C’était tout ce qu’il avait conservé de son ancienne vie. Deux noms maudits et des cauchemars qui noircissaient son âme un peu plus chaque nuit.

Il entendit la porte s’ouvrir puis se refermer doucement. Quelques pas légers sur le parquet qui craqua légèrement et un gloussement amusé précédèrent une raillerie moqueuse :

- Par le Dragon, ne sois pas pressé de croiser ton reflet dans un miroir !
- Tu es fier de toi ?
marmonna Gil, les yeux toujours clos.

Seren se pencha sur le visage de son élève et observa un instant l’aubergine qui lui tenait lieu de nez. Une lueur contrite traversa brièvement son regard mais, lorsque Gil souleva enfin ses paupières, ce fut pour découvrir un sourire goguenard.

- Tu étais vraiment obligé de le casser ?

Sa voix était étrangement nasillarde et parler réveillait la douleur, mais visiblement, Seren s’en fichait éperdument. Il haussa les épaules et s’affala dans le fauteuil avant de croiser les jambes, puis il pressa ses paumes l’une contre l’autre et appuya ses doigts sous son menton, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il était en grande réflexion. Curieusement, l’apparence de cet homme, qui devait avoir oublié comment se raser, contrastait souvent avec son attitude presque… délicate.

- Je suppose que non,répondit-il pensivement. Mais d’un autre côté, tu n’étais pas obligé de me laisser faire.
- Je n’ai pas eu le temps de bloquer ton coude.
- Voilà, je n’y suis pour rien. Donc il est inutile de bouder, n’est-ce pas ?
- Je boude pas.
- Tu veux que je t’apporte un miroir ?


Gil soupira.

- Laisse tomber. J’ai dormi combien de temps ?
- Une nuit et une journée entière. Je t’accorde un jour de repos supplémentaire et ensuite, nous rentrerons au Domaine.


Gil jeta un regard curieux en direction de son maître mais ne posa aucune question. Il avait essayé, au début, avant de se rendre compte que Seren était un mystère à lui tout seul. Lui tirer les vers du nez était impossible… mais il n’avait pas renoncé pour autant : le tout était de trouver une meilleure tactique que de simples questions balayées par un revers de main ou un silence de plomb. Gil savait que Seren trempait dans un certain nombre d’histoires plus ou moins louches et il était sûr que la plupart d’entre elles avaient un rapport direct avec le Chaos. Il voulait en apprendre plus à ce sujet, sur les Envoleurs et leur mission, mais c’était un chapitre que Seren n’avait pas l’intention d’aborder pour l’instant et cela frustrait terriblement le jeune homme.

- Qu’est-ce que tu vas faire pendant que je… me repose ?

Le tutoiement familier ne fit même pas ciller Seren. C’était pour l’heure son unique échec concernant son apprenti : il n’avait pas réussi à lui inculquer cette notion de respect mêlé de politesse et de crainte que tout novice devait à son mentor. En fin de compte, cette insolence lui avait plu…

- Des choses passionnantes.
- Menteur.
- Si, je t’assure ! Dommage que tu soies cloué au lit…
- Je vais bien,
affirma Gil en réunissant ses forces pour s’asseoir.

Seren se leva tranquillement et se planta devant lui. Sans un mot, il tendit la main, attrapa le nez de Gil entre ses doigts et le pinça. Fort. Gil hurla et porta les mains à son visage ; il les retira pleines de sang.

- Bordel !!
- Je regrette, mais tu n’es pas en état de te joindre à moi,
lança Seren en ouvrant la porte de la chambre. Je vais prévenir Desma que tu as besoin de soins. Repose-toi et profite de ta convalescence pour apprendre la liste de poisons que j’ai posée sur ta table de nuit. Lorsque nous reprendrons la route, tu devras les connaître par cœur. A plus !

Il disparut, laissant Gil éperdu de douleur sur son lit.

- Je vais le… tuer, balbutia ce dernier avant de s’évanouir.


* A suivre *
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeSam 14 Fév 2015, 14:34

Le Domaine n’est pas un endroit ordinaire. Pour ceux qui le découvrent pour la première fois il s’agit d’une forteresse imprenable, impossible à localiser sauf par ceux qui savent déjà où la trouver, et au sein de laquelle sont formées de jeunes recrues. Une école, en somme, avec des maîtres pour enseigner et des élèves pour apprendre.
Apprendre à tuer.

Ceux qui pénètrent cet endroit en ressortent changés à jamais. Physiquement, mentalement et moralement. Pétris par le Chaos, ses fondements impitoyables et ses principes extrêmes, ils sont nourris par un savant mélange de haine, de violence et de meurtre. On entretient en eux une indicible soif de puissance et un rêve : assujettir les Alaviriens. On en fait les guerriers parfaits, l’élite d’un ordre qui oeuvre en secret pour ne pas éveiller l’attention ; pour qu’ils respectent leur engagement, on leur ôte toute possibilité d’effectuer des choix.

La seule et unique raison pour laquelle Gil est devenu un mercenaire du Chaos. Et, tandis qu’il arpente l’un des innombrables couloirs souterrains du Domaine, son cœur bat lentement, en rythme avec les imperceptibles pulsations meurtrières qui résonnent dans toute la bâtisse, comme les tambours d’une guerre sombre et imminente. La lumière vacillante des torches accrochées aux murs creusent des ombres inquiétantes sur son visage. Il a dix-neuf ans, il se trouve au cœur de l’endroit le plus dangereux de tout l’Empire…

… et il sourit.




*


Suspendu à l’envers au-dessus du vide, maintenu par la seule force de ses jambes, Gil sentit une goutte de sueur glisser le long de sa tempe. L’entreprise était délicate et faisait légèrement trembler ses doigts tandis qu’il manipulait son crochet avec lenteur et minutie. Tout était question d’adresse, Seren avait lourdement insisté sur ce point, mais le jeune homme persistait à penser que, si les dizaines de lames du coffre ne lui découpaient pas les mains avant la fin de la nuit, tout était surtout question de chance. J’ai besoin de mes mains, se répétait-il inlassablement tout en travaillant. J’en ai besoin, d’accord ? Je ne peux pas les abîmer ni les perdre maintenant… Autrefois il avait déjà eu ce genre de souhait au fond du cœur, mais pas pour les mêmes raisons. Ce n’étaient plus des mains de flutiste qui se mouvaient sous la menace de tranchoirs plus aiguisés que jamais. C’étaient des mains de voleur. Précieuses et habiles. Au bout de quarante minutes de bataille acharnée elles parvinrent enfin à déjouer le mécanisme : un léger déclic résonna dans la salle obscure.  

Le coffre s’ouvrit. Gil glissa son crochet entre ses dents, essuya la sueur qui lui tombait dans les yeux et plongea ses mains dans le ventre de la bête. C’était une boîte tout juste assez grande pour contenir deux ou trois siffleurs bien gras, mais la taille n’était qu’un leurre, ou plutôt l’élément qui assurait la sécurité du précieux contenu si bien gardé : tout un enchevêtrement de lames aussi affûtées que des rasoirs protégeaient le petit sac de velours exposé en son centre. Gil l’observa attentivement. Il se doutait que le poids de ce que contenait le sac était ce qui assurait l’immobilité parfaite des lames. En dépit de sa posture pour le moins incongrue, il passa une main dans ses cheveux en un geste rôdé par l’habitude, puis détacha de sa ceinture une petite bourse de cuir qui ne pesait pas bien lourd. Sa condition d’apprenti ne lui rapportait pas grand-chose… Et ce qu’il s’apprêtait à dérober avait beau valoir une dizaine de palais, inutile d’envisager le conserver par devers lui : Seren allait le récupérer dès qu’ils seraient sortis de là.

Ce qui ne l’empêchait pas d’essayer quand même.

Toujours avec des gestes lents et précis, Gil approcha sa bourse du sac de velours et se prépara à les échanger. Moment crucial qui figea les battements de son cœur pendant une fraction de secondes… puis il bougea. Vite. Si vite que rien ne se produisit lorsqu’il déposa la bourse à la place du petit sac. Les lames ne frémirent pas, le coffre ne fit aucun bruit, et Gil s’autorisa un soupir de soulagement en retirant ses mains en un seul morceau du piège. Il glissa le sac à l’intérieur de sa chemise et se redressa à la force des abdominaux. Remonter jusqu’au toit ne lui prit guère plus d’une minute, moins encore pour se hisser par l’ouverture de la coupole puis remonter la corde et le trapèze qui l’avait maintenu pendant le travail. Il était en train de refermer la trappe lorsqu’un sifflement strident lui déchira soudain les tympans. L’alarme s’était déclenchée ! Gil jura vertement et laissa retomber la lourde trappe. Inutile de chercher à œuvrer en silence, désormais : le plus urgent était de sortir de là avant de se faire prendre.

Il courut sur le toit incliné, bondit sur une balustrade qui se trouvait en contrebas, effectua une roulade pour amortir sa chute et repartit à toute allure. Le sifflement aigu lui vrillait les tympans et couvrait le bruit des renforts ; il faillit ne pas voir à temps les gardiens qui jaillirent sur sa gauche, l’arme au clair et visiblement décidés à récupérer ce qui leur avait été volé. Gil infléchit sa course, évitant de justesse un coup de sabre, et fila vers l’extrémité du couloir. Sur son passage, les portes à droite et à gauche s’ouvraient à la volée, dévoilant de nouveaux gardiens qui s’ajoutaient à ses poursuivants. Tout au bout, une fenêtre. Gil redoubla de vitesse et plongea en avant au moment où les doigts d’un des hommes qui le talonnaient se tendaient vers sa chemise. Ils se refermèrent sur du vide. Le gardien se pencha par l’ouverture et regarda le jeune homme atterrir dans la cour, dans une pluie de verre brisé. Gil roula à nouveau pour amortir le choc et se précipita vers le mur du fond. Une silhouette le devança et escalada rapidement l’obstacle.

- Seren ! cria Gil en accélérant l’allure.

Avait-il pressenti le coup foireux ? Après trois ans de galère aux côtés de cet homme, Gil avait sûrement développé une sorte de sixième sens capable de capter les odieux projets de son maître. Qui remonta la corde sans laisser le temps à son élève de le rejoindre. Gil s’arrêta devant le mur et frappa la pierre lisse du plat de la main.

- Envoie-moi cette saloperie de corde !
- La perle d’abord.
- Merde !


Gil plongea la main dans sa chemise noire. Dans son dos, un raffut de tous les diables annonçait l’arrivée des gardiens. Saisissant le sac de velours, il le lança en l’air.

- La corde, Seren !!

Pas de réponse. L’Envoleur avait filé ! Gil asséna un coup de pied rageur dans le mur avant de se retourner pour appuyer son dos contre l’infranchissable barrière. Impossible de l’escalader : le mur d’enceinte était conçu pour protéger l’endroit de toute forme d’intrusion. Seren et lui avaient dû rivaliser d’imagination pour pénétrer dans un lieu aussi bien gardé. Ils avaient sculpté, taillé, ciselé leur plan jusqu’à en ôter la moindre faille. Gil n’avait pas songé que la plus grande était justement le fou qui en était l’instigateur… C’était lui qui avait déclenché l’alarme. Espèce de sale pustule de Raï, songea-t-il en serrant les dents. Si je m’en sors, tu vas me le payer !

« Comprendre n’est pas réagir, mais accepter et retourner la situation »


Murmure jaillit des ombres ou illusion causée par l’adrénaline ? La colère de Gil se calma instantanément. Tout son être se détendit, devint calme profond, paisible, lucide.
Extraordinairement lucide.

Des poignards apparurent entre ses doigts au moment où les premiers gardiens déboulaient dans la cour. Ils étaient nombreux et sûrs de réussir : face à eux, un gamin au visage angélique. Ils ne crurent pas un seul instant que le danger puisse provenir d’un garçon au sourire aussi désarmant. Ils chargèrent dans un bel ensemble, persuadés de le maîtriser en une poignée de secondes et de récupérer leur précieuse perle…

… un hurlement à glacer le sang s’éleva, couvrant le bruit strident de l’alarme, et du sang éclaboussa le mur d’enceinte.



*


Ce sous-sol est un véritable labyrinthe et c’est la première fois que Gil y met les pieds. Pourtant il avance d’un pas tranquille, les mains enfoncées dans les poches de son tabard, comme s’il lui était tout simplement impossible de se perdre, de rester piégé dans le ventre du Chaos d’où s’échappaient parfois d’épouvantables cris de souffrance. Il avançait sans se soucier de l’humidité douteuse qui suintait sur les murs, ni des lourdes chaînes qui grinçaient sur son passage, ni même des rats qui se faufilaient dans l’ombre, juste devant lui. Il avançait et rien ne semblait pouvoir l’arrêter.



*


Du haut de son perchoir, Seren observait d’un œil distrait la ville qui s’étendait à ses pieds. Il s’était installé au sommet d’une tour et attendait Gil en nettoyant la lame aux reflets sanglants d’Ecarlate. La nuit était sombre et froide, mais la vue qu’il avait sur Al-Far était imprenable. L’Envoleur se mit à siffloter tranquillement.

- T’es une sale enflure.

Un infime sourire se dessina sur les lèvres de Seren. Il continua de siffler tout en frottant sa lame avec application.

- T’étais pas obligé de partir comme ça. J’avais récupérer la perle sans problème, j’aurai pu quitter cet endroit en un rien de temps.
- Inintéressant.
- Quoi ?


Seren souleva son sabre à hauteur de ses yeux pour examiner son travail.

- Voler la perle est à la portée de tout le monde.
- Bien sûr…
- Tuer aussi. Enfin non. Tuer est devenu à ta portée lorsque tu as réglé le compte de ton propre père.


Dans l’ombre, Gil serra les poings. Il détestait quand Seren ramenait cette histoire sur le tapis. Une histoire qu’il s’évertuait à effacer de sa mémoire.

- Tu étais trop confiant…
- Parce que j’étais certain d’arriver à récupérer cette fichue perle, et…
- … envers moi.


Silence. Seren se remit à astiquer Ecarlate et attendit quelques instants avant de poursuivre :

- Tu ne doutes pas assez des autres, stupide apprenti. Et pourtant tu devrais.
- Pas de toi,
rétorqua Gil. Je ne devrais pas avoir à me méfier de toi.
- Tu devrais surtout te méfier de moi. Je suis plus proche de toi qu’aucun autre être vivant sur cette terre et je te connais mieux que quiconque. Mieux que toi-même. Je peux tout aussi bien te planter un couteau dans le dos que t’embrasser, Gil.
- Qu’est-ce que tu attends, alors ?


Le sourire de Seren s’agrandit.

- Le bon moment…
- Oh ! Dans ce cas je vais attendre… fais-moi savoir quand ce sera le cas.
- Compte sur moi. Où est-ce que tu vas ?
- Manger quelque chose. J’ai passé la nuit à courir puis à me battre, j’ai les crocs.
- Rapporte-moi un beignet à la cannelle.
- Dans tes rêves, Seren.


Mouvement léger dans les ombres. La main de Seren s’immobilisa soudain sur la lame de son sabre.

- Gil ? Avant de partir, rends-moi la perle, veux-tu ?

Le garçon plongea la main dans sa chemise et en sortit son précieux butin. Il l’avait toujours gardée avec lui, le sac qu’il avait envoyé à son maître contenant seulement une pièce de monnaie à moitié grignotée par un troll qui avait eu les yeux plus gros que le ventre.

- Viens la chercher, dit-il avant de se laisser tomber dans le vide.

Seren attendit encore quelques minutes avant d’éclater d’un rire frais et sonore. Cette nuit avait été parfaite. Non, Gil avait été parfait. Cet insupportable gamin n’avait presque plus rien à apprendre de lui. Il était prêt.



*



Gil s’arrête devant une porte et pose la main sur la poignée avant de se figer. Dernier instant de doute, ultime hésitation qui suspend son geste et fronce ses sourcils. Tout ce chemin… Trois ans pour une formation qui touche bientôt à sa fin. Cette porte est une nouvelle étape, un nouveau jalon sur le chemin qu’il s’est approprié dans le travail et la douleur. Toutes les paroles de Seren résonnent en lui comme le son d’une cloche tonitruante, mélodie cacophonique qui le pousse en avant… mais il y a ce son de carillon, aussi léger que le vent dans les arbres, qui l’interpelle une dernière fois. Souvenir d’une émotion puissante, un souhait incomplet, un vœu inachevé…

Trop tard.

Gil tourne la poignée et passe de l’autre côté. L’homme qui doit apporter la touche finale à sa formation d’Envoleur lui fait signe d’avancer dans la pièce.


- Montre-moi tes mains, demanda-t-il en s’approchant du jeune homme.

Il les saisit entre les siennes et les observe un moment en silence.


- Des mains de musicien ?
- Non.


Le Mentaï  lève la tête et croise le regard dur de Gil.

- Ce sont des mains de tueur.
- Je vois… Ferme les yeux. Ne bouge pas.


Une lumière, un dessin.
Une greffe.
Un destin.

Envoleur...






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Giliwyn SangreLune
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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeMar 27 Oct 2015, 01:35

* Le cabochard


Hiver, au pied des montagnes de l’est.

La nuit est claire, le ciel sans nuages. Les tentes plantées par le groupe d’hommes arrivé plus tôt dans la matinée se découpent dans un rayon de lune, bosses sombres et immobiles au milieu de la plaine enneigée. Deux chiens veillent en rongeant les restes que les chasseurs leur ont laissés avant d’aller prendre du repos.
Rien ne bouge.

Sauf cette ombre.

Furtive, plus silencieuse qu’un souffle, elle se glisse entre les tentes. Nul ne peut l’entendre, mais les chiens lèvent la tête et hume son odeur, portée par un vent glacial ; ils retroussent les babines, prêts à donner l’alerte. Quelque chose les arrête. Soudain attentifs, il redresse les oreilles et s’asseyent sur leur arrière-train.

L’ombre amie reprend sa route. Elle se faufile dans la première tente, ressort une poignée de secondes plus tard. Il y a du sang sur ses lames. Les chiens ne disent toujours rien, ils attendent. Regardent l’ombre rentrer dans chacune des tentes et en ressortir tout doucement. La dernière est occupée par un homme, une femme et un enfant. Celui-ci, un petit garçon d’environ cinq ans, ouvre les yeux au moment où l’acier d’un poignard ouvre la gorge de son père.

Tétanisé, il reste allongé, les yeux écarquillés, cherchant à deviner un visage dans cette ombre venue apporter la mort. Lorsque la main de sa mère retombe sur les draps, il sursaute et trouve la force de se redresser. Attrapa une chandelle, l’allume et la lève.

L’ombre se tient près de l’entrée. D’elle, l’enfant ne conserverait que l’image vague d’une cape déchirée sur de sombres vêtements élimés. Mais il se souviendrait toujours de ce regard bicolore fixé sur lui et n’oublierait jamais le murmure de cet homme.

- Ce sera dur, mais tu survivras.

Trop petit, trop choqué pour comprendre, l’enfant ne bouge pas lorsqu’il disparait, s’évanouissant parmi les ombres, accompagné par le cri des chiens qui hurlent à la lune.



*



Une taverne, sur la route du sud.

Gil leva un regard vaguement vitreux lorsque la jeune serveuse se planta devant lui pour récupérer sa chope vide.

- J’ai le droit à un verre supplémentaire ? demanda-t-il.

Son sourire était charmeur et son regard audacieux. La combinaison, fatale, de ces deux traits physiques était un atout qui ne connaissait aucun échec. Jusqu’à ce soir.

- Tu n’as pas de quoi le payer, rétorqua la jeune femme en posant la chope sur le plateau calé contre sa hanche.

Ce n’était pas une beauté. D’aucun trouverait ses cheveux trop raides, son visage trop commun, ses yeux trop clairs. Le chemisier qu’elle portait ne cachait pas grand-chose. Mais Gil était têtu, légèrement ivre.
Et terriblement seul.

- Je suis un homme plein de ressources, affirma-t-il.
- Vraiment ?
- Offre-moi un dernier verre, et je vais te montrer.


Elle fronça les sourcils et son regard, d’un gris tourterelle, devint orageux.

- Je ne suis pas intéressée par ce genre de chose, répliqua-t-elle d’un ton ferme avant de faire demi-tour.
- Et par un coup de main pour te débarrasser de ces brutes ?

La jeune femme se figea et leva les yeux vers les hommes qui lorgnaient dans sa direction. Jusqu’ici, elle était parvenue à les repousser, mais elle savait qu’ils allaient passer aux choses sérieuses d’ici peu. Elle ne faisait pas le poids contre eux. Et personne, ici, n’était en mesure de l’aider. Personne, excepté…

Il s’était levé sans qu’elle l’entende. Comme il passait près d’elle, il se pencha et laissa ses lèvres frôler son oreille.

- Sers-moi un verre, ma belle. J’en ai pour un instant.

Elle le regarda sortir de l’établissement, bien vite imité par ses harceleurs. Comment avait-il deviné ? Indécise, elle se remit au travail, servit les derniers clients qui s’attardaient dans la salle, accompagna ces derniers à la porte. Jeta un coup d’œil dans la rue déserte, haussa les épaules… mais ne tira pas le verrou. Elle retourna vers le comptoir à pas lents. Pensive, elle ôta son tablier. Fallait-il être sot pour se croire capable d’affronter tant d’hommes à la fois ! Il était probablement déjà mort… elle se rendit compte qu’elle était en train de remplir sa chope et reposa brusquement la bouteille sur le comptoir.

- Idiote, murmura-t-elle avant de pivoter pour s’en aller.

Son cri de surprise ne franchit pas ses lèvres. Il était là, debout devant elle, un sourire en coin sur les lèvres. Le cheveu en bataille et les jointures écorchées. Il fit un pas en avant, l’obligeant à reculer juste à buter contre le comptoir, et se pencha doucement.

- Merci pour le verre, murmura-t-il en attrapant sa boisson.
- Merci pour le coup de main, répondit-elle sur le même ton, incapable de détourner son regard du sien.

Il but une longue gorgée, puis reposa sa chope. Cette fois, il tourna la tête et ses lèvres effleurèrent les siennes. Ce fut elle qui l’agrippa par le col de sa chemise pour l’embrasser. Enflammé par sa fougue, il la souleva et la plaqua contre le comptoir. La chope à moitié pleine finit par se renverser. Quelques gouttes de vin s’écrasèrent au sol et se mêlèrent à celles d’une virginité envolée.


*


Elle ouvrit les yeux au son d’un bruissement léger. Battit des paupières pour accommoder sa vision, distingua sa silhouette dans la pénombre de la chambre.

- Où vas-tu ? demanda-t-elle, si doucement qu’elle crut un instant qu’il ne l’avait pas entendue.

Mais il acheva de lacer sa chemise et posa un genou sur le lit pour se pencher sur elle.

- Rendors-toi, murmura-t-il en prenant ses lèvres avec une douce brutalité.

Elle le regarda enfiler ses bottes, puis endosser sa cape déchirée.

- Je m’appelle Iselle.

La main sur la poignée de la porte, Gil s’immobilisa.

- Tu ne reviendras pas…
- Non.
- Je m’en doutais.
- Pourquoi ?
- Tu es un cabochard.
- Pardon ?
fit Gil en se retournant à demi.

Iselle s’étira en étouffant un bâillement. Elle dormait à moitié lorsqu’elle lui répondit, d’une voix douce et chaude :

- C’est comme ça qu’on appelle les vagabonds, par ici…

Il resta un bref instant sur le seuil de la chambre à écouter sa respiration, calme et légère dans le repos. Puis il referma la porte derrière lui et s’en alla.


*


- T’as quel âge ?
- Vingt et un ans.
- On dirait pas.


Gil se contenta de regarder son interlocuteur dans les yeux, en attendant que celui-ci daigne enfin accepter sa proposition. Il soupira, puis fit glisser un papier dans sa direction et lui tendit de quoi écrire.

- Tu signes là. Réfléchis-bien. On part par pour le nord, et ce sera pas une croisière. Ça pue le Raï, là-bas. Tu sais te battre ?
- Oui.


L’homme jaugea Gil avec circonspection. Haussant finalement les épaules, il s’écarta légèrement pour permettre au jeune homme de se pencher sur le document.

- Signer c’est s’engager, insista-t-il.

Sans un mot, Gil lui tendit le document et la plume. L’autre hocha la tête.

- Reste pas planté là. Va aider les gars à charger. Dans une heure, on lève le camp. Au fait, ton nom, c’est quoi ?
- Wian.

Son sac sur l’épaule, Gil s’éloigna. Il se fondit rapidement dans la masse d’itinérants qui s’affairaient dans cette agitation qui annonçait un départ imminent.

Une heure plus tard, il faisait route vers le nord.
Le goût d’Iselle était encore sur ses lèvres.


*


Il avait vite compris que voyager, c’était le moyen d’échapper à l’Ordre du Chaos. Un moyen certes illusoire, mais pour Gil, c’était mieux que rien. Depuis qu’il avait achevé sa formation de mercenaire, il se sentait le besoin vital de croquer à pleines dents cette liberté que le hasard lui avait offerte. C’était une fuite qu’il masquait en quête personnelle. Plus il voyageait, plus il s’éloignait de son passé, même si celui-ci aimait se rappeler à son bon souvenir chaque nuit ou presque. Il avait appris à dormir peu et à se contenter d’une poignée d’heures de sommeil. Ses cauchemars le laissaient généralement taciturne. Pour les gens qui le côtoyaient, il était un homme avare en paroles et plus solitaire qu’un ermite. Généralement, cette réputation lui valait une paix royale. Mais parfois, ça éveillait une curiosité malsaine…

Les hommes qui voyageaient avec lui n’étaient pas des enfants de chœur. Voleurs, violeurs, tranche-bourses… Pas de femmes. C’est peut-être ce qui poussa quelques fauteurs de trouble à se tourner vers le « nouveau » pour lui chercher noises. Au début, Gil surprit seulement quelques regards et quelques ricanements, dont il se moqua éperdument. Il était doué pour ignorer ce genre de futilités. Mais, environ dix jours après leur départ, les choses se corsèrent. Le convoi s’était arrêté pour la nuit dans une combe, tout à fait au nord des montagnes de l’est. Hommes et bêtes se reposaient, chacun ayant vaqué à ses tâches jusqu’à l’heure du repas. Le froid n’empêchait pas les flambées de monter haut et les itinérants de plaisanter : l’alcool les réchauffait plus sûrement qu’une femme l’aurait fait dans de telles conditions. Assis à l’écart, comme de coutume, Gil mordait dans son pain de fromage tout en contemplant les étoiles. Elles étaient plus visibles dans cette partie de l’Empire. Une envie pressante le tira de sa rêverie. Engloutissant sa dernière bouchée, il se leva et s’éloigna sans bruit.

Il était en train de batailler avec les lacets de son pantalon lorsqu’ils lui tombèrent dessus. Quatre homme, forts comme des bœufs et en mal d’action. Ils empestaient le vin, la sueur et la bêtise. Avant que Gil ait eu le temps de réagir, ils l’avaient bousculé dans la neige et immobilisé au sol.

- Lâchez-moi ! rugit le jeune homme en se débattant furieusement.
- Te bile pas, répondit l’un des bougres. On s’est dit que t’avais peut-être besoin d’un peu de compagnie, toi qu’est toujours tout seul dans ton coin…
- Ouais, on a compris ton truc, renchérit un autre. T’es trop timide pour demander, c’est ça ?

Demander quoi ?

Le cœur battant de colère et de peur, Gil s’arc-bouta brusquement. Il regrettait de n’avoir pas pris ses lames jumelles avec lui – mais enfer, il était seulement parti se soulager ! – et il ne parvenait pas à atteindre ses autres armes. Il y avait un cinquième homme, réalisa-t-il soudain, qui ne bougeait pas et observait la lutte avec une expression mauvaise sur le visage. L’éclat qui brillait dans ses yeux ne plaisait pas à Gil. Celui-là, il est dangereux.

- Lâchez-moi, répéta-t-il d’un ton dur. Ou sinon…
- Sinon quoi ? le coupa l’homme en se penchant pour approcher son visage du sien. Tu cries ? Vas-y, mon garçon. Ne te gène surtout pas pour ça. Crie jusqu’à en briser tes cordes vocales. J’aime ça.

Il avait commencé à déboucler sa ceinture. Comprenant soudain ce qu’il s’apprêtait à se passer, Gil pâlit. Rua, cabra pour se libérer de l’emprise de ses tortionnaires. Celui qui était penché sur lui le gifla si fort que sa lèvre éclata. Gil batailla de plus belle.

- Tout doux… Tu veux pas qu’on t’assomme, hein ? Ce serait dommage que tu rates ça.

Gil gronda sourdement. Le sang battait à ses tempes. Il sentit qu’on lui arrachait sa chemise, mais il frémit davantage sous les caresses brutales qu’on lui imposa que sous la morsure du froid.

- Je vais vous tuer, promit-il d’une voix blanche.

Rires. Ils ne le croyaient pas… les fous. Gil cessa de se débattre et fixa les étoiles qui scintillaient dans le ciel, au-dessus de sa tête. Ils se méprirent sur cet abandon.

- J’le savais, hein ! J’le savais que tu attendais ça… Tourne-toi. J’vais pas te décevoir.

Docile, Gil se laissa retourner sur le ventre. La neige lui brûla la peau mais il resta silencieux. Lorsqu’il sentit qu’il était plus que temps d’agir, il se redressa sur les coudes et flanqua un violent coup de tête en arrière. Un craquement bref, suivit d’un hurlement : le nez était cassé. Bien. Profitant de l’effet de surprise, Gil roula et envoya ses pieds dans le ventre de Nez-Cassé. Les autres ne comprirent tout simplement pas ce qui leur arriva. Deux d’entres eux s’effondrèrent, la gorge percée d’une aiguille de métal. Un troisième reçut le poing de Gil entre les côtes, puis son coude. Des os se brisèrent. Le quatrième voulut s’enfuir ; Gil lui brisa les rotules avant de rompre ses cervicales d’un geste rapide et précis.

Restait le cinquième homme. Il essayait de retenir le sang qui giclait de son nez tout en se traînant dans la neige rougie. Gil prit le temps de se rhabiller avant de le rattraper.

- S’il te plaît,glapit le violeur. J’te laisse tranquille et on n’en parle plus jamais !
- J’ai une meilleure idée.

Gil l’attrapa par le col et le maintint fermement tandis qu’il le frappait durement à l’entrejambe à l’aide de son genou.
L’homme tomba dans la neige. Il n’était plus que gémissements.

- Maintenant que c’est réglé, je te laisse tranquille et on n’en parle plus jamais, gronda-t-il.

Il cracha sur le blessé, puis rabattit le capuchon de sa cape et disparut dans la nuit. Il récupéra ses affaires et quitta la caravane sans prendre la peine de prévenir quiconque. Il avait tué quatre hommes et castré un cinquième ; il valait mieux qu’il se fasse oublier. Mais pour aller où ? Le nord. C’est là qu’il souhaitait aller, alors c’est là qu’il irait. Son sac sur l’épaule, à pieds, il se mit en route d’un pas décidé.
Mais de moins en moins énergique.

L’aube le trouva recroquevillé contre le tronc d’un arbre, vomissant ce que ses tripes n’avaient pas pu digérer de cette nuit et pleurant comme un enfant.

Ce sera dur, mais tu survivras.

Gil s’essuya le menton d’un revers du bras. Il se passa de la neige sur le visage, ferma les yeux et inspira profondément. Cette mésaventure devait lui servir de leçon. Certain d’être intouchable, il avait failli être violé. Il serait plus méfiant que jamais désormais, mais également plus intelligent.

Il expira doucement, puis rouvrit les yeux et se remit en route.

Droit vers la Citadelle des Frontaliers.



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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeDim 06 Mar 2016, 22:21

- Alors ?

Allongée à plat ventre dans la neige, Irhuin soupira et fit passer ses jumelles à sa sœur d’armes. Celle-ci ajusta sa vision et une poignée de secondes s’écoula avant qu’elle laisse échapper une exclamation étouffée.

- Par le sabre de mon ancêtre, ce type est complètement malade !
- Ouais.
- Tu comptes vraiment miser notre victoire sur sa folie ?


Irhuin ne répondit pas immédiatement. Elle reprit les jumelles et scruta le paysage enneigé, jusqu’à retomber sur la zone du combat. La masse grouillante des Raïs était visible à l’œil nu. Celle, unique et sautillante, de son joker l’était beaucoup moins, en revanche. Un sourire étira lentement ses lèvres alors que ladite silhouette commençait enfin à gagner du terrain sur ses poursuivants.

- Ouais, Jun. Je mise le paquet sur lui.



*


Les Frontières de Glace.
Barrière naturelle inexpugnable, cette ligne de montagnes vertigineuses se trouvait également être le mur qui séparait deux nations ennemies depuis des temps immémoriaux. Les Alaviriens étaient d’un côté, les Raïs de l’autre. Et au milieu… Gil fit glisser son regard depuis l’horizon jusqu’à s’arrêter sur le dôme scintillant de la Citadelle. Au milieu, il y avait ceux qui vouaient leur vie à maintenir cet équilibre aussi stable que possible. Des hommes et des femmes que le jeune homme peinait à comprendre, au fond : qui pouvait avoir envie de vivre ici ? Certes, le paysage était magnifique. Lorsque le soleil se levait, il enflammait les montagnes et c’était alors comme si la neige prenait soudainement feu. Un spectacle à couper le souffle. Valait-il la peine de s’enfermer dans cette prison ? Pouvait-on réellement passer une vie entière à se battre au nom d’un Empereur qui, lui, restait sagement à l’abri de son palais ?

Non. C’était sa réponse et, de fait, Gil quitta la pierre plate sur laquelle il se tenait pour reprendre sa route. Pour lui, les Frontaliers s’amusaient à faire la guerre et surtout, à se chamailler avec les Thüls en dépit du Pollimage qui les séparaient, exactement comme les élèves d’une cour de récréation. Ce n’était pas son monde. Il décida de ne pas s’approcher davantage de la Citadelle, mais il mourrait d’envie de franchir les Frontières de Glace pour s’approcher du royaume Raï. Ça, c’était une aventure qu’il devait tenter. Il n’était pas venu jusqu’ici pour faire demi-tour à cause d’une montagne ! Son objectif en tête, le jeune homme réajusta son sac sur ses épaules. Il avait abandonné la caravane voilà six jours, et son périple s’était depuis lors déroulé sans encombre ; il était confiant.

Il l’était toujours lorsque, cinq heures plus tard, il se retrouva en train de lutter contre les éléments. Un vent puissant s’était levé un peu après qu’il ait dépassé la Citadelle et, depuis, les rafales tentaient de lui faire perdre l’équilibre pour le projeter dans la poudreuse. Dans tes rêves, répondit-il à l’adresse du courant puissant contre lequel il s’arc-boutait. Je continue ! C’est alors qu’un autre obstacle s’en prit à sa détermination. Il apparut sous la forme d’une ombre au milieu des bourrasques blanches ; elle se déplaçait vite et vint le percuter de plein fouet alors qu’il portait la main à sa ceinture. Le choc lui coupa le souffle. Projeté dans la neige, Gil tenta de se débarrasser de son agresseur mais celui-ci tenait bon. Tout en fourrure et en muscles, le visage dissimulé par une large capuche et une masse de cheveux bouclés. Gil sentit soudain le fil d’une lame se poser sur sa gorge. Et merde.

- Bouge pas si tu veux vivre.
- J’allais le dire.


Sur lui, la silhouette encapuchonnée tressaillit. Gil sourit et appuya un peu plus la lame de son poignard contre l’entrejambe de son adversaire.

- C’est une région sensible par ici, souligna-t-il en faisant pression.
- Tu crois ?

L’assurance de son agresseur fit douter Gil. Il est sérieux ? Lui n’aurait pas bronché si on lui avait collé une lame au niveau des parties génitales. Question de bon sens. A moins que…

- Dommage, mon grand. C’était bien tenté pourtant.
- Une fille !
- Femme,
corrigea-t-elle d’un ton dangereux.

Sur sa gorge, la lame entama légèrement la peau. Il inspira vivement.

- Message reçu. Tu vas pas me tuer pour ça, si ?
- Non,
répondit-elle.

Gil décida d’ignorer la pointe de déception qu’il perçut dans sa voix. Drôle de timbre pour une fille. Femme. Rauque et plutôt masculin. Que fabriquait-elle ici, d’ailleurs ?

- Je t’ai pris pour un Raï, expliqua-t-elle en reculant.

Elle était toujours à califourchon sur lui. Il se redressa sur les coudes et la vit glisser son arme, un sabre relativement mince, dans le fourreau fixé à ses omoplates. Gil fronça les sourcils et laissa son regard glisser vers le bas. Ce symbole, c’était celui de la Citadelle.
Cette fille était une Frontalière.
Super.

- Tu dois pas te faire facilement des amis, grogna-t-il en laissant passer l’insulte.

Ou bien alors elle était juste sincère ? Comment avait-elle pu le confondre avec l’une de ces ordures ?

- Détrompes-toi, je suis bien entourée. D’ailleurs…

Gil tourna la tête en percevant un léger crissement dans la neige. Sa bouche s’arrondit lorsqu’il découvrit qu’ils étaient désormais encerclés. Les Frontaliers étaient immobiles, l’arme au clair. Il referma la bouche.

- Si tu pouvais te présenter et me dire ce que tu fais ici, ça m’éviterait de donner l’ordre à mes hommes de te tuer.

Elle fanfaronnait, c’était sûr. Mais Gil choisit de ne pas forcer sa chance.

Il soupira.

- Je m’appelle Gil et je voyage. Voilà.
- Tu visites les montagnes, c’est ça ?
railla son interlocutrice.
- Ben ouais.
- Sérieusement ?
fit-elle en le dévisageant.
- Ecoute, soupira-t-il, je veux bien t’en dire plus mais je suis plus à l’aise avec une lampée d’alcool, un bon feu et…

Il jeta un coup d’œil en direction des Frontaliers.

- … un public légèrement plus détendu.

La fille hésita un instant. Il envisageait déjà la fuite lorsque sa voix rauque déchira à nouveau le silence. Enfin, les mugissements du vent.

- Lève-toi Gil. On va te trouver un peu d’alcool et tu nous raconteras ton histoire.

Ça me va.



*



Elle s’appelait Irhuin.
Et c’est à peu près tout ce qu’il savait d’elle, en dehors du fait qu’à vingt ans à peine elle dirigeait une patrouille de Frontaliers. Il y avait quelques femmes, et des hommes qui la dépassaient d’une bonne tête sans que cela paraisse lui poser le moindre problème. En fait, elle n’était pas du genre à s’embarrasser de ce genre de détail. Tout ce qui l’intéressait, c’était botter le cul des Raïs. Les Frontaliers n’étaient pas très expansifs. Leur mode de vie contribuait certainement à cette retenue que Gil perçut : ces gens-là affrontaient le froid quotidiennement, et pas seulement trois petits flocons au gré du vent. Le blizzard ne les empêchait pas d’aller pisser puisqu’ils savaient comment éviter de se perdre.

Ils avaient établi leur campement dans une combe. C’était rudimentaire, bien loin du confort que Gil avait connu lorsqu’il avait suivi pour un temps les Itinérants, mais il découvrit qu’un Frontalier ne se plaignait jamais. Il accomplissait chaque tâche avec application et, comme il ne posait pas de questions, il était relativement efficace. Gil apprit l’efficacité en leur compagnie. Il apprit aussi à confectionner des blocs de neige et de glace pour s’abriter en cas de besoin, à cuisiner la graisse du gibier chassé dans la journée, à réaliser un bouillon nourrissant et relativement appétissant… La curiosité du jeune homme était sans limite. Cela amusait Irhuin mais Jun, son bras droit, était plus réticente à l’idée d’accueillir un étranger. Quand il comprit qu’elle le voyait comme un poids mort, une gêne dans leur mission, Gil ne put s’empêcher de s’employer à lui prouver le contraire. Sa fierté se heurta au sens de l’honneur des Frontaliers.
Il pensa avoir gagné lorsqu’Irhuin lui proposa de les accompagner.
Sans savoir que c’était lui qui se faisait avoir.

Ils avaient repéré une horde ennemie qui se déplaçait vers le sud. Trente guerriers cochons. D’après Irhuin, il était plutôt rare que leurs incursions soient aussi importantes. Les Frontaliers étaient neuf. S’il en croyait ce qui se disait à Al-Jeit, Gil se trouvait parmi les plus grands guerriers de l’empire, avec les Légionnaires de l’Empereur. Il restait sceptique. Comment neuf guerriers, pour combatifs qu’ils soient, étaient capables de se mesurer à trente Raïs déchaînés ? Irhuin semblait confiante, mais il comprit, en la voyant concentrée dans l’étude d’une carte, qu’elle manquait d’idées. Il n’y tint plus. Jusqu’ici il était parvenu à rester relativement discret mais là, il ne tenait plus en place. Il se mit à lui jeter de petites boulettes de mie de pain, jusqu’à ce qu’enfin elle lève le nez de sa paperasse pour poser son regard d’acier sur lui.

- Un problème ?
- Moi ? Non, mais je te retourne la question.
- Y’a pas de problème,
soupira la Frontalière. C’est juste que toutes mes idées tombent à l’eau.
- Qu’est-ce qu’il te manque ?
- Un joker…


Le regard dépareillé de Gil étincela.
Irhuin fronça les sourcils.

- C’est hors de question, Gil.
- Pourquoi ?
- Tu n’es qu’un touriste. Nos affaires ne te concernent pas.
- Non. Mais j’ai envie de me dégourdir les jambes.
- Fais de la luge…
- J’ai voulu essayer avec le bouclier de ta copine, Jun, elle n’a pas eu l’air d’apprécier…


Irhuin leva les yeux au ciel mais ne put s’empêcher de sourire. Elle l’aimait bien. Il était pire qu’un gamin parce qu’il ne prenait jamais rien au sérieux mais, en soi, elle croyait sincèrement que c’était un type bien. Elle hésita encore un peu, par principe, mais Gil savait déjà qu’il avait gagné. Il s’approcha de la table et se pencha sur la carte. Elle gloussa en le voyant loucher sur les dessins qu’il peinait visiblement à comprendre et se mit en devoir de lui montrer ce qu’elle avait en tête. Il l’écouta, pointa une ou deux coquilles, proposa une ou deux solutions et au final, Irhuin revint sur son jugement. Gil était probablement un type bien.
Mais il était surtout complètement fou.



*



- Alors ?

Allongée à plat ventre dans la neige, Irhuin soupira et fit passer ses jumelles à sa sœur d’armes. Celle-ci ajusta sa vision et une poignée de secondes s’écoula avant qu’elle laisse échapper une exclamation étouffée.

- Par le sabre de mon ancêtre, ce type est complètement malade !
- Ouais.
- Tu comptes vraiment miser notre victoire sur sa folie ?


Irhuin ne répondit pas immédiatement. Elle reprit les jumelles et scruta le paysage enneigé, jusqu’à retomber sur la zone du combat. La masse grouillante des Raïs était visible à l’œil nu. Celle, unique et sautillante, de son joker l’était beaucoup moins, en revanche. Un sourire étira lentement ses lèvres alors que ladite silhouette commençait enfin à gagner du terrain sur ses poursuivants.

- Ouais, Jun. Je mise le paquet sur lui.

La Frontalière laissa échapper un grognement sceptique. Elle misait plutôt sur sa prochaine affectation, elle. Soudain, Irhuin poussa une exclamation joyeuse.

- Ça marche ! Ils mordent à l’hameçon !

Elle lâcha ses jumelles et rampa à reculons, puis glissa sur les fesses pour dévaler la pente avant de terminer en courant, Jun sur les talons. Elles se séparèrent sans un mot, chacune sachant ce qu’elle avait à faire. Irhuin se positionna avec ses compagnons et attrapa l’arc que l’un d’eux lui tendait. Elle encocha une flèche et se tint prête. Ils étaient tous prêts.
Ils attendaient Gil.



*



Gil en bavait.
Il n’avait pas pensé que courir dans la neige était un exercice physique absolument éreintant. Chaque mouvement mettait ses muscles à l’épreuve, sa volonté aussi, et il lui fallut une sacrée dose de détermination pour ne pas s’arrêter à mi-parcours. A moins que la horde qui dévalait la pente, derrière lui, ne soit la véritable origine de sa motivation. Il n’osait pas se retourner. Il n’en avait pas besoin pour savoir que l’écart diminuait entre ses poursuivants et lui. Plus que quelques mètres, s’encouragea-t-il en effectuant de drôles de bonds pour tenter de ne pas trop ralentir à cause de la neige. Tu peux le faire, mon vieux, allez ! Hop, hop, hop. Il les grignota doucement mais sûrement. La pente se resserrait dans une sorte de goulot entre deux flancs rocheux. A peine passé les premiers blocs, Gil s’arrêta, le souffle court, et se retourna.

Il avait déjà un arc dans la main, l’autre prit une flèche dans le carquois attaché à son dos, il l’encocha, banda l’arme solide dont il fit craquer le bois en tendant la corde. Visa une poignée de secondes, tira. En face de lui, un Raï s’écroula comme une masse, emporté par l’élan de sa course. Presque aussitôt ceux qui se trouvaient sur les extrémités de la horde tombèrent dans un bel ensemble tandis que les Frontaliers surgissaient des rochers. Ils tirèrent jusqu’à ce que les Raïs arrivent dans la cuvette enneigée, puis dégainèrent leurs sabres et s’élancèrent. Les Raïs virent deux groupes les prendre en tenaille et leur couper toute retraite. Perdu au milieu du groupe, Gil avait délaissé son arc pour jouer de ses lames avec dextérité. Il était fier de prouver ses talents, de démontrer à Jun qu’il était doué, de…

… il écarquilla les yeux. Les Frontaliers qui l’entouraient se déplaçaient à une vitesse qui rendait la sienne incroyablement lente. Leurs lames étincelaient, prolongement de leurs bras, et Gil sentit soudain les siennes peser entre ses mains. Ils se battaient et leur efficacité, redoutable, ne laissait aucune chance à leurs adversaires. Impressionnants de force et de talent, unis dans un même respect et une humilité qui fit rougir le jeune homme. Il ne l’avait pas volée, cette claque… une belle leçon dont il se souviendrait  toute sa vie. S’il survivait à cette joyeuse débandade. Distrait par le style implacable et sans fioriture des Frontaliers, il faillit se faire couper la tête par un guerrier cochon particulièrement féroce.

- Touriste ! glissa Irhuin d’un ton moqueur en passant derrière lui.

Il lui tira la langue et c’est à ce moment-là qu’elle trancha.
C’était un type bien.



*



Plus tard, lorsque Gil aida les Frontaliers à récupérer les flèches sur les corps qui s’entassaient dans neige, il croisa Jun et lui rendit l’arc qu’elle lui avait prêté pour l’assaut.

- Garde-le, dit-elle en haussant les épaules. Tu nous a filé un coup de main non négligeable tout à l’heure.
- Je…
- Ça te donnera l’occasion de continuer à t’entrainer,
ajouta la Frontalière en croisant brièvement son regard.

Gil resta silencieux mais inclina la tête. Efficacité, humilité, respect.

Trois mots qu’un arc veillerait à lui rappeler désormais.



*



Gil devait bien avoir fait ses preuves puisqu’il eut le droit de partager la couche d’Irhuin cette nuit-là. Cela ne l’empêcha pas de repartir de son côté le lendemain matin. Irhuin ne fit pas la moue ni ne le supplia de rester encore un peu, au contraire des femmes dont il avait l’habitude ; elle se contenta de lui envoyer son poing dans l’angle de la mâchoire, pas au point de la lui briser mais assez fort pour qu’il sente ses dents s’entrechoquer. Il tira sur l’une de ses boucles.

- Je repasserai dans l’autre sens, normalement, dit-il en ajustant son sac sur son épaule. Evite de me confondre avec un Raï cette fois…
- Pas de danger, ils se déplacent avec plus de grâce que toi dans la neige.
- Ouch...


Elle rit et l’embrassa au coin des lèvres.
Il leva les yeux au ciel, et reprit sa route vers le nord.



* A SUIVRE *
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Giliwyn SangreLune
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Giliwyn SangreLune


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MessageSujet: Re: SANGRELUNE   SANGRELUNE Icon_minitimeJeu 24 Déc 2020, 14:50

Maman,

Aujourd’hui j’ai eu treize ans. Tu imagines ? Non, hein ? Moi non plus, je n’arrive pas à réaliser. En soi rien n’a changé, à part un nouveau centimètre gagné en moins d’un mois - Nora affirme que je vais bientôt égaler Seth - et pourtant j’ai l’impression que le monde est là, à ma portée, et que je n’ai qu’à tendre la main pour l’effleurer. Drôle d’idée, je sais ! Peut-être que c’est dû à mon apprentissage auprès de maître Oktav ? Si tout va bien, après deux ans passés en sa compagnie, j’aurai le niveau pour entrer dans la guilde des Guérisseurs d’Al-Vor ! Oui, j’ai vraiment la sensation que le monde m’appartient, maintenant que je sais quelle est ma voie…

Ici, rien de nouveau. Louvard prend du muscle, il grandit deux fois plus vite que moi, d’ailleurs je me demande s’il n’est pas en train de prendre davantage du loup que du chien : hier, quand je suis allé en ville faire une course pour Nora, il m’a accompagné et je crois bien qu’Ambrine, la laitière, elle a eu peur de lui.

Oh, tiens-toi bien : j’ai reçu une lettre de Seth ! J’ignore comment il a réussi pour faire en sorte qu’elle arrive aujourd’hui, je soupçonne fortement Nora d’être de mèche, mais peu importe : il va bien. Il voyage avec son maître dans le Nord. Je suis fier de lui. Mon frère, un marchombre…

Pas de nouvelles de Gil. Il est parti il y a presque trois mois, pour un long périple alors je m’efforce de me rassurer mais plus les jours passent et moins j’y parviens. Tu sais mieux que moi à quel point il est doué pour se fourrer tête la première dans les ennuis… et s’il lui était arrivé quelque chose ? Non ! Je ne veux pas y penser, surtout pas. J’apprends à faire des cataplasmes en grande partie pour lui, tu conviendras qu’il n’y a pas meilleur patient que cet énergumène !

Mince, je vais devoir te laisser : Nora m’appelle. La nuit tombe, il faut s’occuper des animaux. Je t’embrasse, maman.
Tu me manques terriblement.




- Mak !
- J’arrive !


Le garçon caressa une dernière fois le vélin de sa lettre, une émotion toute particulière au fond du coeur, et quitta sa chambre pour dévaler les escaliers à toute vitesse. Sa prothèse récemment changée n’avait guère nécessité plus de trois jours d’adaptation et il trompait désormais aisément son monde. Il ralentit en passant devant la cuisine, distrait par un doux fumet qui lui chatouilla les narines. Tenté d’y faire une brève halte, il fut chassé sans ménagement par une Nora décidément bien trop aux aguets pour qu’il puisse commettre le moindre forfait. Il ne lutta pas longtemps : armée d’une spatule, l’herboriste était capable de mettre le plus féroce des guerriers au tapis - il l’avait déjà vu faire avec Juhen. Mais la façon dont elle lui ébouriffa les cheveux, avec cette tendre brusquerie accompagnée d’un sourire lumineux, était encore plus efficace et c’est avec le coeur débordant d’amour et de sérénité que Mak sortit dans l’air piquant du soir.

L’hiver serait bientôt là ; sa promesse flottait déjà dans la brise, obligeant le garçon à remonter le col de son manteau sans manches. Avec une assurance que seule l’habitude pouvait conférer, il rentra les bêtes pour la nuit puis il remplit les mangeoires, changea les bassines d’eau, vérifia pattes et pelages ou plumages en fonction de qui passait entre ses mains, et récolta une brassée d’oeufs frais. Louvard, qui l’accompagnait toujours, faillit provoquer une catastrophe en décidant d’inspecter le poulailler, et pendant une poignée de secondes s’éleva un concert de caquètements furieux et de battements d’ailes qui firent voleter un nuage de poussière et de duvet plumeux. Loin de s’offusquer - les pitreries de son compagnon canin l’amusaient toujours - Mak prit soin de calmer tout ce petit monde avant de s’en aller dans les ombres. Il connaissait le domaine par coeur, suffisamment pour se passer de lampe et se jouer des ornières qui se trouvaient sur son chemin. Il n’était plus loin de la maison quand Louvard se figea soudain, l’échine hérissée. Un grondement sourd monta de sa puissante cage thoracique, incitant Mak à s’immobiliser à son tour. Ses doigts se posèrent sur le poignard qui ne le quittait jamais. Etant donné la famille dans laquelle il avait grandit, et grandissait encore, comment aurait-il pu en être autrement ? Déjà le garçon envisageait toutes les options. C’était sans compter sur Louvard, qui fila soudain comme une flèche et disparut dans la nuit. L’inquiétude de Mak grimpa d’un cran. Il s’apprêtait à filer vers la porte d’entrée lorsqu’un juron éclata dans la nuit, suivi par un choc sourd, un bruit de lutte et un concert d’aboiements joyeux.

- Enfer de bordel de… couché ! Pas bouger ! Mais arrête de me… Louvard, ça suffit ! Tu vas m’écouter, sac à puces ?


*


PS : tu ne vas pas le croire : Gil est de retour ! Il a débarqué sans prévenir, comme d’habitude. J’ai eu la frousse de ma vie mais sans doute pas autant que lui, quand Louvard l’a plaqué à terre de tout son poids pour lui débarbouiller soigneusement la figure. Je ne te cache pas que Gil était méchamment grognon après ça. Bon, il a quand même refilé un bout de son repas à la bête, désormais surnommée “Sac à Puces” - il n’en démord pas. Je suis si content, bon sang ! Avoir mon père le soir de mon anniversaire, c’est le plus beau de tous les cadeaux, tu ne trouves pas ?


*


Le retour de Gil était toujours jalonné de rituels aussi essentiels les uns que les autres. Mak lui faisait faire le tour des lieux, ravi de lui montrer l’évolution du domaine, et Gil grimaçait alors discrètement en faisant mentalement la liste des réparations à organiser ; Nora cuisinait pour dix, ils faisaient une longue promenade digestive puis se reposaient sur la terrasse ensoleillée jusqu’à devoir allumer de petites bougie pour s’éclairer. Gil profita de ce soir-là, alors qu’ils paressaient tous les trois, pour offrir son cadeau à Mak. Le garçon était allongé à plat ventre, occupé à griffonner dans son carnet. Lui-même était assis sur le banc, un livre dans une main, l’autre posée sur la hanche de Nora qui lisait elle aussi, la tête posée sur sa jambe. Il attendit que le jour décline au point de finir par les empêcher de lire et d’écrire, refusant d’interrompre cet instant d’absolue sérénité : il appela Mak quand ce dernier se redressa pour aller chercher de quoi allumer bougies et photophores.

- J’aurais pu te donner ça hier, mais…

Mais il avait été pris dans le tourbillon des retrouvailles, et rien ne valait le sourire de Mak alors que son fils attrapait, dans une délicatesse immense, la flûte à bec qui lui tendait. Elle ressemblait un peu à la sienne, en bien moins abîmée, plus fine et aux sons plus purs - il l’avait essayée.

- Je ne sais pas jouer, balbutia Mak en tournant et retournant l’instrument entre ses mains pour l’observer sous toutes les coutures.
- Tu apprendras.
- Quelle merveilleuse idée ! s’exclama Nora en pinçant discrètement, mais fermement le bras de Gil, qui se mordit la lèvre pour ne pas crier.

De fait, elle le pinça plus d’une fois les jours suivants, alors que la maisonnée retentissait de notes aiguës et peu souvent justes. Interrompu dans le lavage de quelques assiettes, il se frotta la hanche tout en fusillant Nora du regard, alors qu’à l’étage un concert de flûte leur déchirait les tympans.

- La prochaine fois que tu as une bonne idée, soumets-la moi d’abord, petit génie !
- Mes idées n’ont besoin d’aucune validation préalable.
- Heu, si.
- Heu, non.


Un peu d’eau savonneuse atterrit sur l’herboriste et, un instant, ils oublièrent la douloureuse mélodie de l’apprenti musicien pour ne plus se concentrer que sur le bonheur fou de se retrouver. Quelques minutes plus tard, Nora appuyait sa joue mouillée contre le dos mouillé lui aussi, de Gil, alors que celui-ci reprenait sa corvée de vaisselle. Elle avait admis récemment qu’une petite partie d’elle serait éternellement amoureuse de ce grand bonhomme, mais la richesse de leur complicité offrait une bien plus belle place à l’amitié et c’est ainsi, désormais, qu’ils vivaient leur relation.

- Qu’est-ce que c’est que ce piaf ?

Nora dut se décaler pour jeter un coup d’oeil à travers la fenêtre donnant sur la terrasse de la maison. Elle aperçut un petit oiseau aux plumes bigarrées qui pépiait joyeusement sur la rambarde.

- Aucune idée.

Poussé par la curiosité, Gil essuya ses mains - ce qui tira un sourire à Nora, étant donné qu’il était trempé de la tête aux pieds - et sortit pour s’approcher du volatile. Il avait repéré ce qui était attaché à la patte de l’animal, et son habitude de correspondre par le biais d’oiseaux lui permit de faire venir celui-ci. Mak arriva sur la terrasse au moment où il ouvrait le papier et déchiffrait le message. Il fronça les sourcils

- Tout va bien ? s’inquiéta aussitôt Nora, une main posée sur l’épaule de Mak.

Gil hocha lentement la tête.

- Vous connaissez le port d’Issenka ?


*


- Le soir, il faut d’abord récupérer les oeufs - tu les poses dans le panier, là-bas - et ensuite il faut laisser entrer les poules. Les compter, pour vérifier qu’elles sont bien toutes présentes. N’oublie surtout pas de placer la barre sur la porte, sinon un renard pourrait arriver à se faufiler et…
- Mak, j’ai une question à te poser.
- Heu… oui ?


Lywenn repoussa ses cheveux roux en arrière et planta son regard bleu vif dans celui, dépareillé, du garçon.

- Tu me fais confiance ?
- Bien sûr que oui !
- Alors tout ira bien.


Mak hocha la tête, incapable d’ajouter quoi que ce soit ; le regard lumineux de la jeune fille l’empêchait curieusement de se montrer aussi éloquent qu’il voudrait bien l’être. C’était elle qui, avec l’aide de ses parents, veillerait sur le domaine en l’absence de ses occupants. Il balaya le jardin du regard, à la fois excité par le départ et triste d’abandonner cet endroit.

- Oui, répéta-t-il, tout ira bien…

Près de lui, Lywenn sourit. Mue par un élan soudain, elle se hissa sur la pointe des pieds et pressa ses lèvres contre la joue du garçon, avant de s’éclipser pour rejoindre les adultes qui les attendaient devant la maison. Il fallut à Mak une bonne minute pour se remettre du choc. Sonné, il salua distraitement les animaux puis rejoignit les autres à son tour, l’air tellement ailleurs que Gil haussa un sourcil en le regardant. Un léger coup de coude de Nora, accompagné par un coup d’oeil entendu, le dissuada de poser sa question à voix haute. Ils remercièrent la famille de Lywenn, et se mirent enfin en route. Juché sur Diapason, Mak se retourna jusqu’à ce que les arbres l’empêchent de distinguer les contours de la maison.

- Pas de regrets ? s’enquit Gil, qui montait Chante-Brume tandis que Nora, elle, menait Petit Gris, leur âne, assise sur le banc de la carriole qu’ils avaient décidé d’emmener.

Mak prit le temps de plonger à l’intérieur de son être, afin de sonder jusqu’aux tréfonds de son âme, avant de renvoyer un sourire lumineux à son père.

- Aucun !

Les jours défilèrent. Les trois voyageurs longèrent les Dentelles Vives vers le sud et les seules aventures qu’ils vécurent furent celles qu’ils s’inventaient au quotidien : Gil s’efforçant d’apprendre les arcanes de la flûte à bec à Mak, Nora les grondant lorsque leurs joutes verbales ou physiques prenaient trop d’ampleur, Louvard les réveillant à l’aube d’un bon coup de langue sur le visage, entérinant son surnom auprès de tous… Gil menait la petite troupe et veillait sur elle avec la force d’un chef de meute. Il ne le montrait pas, mais il appréciait de partir en éclaireur avec le chien loup ; l’animal offrait une présence joyeuse et rassurante au groupe, et sa fidélité sans bornes n’avait d’égal que la puissance de son instinct. Parce qu’il comprenait cela, Gil noua un lien unique avec lui, de sorte qu’un simple geste lui suffisait pour se faire comprendre de lui.

L’envoleur était heureux. Se retrouver sur les routes avec sa famille était une chance inouïe à laquelle il goûtait à chaque seconde. La destination aussi était belle. Après plusieurs longues semaines sans voir Khia, Gil avait l’impression que la moindre fibre de son être le poussait à avancer, à réduire la distance qui le séparait d’elle. Sans Mak et Nora, il aurait galopé jour et et nuit ! Cela le déconcertait vaguement mais, parce qu’il avait changé en profondeur, cette évidence ne l’effrayait plus. Savoir qu’un million de possibles l’attendaient dans le futur que lui réservait ses retrouvailles avec la marchombre, c’était suffisamment extraordinaire pour qu’il se pousser des ailes. Une nouvelle page s’écrivait. La vie lui avait fait cadeau de cette chance en lui permettant de retrouver son humanité, pas question de la gâcher en réflexions inutiles ! Il allait faire découvrir les merveilles du Septentrion à sa famille, et retrouver Khia : son bonheur était aussi simple que cela.


Ils atteignirent les lacs d’Ostengard au terme d’une journée ensoleillée, réjouis à l’idée de profiter d’une nuit dans un vrai lit. L’endroit était magnifique : des arbres immenses bordaient l’eau claire, leurs feuilles parées des couleurs chaudes de l’automne, offrant un cadre idyllique qu’ils admirèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Ils dégustèrent un bon repas sur la terrasse d’une auberge accueillante, puis montèrent se coucher, épuisés. Mak s’endormit en quelques secondes, Louvard allongé de tout son long contre lui. Réveillé au beau milieu de la nuit, Gil hésita à tirer ses compagnons du sommeil pour un bain nocturne, mais ces derniers dormaient à poings fermés, alors il se glissa sans bruit hors de la chambre et quitta l’auberge avec la discrétion d’un chat. L’air frais de la nuit glissa sur la peau nue du torse de l’envoleur. Il ne craignait pas le froid et même l’eau du lac ne le dissuada pas de s’y couler, dans un rayon sélène qui faisait briller la surface. Nager lui rappelait Khia. Il estimait que d’ici deux à trois semaines, ils atteindraient le port faël. Sa réponse était partie la veille, attachée à la patte de l’oiseau multicolore.

Bientôt.

Gil sourit, prit une inspiration et plongea sous la surface. Celle-ci s’agita un bref instant, puis redevint lisse.

Insondable.


*


Ce fut Louvard qui retrouva Gil, le lendemain soir.

Son corps avait dérivé au sud du lac, jusqu’à un entrelacs de roseaux et de racines. Comment avait-il pu se noyer, lui qui avait défié la morts de si nombreuses fois ? Comment pouvait-il les abandonner à nouveau, et pour toujours ? Le choc laissa place à une colère immense et douloureuse. La flûte termina sa course au fond du lac. L’injustice était insupportable et toutes les paroles du monde inutiles.

Pourtant…

Pourtant, Mak et Nora continuèrent leur périple. Chante-Brume attachée à la carriole, Louvard désormais seul pour partir en éclaireur et veiller sur eux, ils avaient décidé d’aller au bout de ce qu’ils avaient commencé ensemble ; Gil n’aurait pas admis qu’ils renoncent. Sans lui, ils quittèrent les limites de l’empire et s’enfoncèrent en pays Faël. Sans lui, ils atteignirent la première étape de leur long voyage : Issenka. C’était un port de taille modeste et uniquement fréquenté par des Faëls ; méfiants, ils ne virent pas d’un très bon oeil la venue de deux alaviriens sur leur territoire et il s’en fallut de peu pour que l’aventure tourne une nouvelle fois au drame. Enfermé dans son chagrin, Mak ne put brider son insolence en réponse à la provocation délibérée d’un Faël, faisant naître des tensions qui alarmèrent Louvard et le poussèrent à gronder en dévoilant la menace de ses crocs. Nora calma le jeu grâce à son calme et à ses talents : elle se présenta comme herboriste itinérante et proposa des remèdes qui, en plus d’intéresser les Faëls, leur permit de trouver un accord.

Mak reconnut Khia, près d’une embarcation qui, il le devina, allait les emporter vers l’inconnu. La gorge nouée, il se jeta dans ses bras. Les larmes qu’il avait bravement refoulées jusque là jaillirent, impossibles à contenir davantage. Un vent puissant gonfla les voiles du navire.

Le Septentrion les attendait.


*


Papa,

C’est à toi que j’écris parce que... Enfer, je suis totalement terrifié, j’ai l’impression que mes entrailles sont en train de s’emmêler et que mon coeur est en chute libre. Tu as ressenti ça toi aussi, quand je suis né ? Maman disait que c’était comme si on t’avait frappé à la tête avec une énorme planche.
Je vois tout à fait ce qu’elle voulait dire.
Je suis père. Moi ! Est-ce que tu imagines ? Lywenn est incroyable, il ne lui a pas fallu plus de deux heures pour accoucher. Ces deux heures m’ont paru durer une éternité. J’ai eu la peur de ma vie et à présent, j’ai l’impression que je pourrais mourir de bonheur.
Je suis père. Je n’arrive pas encore à réaliser, il faut que je me le répète, encore, et encore. Nora et Axim sont arrivés ce matin avec assez de nourriture pour tenir une bonne semaine. Seth est déjà là, ainsi qu’oncle Atal, Juhen, Nwëlla et Khia. Je les entends se disputer joyeusement ; il y a des choses qui ne changeront jamais.
Je suis père, Gil. Et aujourd’hui plus qu’aucun autre jour, tu me manques. C’est quelque chose que j’aurais voulu partager avec toi. Tu aurais grogné quand je t’aurais mis mon petit dans les bras, puis tu aurais montré les dents quand on aurait voulu te le reprendre. Tu étais comme ça.
Je dois y aller : si je ne descends pas, Juhen va encore se faire tirer les oreilles par Nwëlla.

Gil ? Je t’aime.
Ne fais pas trop de bêtises, là où tu es.



*


Le carnet se referme.

Et une nouvelle vie commence.
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