Darwen Ehsoleim

Homme.
Une silhouette plutôt petite ;
Un corps délié et musclé
A la peau légèrement bronzée,
Par endroits couverte de fines cicatrices.

Un visage ovale
Qui lui donne d'avantage
que ses dix-neuf ans ans ;
Des cheveux bruns, qui tombent en mèches épaisses
sur son front et dans son cou
Et qui s'avancent en deux pattes sombres sur ses joues
douces, mais parfois piquetées
d'une barbe de deux jours.

Des yeux clairs : bleus, gris, sûrement verts
assombris par une arcade sourcilière avancée,
des sourcils épais mais bien dessinés
et surmontés de longs cils noirs ;
Un regard changeant, parfois sombre ou triste
parfois moqueur ou joyeux
malicieux ;

Un nez droit, un peu cassé ;
Une mâchoire plutôt carrée ;
Des lèvres claires et attirantes,
souvent étirées en une sorte
de sourire en coin, moqueur,
bien à lui.

– Un visage beau et sombre, pour résumer,
qui peut parfois en effrayer
mais sûrement moins qu'il n'en attire...

Un caractère compliqué ;
Parmi des centaines de facettes différentes,
trois, peut-être, peuvent se distinguer
Trois aspects d'une personnalité
Qui se reflète sur son visage
Assez facilement...

D'abord, Darwen est sombre
et mélancolique
Calme et réfléchi
Il parle rarement
Plongé dans ses pensées
noires, tristes
Solitaires

Mystère involontaire...

Mais 'Wen montre aussi souvent
son côté immature
parfois inconscient
moqueur
provocateur
bagarreur
avec ceux qu'il déteste
mais surtout avec ceux qu'il aime
Puisque c'est sa manière de le leur dire...

Séducteur, aussi,
crâneur,
mais jamais vraiment bavard
Parfois mesquin - ou maladroit
mais jamais trop méchant non plus ;
Toujours à dire et faire des conneries
pour se montrer intéressant
et pour se cacher, surtout...
Un vrai gosse,
en présence d'un public !

Enfin, un Darwen un peu abstrait
Mélange des deux autres aspects
Il joue l'adulte,
Affiche un visage sérieux
Se donne des airs supérieurs
comme s'il savait tout
Mais sans trop parler,
l'air de rien,
pour ne pas montrer
Qu'il est moins âgé
qu'il n'en a l'air.

Mystère volontaire...

Loup.
Plus petit que ses congénères du Nord,
mais massif tout de même ;
Un pelage gris sombre, presque noir dans la nuit
Un pelage chaud, doux et épais ;
Deux yeux clairs
pareils à ceux de l'homme
Deux yeux qui, seuls,
permettent de le distinguer
parmi tous les autres...
Une mâchoire puissante
Des crocs d'acier
blancs et brillants
Des pattes de tueur
Et un regard de bête
Humaine.

Trop différent de l'homme
Il lui ressemble pourtant
Mais il a des sensations de bête
Odeur, vue, son, goût, toucher
Tous ses sens
sont sans cesse en éveil
Son existence d'humain
N'est plus que lointain souvenir
Futile
Ne reste plus que la meute.
Sa famille...

Homme. Loup.


Et son histoire...
Elle commence dans un hameau du nom d'Oroïn, situé juste en dessous des Chaînes du Poll, non loin d'Al-Poll. Les parents de Darwen, Leynna Ehsoleim et Ökhen Rin'Elda, s'étaient rencontrés dans la grande ville un hiver, et avaient décidé de s'en retirer, pour vivre plus tranquilles... Ils étaient partis sur les routes à tout hasard, en direction du Nord, et avaient fini par dénicher ce petit groupement de vieilles maisons en pierre, prises d'assaut par le lierre et la vigne vierge. Quelques Alaviriens y habitaient déjà ; mais Leynna et Ökhen ne cherchaient pas non plus un endroit absolument désert, et cette petite troupe de gens retirés du monde leur plut immédiatement...
Leur petit garçon naquit en plein milieu de l'hiver suivant. Ni trop gros ni trop maigre, déjà quelques cheveux sombres sur la tête, des yeux très clairs et un sourire à faire fondre le plus impitoyable des Thüls gravé sur le visage, il était magnifique et en parfaite santé... Le hameau fit la fête ce soir-là ; on s'émerveillait devant l'enfant, on racontait des histoires et des légendes, on jouait des petites pièces de théâtre, et beaucoup de musique...
Leynna et Ökhen firent d'avantage connaissance avec leurs voisins ce soir-là, et tous se lièrent désormais d'une amitié indéfectible.

Le petit Darwen apprit donc à grandir parmi tout ce joyeux monde, s'entendant de mieux en mieux avec chacun d'entre eux au fil des années. Il était leur lien, et sûrement celui qui les connaissait le mieux... Il y avait Sheïla et Arin, un jeune couple faël sans enfants qui, tout comme les parents du garçon, avait voulu se retirer des leurs, et que la compagnie des hommes ne dérangeait pas...
Il y avait Helwo, un vieil homme qu'on disait un peu fou et qui vivait seul en bordure de la forêt, dans une petite cabane ; et Angela, une espèce de guérisseuse amusante d'une trentaine d'années, à moitié sorcière. Elle avait nommé elle-même Darwen le soir de sa naissance, à la demande de ses parents.
Enfin, il y avait Joan, un étrange garçon à la tignasse rousse, arrivé quatre ans après la naissance de Darwen à seulement l'âge de huit ans. Il mit du temps à se lier d'amitié avec le petit brun, et paraissait solitaire et mystérieux aux autres tellement ils le voyaient peu souvent... d'ailleurs personne ne savait d'où il venait, ni ce qui lui était arrivé pour qu'il se retrouve ici. Il apparaissait toujours lorsqu'on ne s'y attendait pas, et n'était jamais là quand on le cherchait ; le vieil Helwo disait l'apercevoir parfois dans la forêt, mais les autres haussaient les épaules puisqu'eux ne parvenaient jamais à le voir, là-bas encore moins qu'au hameau...

Durant ses dix premières années, 'Wen vécut heureux et découvrit beaucoup.
Angela et Helwo lui apprirent les vertus des plantes, baies et champignons comestibles ou vénéneux ; le vieil homme l'emmena souvent en forêt, lui montrant comment pister un animal, construire une cabane en vitesse, faire un feu dans différentes situations, attraper les grenouilles et les insectes...
Leynna et Ökhen lui apprirent à lire, écrire, cuisiner un peu ; ils lui racontèrent Gwendalavir et ses légendes, l'instruisirent à peu près sur tout ce qu'il se devait de savoir.
Sheïla et Arin lui firent découvrir comment tirer à l'arc, ou comment se servir d'un poignard. Ils lui apprirent les rudiments du faël et lui parlèrent de leur pays.
Enfin, Darwen put savourer avec Joan toutes les joies que procurent ces bêtises que font les gosses... Il devint son petit frère et son meilleur ami, se rendit seul avec lui à Al-Poll pour découvrir la ville et se créer des soucis, autant auprès des patrouilles de soldats qu'auprès des filles ; et tous deux partaient souvent durant plusieurs jours d'affilé en forêt...
Ce fut d'ailleurs dans cette dernière que Darwen découvrit le secret de Joan – et plus tard, lorsqu'il eut atteint ses douze ans, qu'il découvrit son propre secret en compagnie de son ami, alors âgé de seize ans...

Joan était un métamorphe.
Il pouvait se transformer en un chat sauvage ; on pourrait dire un chat-garou, donc. Un chat roux comme ses cheveux, avec deux yeux verts et perçants.
Darwen le découvrit par accident en train de se métamorphoser alors qu'ils pistaient un chevreuil ensemble. D'abord, il n'y crut pas, puis il commença à avoir peur de son presque-frère ; enfin, il lui reprocha de ne pas l'avoir mis au courant plus tôt. "Mais je n'avais pas à le faire !, s'était écrié l'autre gosse. Ce chat c'est moi, autant que lorsque je suis humain. Ce n'est pas un secret, c'est juste comme ça ; tu ne vas pas me confier que tes cheveux sont bruns, par exemple !" Darwen l'avait vite compris et ils s'étaient rapidement réconciliés, même si, au début, le garçon était un peu jaloux de son ami...
Deux ans passèrent, pendant lesquels ils reprirent leur jeux comme auparavant.

Mais un jour, au cours de ces deux ans, Helwo mourut d'une crise cardiaque. Cela se passa lors d'une des veillées que les habitants du hameau avaient l'habitude d'organiser. On le veilla toute la nuit, puis on l'enterra au matin, une boule coincée dans la gorge.
Même un peu fou, il était apprécié de tout le monde ; c'était un peu le grand-père de la famille...
Les jours qui suivirent furent tristes et muets. Bien sûr, la vie reprit peu à peu son cours, mais l'un de ses acteurs, déjà peu nombreux, s'était envolé à jamais...
Et, quelques mois plus tard, les deux faëls décidèrent de rejoindre les leurs ; ils s'étaient aperçus qu'ils leur manquaient, depuis toutes ces années passées à l'écart... Naturellement, ils promirent de revenir, mais ce fut bien plus tard, lorsque la vie de Darwen et de ses parents fut définitivement chamboulée...
Enfin, ce fut au tour d'Angela de s'en aller. Ayant confiance en ses talents de guérisseuse et d'empoisonneuse, elle voulait aider l'Empire à lutter contre les hordes de Raïs en s'engageant auprès de l'empereur.
Seuls restèrent alors Joan, Leynna, Ökhen et Darwen.
Et, lorsque ce dernier atteint ses douze ans, le drame survînt, impitoyable.
Pire que la mort d'Helwo, certes très triste, mais naturelle.
Pire que le départ de tous les autres, qu'on avait espoir de revoir un jour...
Après avoir découvert le second corps de Joan, Darwen découvrit le sien.
Pas chat, non, mais loup. Un loup des Marches du Nord, presque...
Un jour que les deux garçons se lançaient des boules de neige en forêt, une quinte de toux plia 'Wen en deux. Puis vint le mal de ventre, la fièvre, les secousses... le gamin hurlait. Il vomit par terre juste avant de se transformer, devant les yeux ébahis de Joan... qui comprit immédiatement la situation. Il ne savait pas si la seconde nature de Darwen le reconnaîtrait ; c'est pourquoi il ne s'avança pas tout de suite vers lui. Se mordant les lèvres, il observait le jeune loup se rouler de douleur par terre, la gueule écumante de rage et les yeux flamboyants... Et, comme il reprenait forme humaine, Joan se précipita vers lui, afin de lui murmurer des paroles rassurantes le temps qu'il aille mieux.
Il lui fit promettre de ne rien dire à ses parents, lui racontant comment les siens, pourtant aimants, avait décidé de se débarrasser de lui alors qu'il leur avait parlé de son corps de chat... Ainsi, il s'était retrouvé dans la forêt à huit ans, et avait beaucoup marché avant de tomber par hasard sur le hameau, trois jours après.

Durant quatre mois, Darwen réussit à dissimuler ses transformations à Leynna et Ökhen. Avec plus de mal que de bien, car cela se faisait toujours à un moment inattendu, sans prévenir, et en lui causant toujours de la souffrance, comme lors de sa première fois.
Mais un matin, alors qu'il prenait un bain, sa mère entendit ses hurlements. Elle accourut et, horrifiée, elle vit le corps de son fils s'allonger et se couvrir de poils sombres, des griffes remplacer ses ongles, deux oreilles pointues se dresser à la place des siennes, une longue queue apparaître... Les cris de Leynna alertèrent son compagnon, qui arriva au moment où Darwen achevait sa transformation. D'un commun accord, il l'enfermèrent aussitôt dans la cabane qui avait servi d'habitation à Helwo, le temps qu'il reprenne forme humaine.
Désespéré, Joan ne réussit pas à le faire s'échapper...

Dès lors, la vie de Darwen devint un véritable enfer. Ses parents voulurent d'abord l'emmener chez un herboriste, à Al-Poll, dans le but de le guérir – alors qu'il n'était victime d'aucune maladie. Le pauvre gosse ne se retransformant plus durant cette période, ils retournèrent au hameau, croyant que "le mal" de leur fils était passé. Entre-temps, Joan était parti, trop prudent et incapable d'aider son ami. Leynna et Ökhen ne s'en aperçurent même pas, mais de désespoir, Darwen devint aussitôt loup.
De nouveau, ses parents l'enfermèrent, après l'avoir assommé. Mettant ces transformations sur le compte du diable ou de quelque autre démon, ils commencèrent alors à lui couper la peau à coup de poignard, afin "d'en faire sortir le mal".
Presque tous les jours, Darwen reçut de nouvelles cicatrices, aux poignets, aux bras, dans le dos, sur les jambes... Il priait pour que ses parents finissent par l'abandonner, ce que ceux de Joan avait immédiatement fait, mais ils ne voulaient pas se séparer de lui. Et durant deux ans, le malheureux gamin dû endurer, en plus de ces tortures presque quotidiennes, la souffrance que ses transformations lui causaient, que ce soit de homme à loup ou de loup à homme – bien que les douleurs s'atténuaient au fil du temps.
Le jour, ses parents n'osaient pas le regarder ; la nuit, ils l'enfermaient dans la cabane, de peur qu'il ne se métamorphose : le gamin en devint vit claustrophobe.
Et puis, une nuit, Darwen parvint – enfin – à s'enfuir...
Il avait quatorze ans.

Il courut jusque dans la forêt, et se transforma aussitôt. C'était l'hiver ; il n'aurait sûrement pas survécu sous sa forme humaine... Filant entre les arbres, le loup découvrait pour la première fois en deux ans la liberté. Totale. Il jubilait... Quant au gamin, il avait disparu, ce qui lui permit de ne pas déprimer tout de suite... Bientôt, le loup à la fourrure sombre entendit ses congénères hurler au loin ; alors il leur répondit, tout joyeux, plein de vie, et il partit les rejoindre. Étrangement, la meute l'accepta facilement en son sein. Le loup resta avec sa nouvelle famille durant trois ans.
Il oubliait peu à peu ses souvenirs d'humain...


~ ~ ~


Il filait sur la neige, ses pattes de velours imprimant leur trace sur le sol gelé, faisant par moments crisser les dernières feuilles non ensevelies sous la poudre blanche... Le vent, frais, filtrait entre ses poils épais. Il adulait cette sensation de liberté, tellement enivrante !
Là-bas, il le savait, l'alpha attendait que la meute se rassemble sous le rocher sur lequel il était perché.
L'alpha, noir, chantait pour les appeler, et ils hurlaient en retour.
Il chantait à la lune, qui venait d'apparaître dans le ciel, duquel le faible soleil d'hiver n'avait pas encore totalement disparu...
Il chantait pour ceux qui voulait l'entendre, pour ceux qui souhaitait l'écouter.
Il chantait de toute son âme.
Et, bientôt, tous parvinrent devant le rocher, et tous étaient là, à chanter ensemble....
Sa famille.
Des loups.
Gris, noirs ou blancs, petits ou grands, mâles ou femelles, ils étaient multitude. Et ils étaient ensemble, unis pour une seule existence, sans autre but que de continuer à vivre.
Tout simplement.
Ils chantaient leur amour de la lune et de la forêt, la neige éternelle et la montagne qui touche les nuages, la rosée du matin et le crépuscule, les étoiles et les feuilles crissant sous leurs pas. Ils chantaient la vie – la leur et celle dont ils ignoraient l'existence. Et lui oubliait de plus en plus, qui il était, les années qu'il avait vécues parmi les humains, d'abord heureuses, puis ressemblant peu à peu à un véritable cauchemar. Il oubliait, et il était loup.
Entièrement loup.

Enfin, ils se turent.
Et ils repartirent, tous d'un même élan, s'éparpillant à travers les milliers de bouleaux et de conifères qui peuplaient les Marches du Nord.
C'était l'heure de la chasse...
Ils avaient repéré un troupeau de caribous.
Ils l'encerclèrent, courant à leur côté... Là, une femelle, seule... L'imprudente ! Il ne lui restait désormais plus longtemps à vivre ! Trois loups étaient sur elles ; il était parmi eux. L'un attaqua la malheureuse par l'arrière, un autre lui mordit une patte avant, le troisième lui sauta à la gorge.
Elle était fichue.
Plus loin, les autres avaient fait quatre victimes.
Laissant le reste du troupeau s'éloigner, ils les trainèrent jusqu'à leur repaire, se léchant les babines.
Ce fut un véritable festin.


~ ~ ~


Le loup était de mauvaise humeur ce jour-là. Cela faisait plusieurs semaines qu'il se sentait mal. Depuis qu'il avait aperçu les hommes, en fait... Un troupeau d'une vingtaine d'individus seulement, accompagnés de ces espèces de tanières roulantes recouvertes de grandes toiles en peau tendues. C'était la première fois en deux ans que la meute voyait des hommes dans les parages. Il faisait bien trop froid pour eux, par ici ! Et puis les hommes avaient trop peur d'eux. Après tout, ils n'étaient que des proies comme les autres... sauf qu'ils avaient leurs sortes de bâtons de métal tranchants...
Et c'était dangereux.
Mais les loups étaient le double du nombre des hommes ; ils n'avaient pas peur.
Et surtout, ils avaient faim.
L'alpha leur avait dit de se mettre en chasse. Lui, le loup gris sombre aux yeux clairs, il ne savait pas qui étaient leurs proies. Et lorsqu'il les vit... il se sentit tituber sur la neige.
Il s'arrêta brusquement.
Les autres le regardèrent, étonnés, mais ils poursuivirent la chasse.
Déjà, les hommes s'étaient arrêtés. Ils avaient brandi leurs longs bâtons tranchants, en attente du choc. Courageux – pas comme les caribous ou les lièvres, qui fuient toujours...
Le loup les observait en silence, complètement chamboulé. Quelque chose bougeait à l'intérieur de son ventre, sa tête était prise de vertige, ses poils se hérissaient étrangement.
Il hurla en direction de l'alpha, lui ordonnant de s'arrêter.
L'autre stoppa brusquement sa course, surpris. Il lui demanda ce qui n'allait pas, s'il avait trop peur d'eux pour les attaquer.
Le loup répondit qu'il ne voulait juste pas les tuer.
Et surtout pas les manger.
L'alpha voulu savoir pourquoi.
Mais lui-même ne savait pas...
Grognant, l'alpha accepta tout de même de se détourner de leurs proies – les loups se respectent d'avantage que les hommes. Déçus, les autres loups battirent également retraite. Plus tard, le loup aux yeux clairs leur dénicha un troupeau de rennes, ce qui lui permit de ne pas se faire mettre à l'écart. Les autres oublièrent l'incident, et les semaines passèrent.

Mais lui n'oubliait pas.
Il ne savait pas ce qu'il avait ressenti ce jour-là, et ça l'emmerdait vraiment. Des souvenirs très, très flous revenaient dans sa mémoire, et il ne parvenait pas à les identifier. Des goûts, des odeurs, des sons qu'il croyait pourtant ne pas connaître... Des voix d'hommes. Il ne se souvenait pourtant pas avoir déjà vu d'hommes, avant cette traque d'il y avait peu...
Il ne savait pas quoi faire.
Il traînait seul, dans la forêt, s'éloignant des autres qui ne comprenaient pas non plus ce qui lui arrivait...
Et là, soudain, il le vit.
Un homme.
Allongé dans la neige.
Le même liquide rouge que celui qui sortait des proies une fois mordues l'entourait, encore chaud, appétissant, attirant.
Hésitant, il s'approcha, doucement, très doucement... Il vit le bâton d'acier aux côtés de l'homme. Il vit ses longs poils blonds qui cachait sa figure. Il sentit son odeur ; c'était une femelle... Il vit sa carapace de cuir et de métal, tachée de rouge sombre. Ce même rouge qui sortait d'une plaie, béante, dans le ventre... Et, lorsqu'il toucha son front trempé de sueur, du bout du museau, il se sentit soudain très mal. La souffrance, intolérable, envahit tout son corps ; la bave écumante coula le long de sa gueule ; ses pattes tremblaient...
Il hurla de douleur.
Et, devant le regard ébahi de la Frontalière qui venait d’ouvrir les yeux, réveillée par le hurlement, le grand loup gris se transforma en homme.


~ ~ ~


Une nouvelle existence, encore une fois, commença pour Darwen. Après qu'il l'eut sauvée, la Frontalière lui demanda de la conduire jusqu'au Frontières de Glace. Il y resta presque un an, se souvenant peu à peu de son existence d'humain... Il avait été homme avant d'avoir été loup...
Ses souvenirs de loup, eux, s'estompaient ; mais il se rappelait toujours la meute. Aux côtés d'Uliwëne, la jeune femme blonde qu'il avait empêchée de mourir – le froid l'avait prise au dépourvue alors qu'elle partait en mission plus au Sud, et elle s'était infligée elle-même sa blessure pour s'empêcher de s'endormir, le temps que, par hasard et par chance, quelqu'un vienne la secourir – aux côtés d'Uliwëne, donc, Darwen apprit les bases du combat au sabre. Elle le mit également au courant de la situation de l'Empire. En retour, il lui raconta son histoire, qu'elle ne put que croire, évidemment...
Elle avait dix-huit ans.
Il en avait dix-sept, mais en paraissait facilement deux de plus, malgré son mètre soixante-douze...
Ils s'aimèrent donc, d'abord de manière presque superficielle, puis de plus en plus intensément.
Il la surnomma d'abord Uli, puis Miel, en raison de son parfum et de sa chevelure, de sa douceur piquante, de sa bonne humeur et pourtant de sa dureté qui parfois pouvait la rendre si inaccessible.
Naturellement, elle l'appela son Loup...
Dans ses bras et aux côtés des autres Frontaliers, Darwen pouvait mettre plus facilement de côté son étrange passé de loup et ses horribles souvenirs d'homme.
Il ne se transformait plus.

Et puis, un jour, il voulut partir. Découvrir le reste de l'Empire, et trouver sa Voie. Celle des Frontaliers ne lui convenait qu'à moitié : il aimait leurs sabres, leur style de combat et leur fraternité mutuelle, mais il ne comprenait pas pourquoi leur sens de l'honneur et leur fierté était si importants, et encore moins la raison pour laquelle ils détestaient ainsi les Thüls, qui, d'après ce qu'ils en disaient, ne lui paraissaient pourtant pas bien méchants... De plus, il ne souhaitait pas avoir les obligations et les missions qui leurs étaient adressées ; il voulait être libre au maximum, le loup grondant encore son désir de liberté au fond de lui...
Alors Miel lui parla des marchombres. Ces hommes d'exception, aussi forts qu'eux, les Frontaliers, qu'elle avait déjà pu côtoyer par le passé alors qu'elle accompagnait une caravane jusqu'aux Frontières – et 'Wen frissonna lorsqu'il sentit le loup se souvenir de ce jour-là. Elle lui dit comment les marchombres étaient épris de liberté, et comment ils parvenaient à la trouver, totalement.
Darwen l'avait écoutée attentivement, tout du long.
Et, lorsqu'il décida de partir trouver les marchombres, Uli regretta d'abord de lui en avoir parlé – elle ne pouvait pas l'accompagner, elle... Mais elle respecta son choix, et même si ce fut très dur, ils décidèrent que c'était aussi ça, la liberté : réussir à se quitter, ne pas retenir l'autre. Ils décidèrent également de rompre leur liaison amoureuse, de seulement rester amis – même si rien n'empêchait qu'ils recouchent ensembles, si jamais ils se retrouvaient ! Ainsi, ils pourraient vivre d'autres aventures, chacun de leur côté, et ne se dresseraient pas de barrières.

Et, après un au-revoir un peu trop difficile, Darwen s'en alla. Plusieurs fois, en descendant vers le Sud, il entendit le chant des loups, et ce chant résonnait dans ses entrailles comme un appel irrésistible, attirant au possible. Il y résista pourtant, avec grand mal certes, mais il avait décidé de revivre pleinement parmi les hommes pendant un certain temps.
Il vagabonda durant un an à travers l'Empire, découvrant les villes et les paysages, s'arrêtant dans les auberges, faisant un tas de rencontres, bonnes ou mauvaises... A chaque fois, il se présentait du nom de Loup, ou bien de Darwen Ehsoleim pour les plus proches, préférant le nom de sa mère à celui de son père. Un nom de noble, c'est beaucoup trop voyant...
Il cherchait toujours à rejoindre les marchombres, mais il n'était pas pressé. Il travailla pendant six mois comme serveur dans une taverne à Al-Far, période durant laquelle il fit de nombreuses rencontres, spécialement amoureuses, soit-dit en passant – femmes comme hommes, d'ailleurs.
Mais son salaire était bien trop maigre, et il avait besoin de bouger. Il plaqua son boulot et sa dernière petite amie avant de quitter Al-Far... à pieds.
Il ne détestait pas particulièrement les chevaux, mais n'osait pas s'avouer qu'il avait trop peur de monter dessus, depuis qu'il était tombé de la jument d'Uliwëne, alors qu'elle lui apprenait patiemment les rudiments de l'équitation... De toutes façons, il n'avait pas assez d'argent pour s'en acheter, et ne désirait pas risquer de se créer des ennuis inutiles en en volant un, bien qu'il n'aurait pas eu de scrupules à le faire...
Il repartit, donc, et repensant à l'existence des marchombres, il décida de se mettre sérieusement à leur recherche.
Quelques fois, il se métamorphosait de nouveau en loup. Bien heureusement, ses transformations ne le faisaient plus autant souffrir ; cependant il ne parvenait toujours pas à les contrôler véritablement, et il avait souvent peur de ne jamais retrouver forme humaine...

Un soir, enfin, il les trouva.
Un homme et une femme, attablés devant un appétissant ragoût de siffleur aux herbes et au vin, dans une petite auberge plantée au beau milieu de nulle part... Lorsqu'il les vit, il sut tout de suite que c'était d'eux qu'Uli avait parlé. Ils dégageaient tellement de grâce, de légèreté et de puissance que ça ne pouvait être qu'eux. Et en même temps, leur aura occupait toute la salle...
Deux marchombres.
Après une légère hésitation, Darwen vint leur parler, faisant naître une lueur amusée dans le regard bleu ciel de l'homme et une autre, intéressée, dans les yeux verts en amande de la femme...
Ils ne parlèrent pas beaucoup, et partirent vite.
Il avait réussi à les convaincre de l'aider, rien que par des mots...

Ils le menèrent donc à l'Académie.