Groupe Helzam - Cours n°5

Le coeur battant.
Le coeur battant, Rilend suivait la route qui menait aux écuries, chemin familier s'il en était, chemin connu, maintes et maintes fois parcouru. Depuis son premier contact avec les chevaux de l'Académie, quand Erwan l'avait juchée sur un dénommé Roméo, à son dernier passage en ces lieux, à son retour, bien des choses s'étaient écoulées. Bien des choses étaient arrivées. Et la dernière fois que Rilend avait quitté ces écuries sur la selle d'un cheval, une monture douce et docile prêtée par l'Académie alors qu'elle retournait à Al-Far rendre visite à ceux qui lui avaient presque été une famille...Elle freina sa course en trébuchant et s'appuya contre un arbre, perturbée, parcourue, submergée par des émotions contradictoires, la peur en dominante. L'anxiété, plutôt, et l'angoisse mêlées, qui lui nouaient la gorge comme un lasso. Un chanvre qui se resserrait...Rilend ferma les yeux, expira longuement. Chassa de son esprit ce dernier départ, quelque peu funeste. Hésita à faire de la gestuelle marchombre, puis remarqua que son coeur avait repris un rythme normal pour son état émotionnel.

Elle avait peur de bien des choses. Peur de retomber, un petit peu, peut-être: la chute avait été rude, et c'était bien pour cela qu'elle s'était réveillée sans aucun souvenir de qui elle était. Peur de la réaction de ce maître qu'on lui avait attribué, une dénommée Libertée, et qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam, pas même de vue. On avait sûrement dit à cette femme que Rilend était un cas particulier, une élève reprenant sa formation, une élève ayant interrompu les trois ans normalement dévolus à l'entraînement des élèves marchombres. On avait sûrement dit à cette femme que Rilend avait littéralement disparu quatre ans durant. Cette femme allait sûrement la questionner. Et il faudrait répondre.
Que répondre?

Rilend arriva en vue des écuries avant d'avoir trouvé de solution à cet épineux problème. Conformément aux désirs du maître, le soleil brillait, proche de son zénith - Rilend aimait être en avance - quand la jeune femme s'avança vers la lourde porte des écuries, pensant la pousser délicatement pour ne pas effrayer les animaux. Mais, dans un coin de son champ de vision, une femme s'avança rapidement, d'un bond, et la panthère alertée par ce brusque mouvement sursauta. Mouvement de surprise qui se transmit en partie à Rilend, laquelle se contenta de tourner vivement la tête avant de réaliser que c'était probablement Libertée qui venait ainsi vers elle, un large sourire sur son visage avenant, respirant l'énergie. Libertée qui saluait chaleureusement sa nouvelle apprentie, laquelle répondit avec un sourire, elle aussi, tant la bonne humeur de cette femme était contagieuse:

"Bonjour! Oui, c'est bien moi. Et vous, vous êtes Libertée, je suppose?"

La question.
Les questions.
Rilend se raidit.
Son esprit tournait à toute allure, tentant d'évaluer ce qu'attendait d'elle la femme, tentant de deviner, de comprendre ce qu'il fallait qu'elle réponde et surtout, par-dessus tout, ce qu'elle voulait répondre. Ce qu'elle se sentait capable d'évoquer, aussi...Car conter son amnésie à Ney, avec qui elle se sentait une forte affinité, était une chose, et évoquer devant son nouveau maître les raisons qui la poussaient à se tenir ici, raide comme la justice, en était une autre. Non pas qu'elle n'éprouvât aucune sympathie pour cette personne dynamique! Même la panthère était plutôt détendue, ne voyant pas en Libertée un danger, ni même une chose dont elle avait à se préoccuper. Cette réaction d'indifférence était assez coutumière du fauve qui, toujours à fleur de peau, se laissait apaiser par la plupart des maîtres marchombres et demeurait tapie, discrète, imperceptible, au sein des mouvements et des attitudes de l'apprentie. A l'inverse de son alter-ego animal, Rilend était tendue, nerveuse, et sa voix trembla quand elle se lança, avant de se raffermir:

"Je...Prenons les questions dans l'autre sens! Erwan Narcos était mon maître avant...mon absence. Absence qui s'explique par les évènements suivants : ayant emprunté un cheval pour me rendre à Al-Far quelques jours durant, afin d'y retrouver des gens qui m'étaient chers, j'ai fait une mauvaise chute. Je suppose que ma tête a heurté un rocher...en tous cas, c'est contre un rocher que je me suis réveillée, face à un chasseur, Ghislain, qui me veillait. Sans aucun souvenir de qui j'étais, de mon nom, de ce que faisais là et de ce qui m'était arrivé. Le noir total.
Ghislain m'a ramenée chezlui et, toujours amnésique, j'ai d'abord été accueillie, puis adoptée par sa nombreuse famille. J'ai donc vécu là-bas près de quatre ans, sans aucune idée de qui j'étais à l'exception de ce que je devinais de certaines de mes réactions, certaines de mes façons de faire...
La ferme servait souvent de campement nocturne pour les caravanes qui descendaient vers le Sud et un soir, l'une d'entre elles était accompagnée par un homme...spécial. Je l'ai repéré alors que j'aidais à m'occuper des chevaux, et je n'ai pas pu en détacher les yeux car il dégageait quelque chose de...enfin, il était dans le temps. Parfaitement. Bien sûr, je n'ai pas pensé cela de prime abord, mais c'est la conclusion à laquelle je suis brusquement parvenue et, ce soir-là, me sont revenus beaucoup de mes souvenirs, un à un, en commençant par mon apprentissage et ma formation.
J'ai décidé de revenir vers l'Académie. En chemin, la plupart de mes souvenirs me sont revenus et je crois bien qu'aujourd'hui, ma mémoire est à nouveau complète, autant qu'elle peut l'être."

Rilend reprit son souffle, le coeur battant, surprise de s'être montrée si loquace, indécise et surtout, inquiète de la réaction de son interlocutrice; elle n'était pas sans savoir qu'un élève reprenant après coup sa formation ne constituait pas un cas très courant. Après quelques inspirations, la jeune femme reprit, plus calme désormais:

"Quant au pourquoi, j'ai du mal à l'expliquer. Maintenant, parce que mes souvenirs me sont revenus mais aussi parce que...dès que je me suis souvenue de qui j'étais, de ce que j'étais, j'ai ressenti le besoin impérieux de revenir ici. Pas pour les lieux en eux-mêmes, même si je les aime beaucoup. Plutôt parce que...parce que je sentais, et je sens toujours, qu'ici j'étais à ma place. Celle où je veux être, mais plus généralement celle où...je suis. Celle qui est presque une évidence pour moi."

C’était une jolie jeune fille, celle Rilend.
Longs cheveux noirs, yeux sombres, démarche légère et silhouette fine. Et puis, malgré tout, elle avait cette attitude à la fois curieuse et méfiante, et elle plut presque instantanément à Libertée, qui lui sourit tranquillement.
Voudrait-elle bien répondre à ses questions ? Peut-être pas, et elle ne lui en voudrait pas : après tout, comme elle l’avait dit, elle était une méchante pas belle curieuse, elle ! Elles auraient de toutes façons le temps de se découvrir, mais c’est quand même plus sain et plus simple de commencer sur de bonnes bases…
Alors, l’apprentie répondit.

Erwan.
Erwan avait été son maître. Savait-il qu’elle était revenue ?  Etait-il au courant ? Et elle, est-ce qu’elle savait qu’il avait une femme et un enfant désormais ? Sans doute que non. Sans doute qu’elle ne faisait que tout juste débarquer, qu’elle n’était pas au courant, et qu’elle n’avait pour l’instant aucun moyen de l’être. Et Libertée ne voulait pas avoir la responsabilité de lui annoncer cela…

- Quant au pourquoi, j'ai du mal à l'expliquer. Maintenant, parce que mes souvenirs me sont revenus mais aussi parce que...dès que je me suis souvenue de qui j'étais, de ce que j'étais, j'ai ressenti le besoin impérieux de revenir ici. Pas pour les lieux en eux-mêmes, même si je les aime beaucoup. Plutôt parce que...parce que je sentais, et je sens toujours, qu'ici j'étais à ma place. Celle où je veux être, mais plus généralement celle où...je suis. Celle qui est presque une évidence pour moi.

Un petit sourire étira les lèvres de Libertée, qui s’approcha de la jeune fille pour poser ses mains sur ses deux épaules, bien en face d’elle.

- Merci d’avoir répondu à la grande méchante pas belle curieuse que je suis… Bref ! Je connais celui qui a été ton maître, pas très bien, mais bon… Il serait sans doute content de te revoir. Quand on sera revenues, je pense que tu devrais essayer de le croiser.

Lui adressant un sourire bien plus large, Libertée hocha la tête toute seule avant de continuer.

- Est-ce que tu as réussi à remonter à cheval depuis ton accident ?



[ Désolée, j’ai fait court mais je ne voulais pas faire que du dialogue ! ]

Cette jeune femme était très différente d'Erwan. Très, très différente du maître marchombre auprès duquel Rilend avait fait ses premiers pas, l'homme-jaguar qui lui avait aussi permis d'accepter, et de comprendre qu'elle possédait une part animale...la panthère, qui pour l'instant, plutôt tranquille, ne se faisait pas connaître et ne tentait pas de prendre le dessus sur l'humaine avec qui elle partageait son existence. C'était un moment de répit, un moment de paix bienvenu.

Après que ses souvenirs eurent repris leur place, la panthère s'était à son tour manifestée, sur le chemin du retour vers l'Académie. La force, la vitalité animales du fauve, son désir intense de chasser avaient failli faire perdre pied à Rilend qui avait, heureusement, vite retrouvé les moyens dont elle usait pour s'entendre avec cette partie d'elle-même. Elle avait posé son baluchon dans un endroit peu accessible, et était allée chasser en forêt. Une nuit entière, le temps nécessaire pour se souvenir de la force de ces muscles puissants, de ce pelage noir et lisse, de cette vision exacerbée. Le temps de reprendre contact avec celle qui, quatre ans durant, s'était tue en même temps que la mémoire de la jeune femme.

Oh, le fauve n'était pas et ne serait jamais dompté, et certaines choses demeuraient délicates...la panthère réagissait violemment aux êtres antipathiques et, s'il s'en trouvait des plus sensibles que la normale dans le lot, il était fréquent qu'il fronce les sourcils, percevant sans la sentir la présence de l'animal, sous-jacente. De même, Rilend évitait d'approcher les élevages de siffleurs, qui avaient la mauvaise manie d'éveiller l'instinct de chasse de sa moitié...mais d'une façon générale, ses relations avec l'animal étaient passées de la peur, de la lutte ouverte, à une sorte de paix tacite, un arrangement plus détendu.

Libertée posa les deux mains sur ses épaules et, étonnamment, Rilend n'eut pas de mouvement de recul. Cette jeune femme, très différente d'Erwan, avait un dynamisme et, apparemment, un sens du contact qui étonnaient et déroutaient l'élève, plutôt farouche, plutôt accoutumée à la débrouillardise et la solitude. Mais il fallait bien reconnaître que c'était plaisant, et que Rilend avait pris goût, d'une certaine manière, aux relations humaines...entre sa discussion avec Ney, sa relation avec le fils du chasseur, Yann...elle avait grandi. J'ai grandi, réalisa-t-elle avec stupeur.

Rilend, plus détendue, sa nervosité s'évaporant peu à peu, esquissa un sourire moqueur:

"Pas belle? N'exagérons rien, voyons...Oui, ce serait avec plaisir, je n'ai aucune idée de ce qu'il est devenu. Globalement, d'ailleurs, je n'ai pas encore croisé de vieilles connaissances à l'Académie, juste quelques nouvelles têtes!
Le cheval...j'ai un tout petit peu remonté depuis mon accident. Le fils du chasseur qui m'a recueilli m'emmenait souvent monter à cheval dans la plaine, et il m'a aidé à reprendre confiance...Parce que j'avais peur. Peur d'un nouvel accident. Mais j'ai pu reprendre mes marques, retrouver le niveau basique, mais à peu près suffisant que j'avais. Cependant, quand je me suis souvenue...de tout, de l'accident, j'ai à nouveau été effrayée et même si j'ai chevauché un peu pour revenir ici, notamment quelques chevaux de traits des carrioles quand ils n'étaient pas attelés, je ne pense pas être très à l'aise en selle."

Penchant la tête sur le côté, les deux mains sur les épaules de Rilend, Libertée l’écouta attentivement.
Elle ne put s’empêcher de sourire quand l’apprentie la reprit sur l’histoire de pas belle méchante curieuse, voire de lâcher un petit éclat de rire, mais elle retrouva tout son sérieux quand cette dernière s’ouvrit à elle en lui dévoilant sa peur, même si elle était remontée.

Hochant la tête, la marchombre ôta délicatement ses doigts des épaules de la jeune fille et lui sourit chaleureusement. Elle pouvait comprendre cela : elle n’avait pas particulièrement d’affinité avec les chevaux, elle, et si elle pouvait s’en passer, elle le faisait. Bon, d’accord, c’était bien pratique, et puis c’était gentil et intelligent, mais elle préférait courir sur ses deux jambes !

- D’accord. Ne t’inquiète pas, on ne va pas commencer fort, on va aller à ton rythme. Moi, de mon côté, j’ai cru comprendre que tu étais quand même déjà bien avancée sur la Voie avant de perdre la mémoire, donc. Tu étais sur le point de passer ton Oulan-Kil… Mais pas de brutalité, on y va tranquillou, après tout ce n’est pas le but qui compte, mais la beauté du chemin à parcourir – et puis, c’est jamais fini en fait !

Lui adressant un sourire encourageant, Libertée fit un petit signe de tête invitant la jeune fille à la suivre dans les écuries. Elle poussa donc la porte et se demanda quel équidé elle allait elle-même emprunter à l’académie, cette fois-ci. Choisissant une petite jument truitée répondant au nom de Brume et commença à la brosser en jetant de très fréquents coups d’œil à Rilend.

Elle lui avait conseillé de prendre son temps pour choisir son compagnon de voyage.
- Il vaut mieux qu’il y ai un certain feeling qui passe entre toi et ta monture. C’est pas forcément évident, mais suis ton instinct, je suis sûre que tu trouveras facilement.




Elles marchaient au pas depuis plusieurs heures déjà.
Libertée, comme à son habitude et parce que Rilend semblait aussi intéressée, ne cessait de parler. Elle aimait bien discuter, de tout et de rien, de la pluie et de l’univers, de la science et du reste. Elle avait une idée sur tout, tout le temps, et puis son propre maître avait tellement discuté avec elle, pour lui apprendre à réfléchir, à se faire ses propres opinions, qu’elle envisageait très difficilement de ne pas le faire avec ses apprentis.

Ellenya était un peu moins réceptive à cela, mais avec Nuhadu cela avait payé. Leurs joutes verbales manquaient à la marchombre, mais elle était heureuse pour son ancien apprenti.

Tournant la tête vers Rilend, elle lui adressa un petit sourire avant de lancer joyeusement :

- Tu te sens de trotter ? C’est pas que c’est lent mais… presque !

Un petit air moqueur, et puis une question passa au centre des préoccupations de Libertée en une demi-seconde, à peine.

- Oh ! Au fait, enfin, je ne sais pas si tu t’en souviens ou pas, tout t’es revenu ? Je veux dire, est-ce que ton maître t’avait parlé de l’Oulan-Kil, et de la suite ? De la greffe ?

C’était sans doute un ton très anodin sur lequel elle posait les questions, mais son regard était sérieux, lui. Et puis, elle était attentive. Car si elle devait parler de cela à la jeune fille, elle aurait aimé la connaître un peu plus, même si elle avait un très bon pressentiment !

Rilend, à pas lents, s'avança dans les travées des écuries, retrouvant des sensations oubliées. Elle, qui n'avait jamais eu un contact vraiment fort avec les chevaux puisque, gamine des rues, elle n'avait pas pu apprendre à les chevaucher, sentait que ces bêtes étaient désormais inextricablement liées à sa personnalité. C'était sur un cheval qu'elle avait compris le concept de temps, et elle avait passé des heures sur le dos de Roméo, à tourner, pour essayer de toucher une souche immobile mais récalcitrante. C'était à cheval qu'elle avait peu à peu repris confiance grâce à la douceur et la patience de Yann, à cheval qu'ils avaient parlé, qu'ils avaient parfois dépassé les frontières de la simple amitié. Dans l'écurie, avant de revenir vers sa vie d'avant, elle lui avait fait ses adieux. Dans l'écurie, elle s'était souvenue de qui elle était.

Le cheval était passé pour elle de grande créature imposante et chevauché par des guerriers confondant à tort leur virilité avec celle de leur étalon, à guide, comme un esprit familier qui apparaît et marque les moments importants d'une existence. C'est pourquoi la vision des écuries, de tous ces dos lisses et luisants dont les propriétaires étaient occupés à fouiller la paille, l'apaisait. Tandis que Rilend avançait, elle sentit la panthère dresser les oreilles, sa vigilance éveillée un instant, puis s'apaiser : le fauve avait compris que le cheval ne devait pas être une proie pour elle, et elle faisait cette faveur à l'humaine en échange de nuits de chasse.

Libertée savait-elle que Rilend était plus qu'en partie animale ? L'idée traversa l'esprit de la jeune femme, la crispa un moment...il lui faudrait trouver un jour pour en parler à son maître, ou une excuse pour justifier ses parties de chasse nocturnes. Si Libertée lui plaisait, la jeune femme ne se sentait pas encore capable de lui accorder ce degré de confiance, de lui confier ce qui avait autrefois été un secret honteux et terrifiant pour elle.

Les équidés, alertés par les pas et espérant la pitance journalière, avaient levé la tête et leurs yeux bruns, rayés d'une prunelle horizontale, suivaient maintenant chacun des déplacements de la jeune femme qui esquissa un sourire. Elle apprenait peu à peu, elle qui était prédatrice plutôt que proie, à aimer ces sympathiques herbivores, à goûter la régularité de leurs traits et de leur corps ciselé, le soyeux de leurs robes, leur odeur certes pas suave mais néanmoins plaisante ou leur regard, toujours doux et souvent paisible, ombré de cils plus longs que ceux d'une femme. Ce regard pensif, paraissant parfois triste, que les animaux posaient maintenant sur elle.

Elle s'arrêta avant de s'engager entre les boxes. Ferma les yeux. Prit une légère inspiration, se détendit et essaye de percevoir les sons, les mouvements, la chaleur, les odeurs des animaux, essaye de sentir chaque animal distinctement. Oh, elle n'y parvint pas tout à fait, mais elle put néanmoins s'aventurer entre les boxes et dévisager chacun des animaux, un léger sourire aux lèvres. La myriade de robes brillait au soleil, et quand Rilend atteignit le fond de l'écurie, après avoir observé chacun des animaux, elle ferma de nouveau les yeux et cette fois-ci, elle essaya, juste pour voir, juste pour essayer, de parcourir la travée les yeux clos. Elle percevait la présence des chevaux autour d'elle tandis qu'elle avançait à pas lents, sentait des souffles chauds et des museaux curieux qui effleuraient son corps...souriait.

Sans trop réfléchir, sans trop comprendre pourquoi non plus, elle se retrouva soudain immobile et face à un animal curieux qui, aimablement, tentait de lui faire les poches. Rilend rouvrit les yeux et son regard gris croisa un immense œil brun, piqueté d'ombre et de lumière, encadré de cils roux et d'un pelage d'écureuil. Un petit hongre alezan la dévisageait avec curiosité, étonné par cette humaine qui se promenait les yeux fermés. La surprise de l'animal ne dura pas longtemps puisqu'il tendit de nouveau le cou pour quémander une friandise. Apparemment déçu de ne rien rencontrer, il remonta jusqu'aux mains de Rilend qu'un souffle chaud chatouilla, avec ce son particulier du cheval qui fait connaissance. La jeune femme mit ses mains en coupe et laissa l'animal plonger son museau dedans, puis remonta gentiment jusqu'à la joue, en parlant au cheval d'une voix que, naturellement, elle abaissait jusqu'à ce qu'elle en devienne grave et bourdonnante. Puis elle lut le nom de la bête sur la porte.
Roméo.

Un sourire chatouilla les lèvres de Rilend tandis qu'elle susurrait au cheval :

« Hé bien, on se connaît, mon gars. »

Elle avait repéré en entrant l'organisation de la sellerie, qui n'avait pas changé, et les réflexes revenaient doucement ; elle sut, certes lentement, seller son cheval et l'enfourcher devant l'écurie. Roméo, toujours gentil, semblait plein d'allant et prêt à se mettre en route. Quand il avança, le bassin de Rilend suivit le mouvement, d'abord avec un peu de retard et d'appréhension, puis, la jeune femme se concentrant, avec souplesse.

******

De plus en plus à l'aise et presque rassurée, Rilend laissait désormais les rênes flotter sur l'encolure de Roméo et ses reins l'accompagner souplement, dans ce mouvement régulier et presque sensuel du cavalier sur son cheval. Il fallait dire que Libertée l'avait bien aidée à se mettre à l'aise, parlant beaucoup, de tout, de rien, surtout de tout. Fait étonnant, alors que Rilend était d'un naturel discret, l'enthousiasme et la loquacité du maître étaient contagieux, et la jeune femme répondait avec entrain à sa compagne de route, même si un dernier fond de timidité la rendait prudente dans certaines réponses. Quand Libertée fit mine de se plaindre de la lenteur de leur pas, Rilend se composa une mine outragée :

« Dis tout de suite que je te ralentis ! »

Puis elle hocha la tête et pressa les mollets autour des flancs de Roméo qui, réveillé, prit le petit trot confortable dont Rilend se souvenait. Le hongre alezan se comportait à merveille, avec une gentillesse à nulle autre pareille, et il avait presque chassé les appréhensions de sa cavalière. Etonnant, quand on savait que Rilend était tombée de ce même cheval quelques mois auparavant...
Libertée abordait un nouveau sujet, autrement plus sérieux, et Rilend prit le temps de réfléchir avant d'y répondre, fouillant dans sa mémoire. Puis, elle avança lentement, pesant chaque mot :

« Erwan m'avait parlé...de l'Oulan-Kil, oui, il me semble qu'il l'avait mentionné...mais il ne m'avait pas vraiment éclairée plus que cela sur le sujet, il avait juste précisé que c'était le prochain examen que je passerai. Mais l'autre sujet...non. La greffe, c'est ça ? Qu'est-ce donc ? »

Sa curiosité éveillée, elle pressa à nouveau les flancs de Roméo pour que le petit hongre, qui traînassait un peu, revienne au niveau de la marchombre, et riva un regard vif et attentif sur son nouveau maître.

Enseigner à son tour...l'idée laissa Rilend rêveuse quelques minutes, ou peut-être un peu plus longtemps que cela. Elle avait écouté, et enregistré les paroles de son maître, mais son esprit s'était évadé vers ces perspectives étonnantes et attirantes à la fois, comme des contrées sauvages et inexplorées dont on ne sait qu'attendre. L'enseignement, ce vaste terrain inconnu...Elève aujourd'hui encore, la jeune femme avait autant de mal à se projeter dans le rôle de maître qu'elle aurait pu l'avoir à se voir mère. Etait-elle trop jeune, ou avait-elle simplement encore trop peu manipulé l'idée? Pourtant, enseigner...
Rilend rangea ce concept dans un coin de son esprit, se promettant d'y revenir, mais estimant plus important à ce moment précis d'écouter les explications de Libertée sur la Greffe.

C'était quelque peu vague, quelque peu étrange, Libertée lui parlait d'un caillou qui décidait si, oui ou non, on pouvait obtenir cette Greffe, dont Rilend sentait bien la majuscule dans la façon qu'avait son maître de prononcer le nom. Elle l'écoutait donc poliment, faisant des efforts pour saisir ce concept mais n'y comprenant réellement rien du tout, jusqu'à ce que les cheveux de Libertée, comme animés d'une vie propre, viennent soudain lui frôler le visage.
Sursaut.

Par réflexe, en voyant ces serpents capillaires se ruer sur elle, Rilend s'était reculée, mais n'avait pu empêcher l'une des mèches, douce et chaude autant que les siennes, de lui toucher la joue, et ce contact la fit tressaillir. Elle avait fait de grands progrès au cours de sa formation, passant du stade de véritable chat sauvage à celui de femme ou presque. Elle avait perdu l'habitude de donner son surnom et de garder pour elle son nom, par méfiance, elle avait perdu l'habitude de se méfier de tous et de tout, elle avait perdu l'habitude de se défier du toucher. Mais là...c'était plus qu'inattendu!

Voyant qu'elle inquiétait Roméo, Rilend reprit son calme et apaisa gentiment son cheval, d'une voix douce. Les cheveux de Libertée, sous ses yeux ébahis, s'entortillaient en une longue tresse, tranquillement, puis revinrent onduler sur le dos de la marchombre qui sourit à son élève, et lui confia qu'elle se servait quotidiennement de cette greffe. Avec un sourire amusé, Rilend hocha la tête, puis, réfléchissant en même temps qu'elle parlait:

"Non, ça ne me rappelle rien, je n'en avais jamais entendu parler/
Si la greffe dépend de...de la personnalité, de la façon de voir la Voie et de la parcourir...je suppose qu'elle dépend aussi des personnes? Enfin, je veux dire, tous les marchombres n'ont pas la même greffe que v...que toi, j'imagine? Il y a donc autant de greffes, ou au moins de greffes potentielles, qu'il y a de marchombres?"

Un silence. Pensif.
Puis:

"Dans ce cas, c'est si personnel que je comprends que certains préfèrent la garder pour eux seuls...et en même temps, peut-être que finalement, quoique personnel, ce n'est révélateur que pour celui qui a obtenu cette Greffe, puisqu'il sera le seul à en connaître et comprendre l'origine ou le "sens". "

- Oui, sans doute. Ca peut être personnel, mais en même temps, la cacher reviendrait aussi à ne pas s'assumer entièrement, non ? Quand on est en paix avec soi-même, pourquoi être secret ? Mis à part pour des raisons pratiques sur certaines choses... et encore ! On est comme on est, avec ou sans Greffe, petits, grands, moches ou beaux. On pourrait être né avec des cornes sur la tête que ça ne changerait rien...

[ sourire pensif ]

[Une seconde de réflexion]

"Parfois, dissimuler une Greffe pourrait être motivé par une raison pratique...en même temps, peut-être que si on l'utilise, de façon aussi naturelle qu'on utiliserait ses mains, elle est de ce fait moins flagrante, moins visible aux yeux des autres. Ou qu'elle passe totalement inaperçue, puisqu'elle est comme inclue dans la personne qu'on a en face de soi et n'est pas un détail qui détonne, mais un élément de cet être dans sa globalité...
Après tout, j'ai souvent entendu dire que le meilleur moyen pour que notre entourage remarque un détail qui nous déplaît était d'essayer de le cacher! Alors que si on le traite de façon naturelle, sans ostentation ni dissimulation, c'est finalement parce qu'il est en cohérence avec nous-mêmes qu'il passera inaperçu."

- Exact ! C'est comme ça que mon premier apprenti s'en est rendu compte au bout d'un an... Parce que je la lui ai montré, pourtant, je l'utilise au quotidien...

Invisible dans le noir, lumineux en pleine lumière... hein !

( clin d'oeil )

- Tu as compris ce que représentait l'Ahn-Ju ?







[ Désolééée pour ce retard ! Je vais aller m'auto-flageller...   ]

Roméo avançait d'un pas souple et léger, et plus le temps s'écoulait, plus Rilend retrouvait de vieux réflexes et des souvenirs tout aussi anciens. La jeune femme, pensive, laissait ses mains suivre le mouvement de la bouche de sa monture, sans retenir les rênes et les courroies de cuir glissaient d'entre ses doigts au rythme des ondulations d'encolure du petit cheval. Elle n'en avait cure : elle faisait confiance à cet animal si aimable et doux, cette espèce qu'elle n'avait découvert qu'à l'Académie, un jour, au détour d'un box et poussée par Erwan qui avait enseigné à ses élèves les rudiments de l'équitation. Elle ne pouvait que le remercier pour cela.

A Al-Far, les enfants des rues n'apprennent pas à monter à cheval. C'est bien évidemment l'impossibilité même, et les gamins se contentent d'observer, incrédules ou nerveux, les immenses créatures ronflantes et piaffantes que chevauchent des cavaliers braillards ou des femmes altières. Les montures, si éloignées des placides chevaux de trait qui, eux aussi, encombrent les rues et dont le regard doux suit les gamins qui viennent tenter de chaparder dans leur charrette, caracolent par les rues. Tout enfant voleur, tout enfant un peu solitaire, un peu aventurier, des rues d'Al-Far apprend vite à repérer ce cliquetis caractéristique des pieds qui frappent le sol au rythme d'un étalon ou d'un cheval de selle, et découvre tout aussi rapidement qu'il ne doit jamais se trouver sur la route d'une pareille bête. Les poitrails puissants, les épaules dures, la vitesse d'un animal immense et un peu maladroit, l'os dur sous la peau douce frappent et repoussent les traînards, et pour un cavalier courtois qui retient sa monture, mille bousculent les passants et s'amusent de les voir s'égailler sous les sabots de l'animal affolé.

Rien de tel sur le dos de Roméo, dont Rilend ressentait le calme, si éloigné des yeux exorbités de ces étalons que leurs cavaliers tiennent serrés dans la tenaille de leurs mains et de leurs jambes, pour les exciter, pour qu'ils dansent et ronflent, mal à l'aise et furibonds. Rien de tel avec le petit cheval dont le pas demeurait toujours égal, paisible, tranquille. Tout comme la conversation, qui allait à son rythme, fluide et légère, parsemée de temps d'arrêts mais toujours présente, Roméo choisissait son allure sans se soucier de sa cavalière, puisque cette dernière le laissait faire. Et Rilend, elle, suivait la conversation sans s'inquiéter de temps de silence.

Si Libertée lui était sympathique, elle ne la connaissait pas encore et il leur faudrait du temps, à l'une et à l'autre, pour s'apprivoiser mutuellement, pour s'apprendre et de découvrir. Il leur faudrait un peu de temps pour que Rilend perde cette prudence de l'animal qui s'avance, pas à pas, s'attendant à tout moment à rencontrer la limite à ne pas franchir. Mais la jeune femme qui caressait gentiment Roméo, pour le plaisir de sentir les muscles jouer sous sa main, n'avait plus rien à voir avec l'enfant sauvage arrivée d'Al-Far, le véritable chat sauvage qui préférait la solitude, voire l'agression, à toute autre solution. Elle avait trouvé un équilibre, et une place, même si ces deux points étaient fluctuants, et elle se sentait bien, aujourd'hui, avec Libertée.
Tout en flattant distraitement l'encolure de son cheval, Rilend réfléchissait, ne voulant pas répondre à la légère :

« Oui, je crois que oui. Ce n'est pas une « vérification » de mes connaissances ou de mon avancée sur la Voie comme peuvent l'être, quelque part, les examens que nous passons, mais c'est plus un...comment dire...un pas à franchir, ou pas, n'est ce pas ?
…
Je n'arrive pas exactement à exprimer ce que je veux dire, mais je pense avoir compris ce que c'est que l'Ahn-Ju. D'ailleurs, je suppose que, alors qu'on peut repasser un examen auquel on échoue, on ne peut pas passer deux fois l'Ahn-Ju, si ? ...Je ne saurais pas dire pourquoi, mais ça me paraît logique ainsi, le contraire me surprendrait un peu.
Je... »

Rilend s'interrompit, fronça le nez, puis émit un petit rire d'excuse :

« D'accord, je m'emmêle dans mes mots, là. »

- Oui, c'est un échelon à gravir !

Et non, en effet, si tu abandonnes ou ne réussis pas l'Ahn-Ju, il n'y aura jamais d'autre chance. Ca met la pression, et c'est pour ça que certains maîtres n'aiment pas en parler trop rapidement à leur apprenti. Il y en a qui se montent la tête tous seuls.


[ clin d'oeil ]

- Il faut juste avoir trouvé son propre diamant. Celui qui est au fond de soi, celui qui est nous. Ce n'est que quand on l'a trouvé que l'on peut le façonner !




[ RAAAAAAAAAAAAHHHH
Je me suis déjà excusée dans la partie des absences, mais voilà, j'étais censée aller assez "vite" avec toi, en tout cas être active, et puis je suis nulle >.<" ]

[petit sourire presque espiègle]

"Qui se montent la tête? Les maîtres ou les apprentis?"

[silence pensif]

"Trouver son propre diamant...oui, mais quid des outils qui nous permettront de le façonner? Ne nous faut-il pas aussi les trouver en nous? J'ai du mal à croire qu'ils puissent nous être donnés par d'autres, même si je suppose que ces derniers peuvent nous fournir des pistes de réflexion pour élaborer ces outils.
Peut-être est-ce aussi pour cela que personne n'a réellement la même progression...non seulement nous ne ciselons pas tous notre diamant brut sur le même tour, mais en plus certains pourraient trouver le diamant avant d'avoir les outils qu'il leur faut, et d'autres feraient l'inverse.

[pas de problème, de toute façon j'étais en stage jusqu'à la semaine dernière^^]

La réponse de Libertée fit sourire Rilend. Les apprentis montent la tête aux Maîtres, les Maîtres montent la tête aux apprentis et tout ce beau monde se monte la tête tout seul comme un grand. Il y avait là une idée de réciprocité qui, au delà de la prétendue légèreté de cette réponse plus sérieuse qu'il n'y paraissait, plaisait bien à la jeune femme. Rilend n'aurait bien évidemment pas su deviner à quoi pensait son nouveau maître, mais elle avait bien senti que sous les mots tranquilles et vifs, il y avait autre chose, un vécu et une expérience que Libertée partageait à demi-mot avec elle. Et elle s'en sentait flattée.
C'était peut-être là l'un des effets positifs de cette longue période passée à la ferme, avec ceux qui étaient devenus comme sa deuxième famille adoptive...Rilend avait appris à s'ouvrir aux autres et appris à se nourrir des autres. Sans passé et par conséquent ne sachant dessiner son avenir, il lui avait bien fallu découvrir les expériences des autres puisqu'elle ne connaissait plus les siennes propres, et la valeur de l'expérience, la richesse de ces échanges plus humains que tout autre demeuraient ancrés dans un coin de son esprit.

Pensive, la jeune femme flattait l'encolure de Roméo, presque machinalement, tout en laissant courir sa réflexion au même trot serein que sa monture. Puis, reprenant la parole après un moment de silence qui n'avait rien eu d'emprunté ni de gêné, elle acquiesça aux mots de Libertée :

"Je vois ce que v...ce que tu veux dire. Peut-être faut-il cerner son diamant, en prendre la mesure avant de se lancer dans ce genre d'entreprise, sans quoi on mettra en quelque sorte la charrue avant les boeufs. C'est comme un cavalier qui enfourcherait son cheval, le lancerait au trot puis au galop et alors seulement, penserait à s'enquérir du niveau de dressage de la monture."

Le ciel était bleu et l'heure était douce, chaude et paresseuse, un moment de calme propice aux confidences ou simplement à ces étranges discussions qu'on qualifie, bien imparfaitement, de "refaisant le monde". Ces conversations parfois peu suivies ou guère trépidantes, ces conversations qui confinent au monologue à deux mais n'en demeurent pas moins échange, entrecoupées de longs instants de réflexion et de sourires qu'on garde pour soi. Où chaque mot est pesé et ciselé pour dessiner, au mieux, l'image de sa pensée dans l'esprit de l'autre. Ces étonnantes discussions qui n'ont rien de productif au sens strict du terme, mais dont l'esprit et le corps sortent sereins, revigorés et créatifs.

~~~~~~~

Elles coururent, elles s'entraînèrent et elles travaillèrent ensembles, tout au long de leur voyage. Libertée, inventive, soumettait chaque jour Rilend à de nouveaux exercices que la jeune femme exécutait avec un véritable plaisir. Parfois, la dépense physique était intense et parfois, sa musculature ne suivait plus, quelque peu éprouvée par ces années passées loin de l'Académie, mais au fil des jours Rilend retrouvait sa souplesse, sa force et son agilité. Au fil des jours et du travail, elle avait l'impression de retrouver le chemin de son corps.
Mais l'avait-elle vraiment perdu?

Durant deux années, elle n'avait pas vécu en marchombre, car elle avait oublié jusqu'à son nom, c'était bien vrai. Mais le mode de pensée qu'elle avait peu à peu ciselé, à défaut de l'acquérir, au contact d'Erwan demeurait. Avait-elle été marchombre tandis qu'elle n'en avait même pas conscience? C'était une question intéressante et le jour où elle vint à l'esprit de Rilend, un soir alors qu'elles dégustaient un siffleur chassé le jour même, la jeune femme la remisa dans un coin de son esprit et se promit d'en parler un jour avec Libertée.
Toujours était-il que, si elle ne s'était pas pensée marchombre, si son mode de vie avait plutôt été constitué de cuisine, de soins aux bêtes et plus tard de travaux des champs ou d'équitation, elle avait néanmoins conservé une certaine condition physique. Ses muscles n'étaient plus toujours ceux dont dispose l'apprenti lambda, mais ils étaient néanmoins des muscles et si elle avait usé son corps à d'autres tâches que les entraînements "classiques", elle avait tout de même continué à s'activer. Elle avait continué à enseigner à son corps, ou à découvrir de son corps, l'art et la manière de s'adapter à un exercice physique.
Pour cette raison, Rilend progressait vite et retrouvait rapidement une condition physique équivalente, sinon supérieure à celle qu'elle avait eue avant son accident.

Les journées pouvaient être longues et exigeantes et plus d'une fois, la jeune femme se sentit épuisée ou incapable de continuer. Elle continua. Elle éprouvait un certain plaisir à travailler ainsi, un plaisir qui n'était pas physique et ne tenait pas non plus de la joie ou du divertissement, mais plutôt de la certitude qu'elle se trouvait sur la bonne Voie et que chacun de ses pas, chacun de ses souffles la portait plus avant sur cette route chérie.
La panthère ne bronchait pas. Son instinct de fauve la poussait à ne pas se montrer devant une étrangère qui, bientôt, n'en serait plus une et elle se repaissait des chasses des deux jeunes femmes. A ces moments, les yeux de Rilend devenaient plus brillants et sa vigueur plus animale qu'humaine, elle bondissait, courait et traquait avec une étonnante ardeur. Certains humains aiment la chasse, mais c'était une autre extase qui brillait dans ses gestes et ses prunelles quand elle s'adonnait à la traque, et cette extase n'était pas la sienne mais celle d'une créature infiniment plus animale que l'élève ne l'était.

~~~~~~~

Un jour, elles trouvèrent l'Océan, qui rugissait sous leurs pieds. Les chevaux laissés derrière elles, les deux femmes avaient parcouru quelques mètres pour se tenir au bord d'une falaise qui paraissait monstrueuse à Rilend. Ou, plutôt, qui lui aurait paru monstrueuse si elle y avait prêté attention.
Mais ses pensées étaient ailleurs.
L'Océan. Souvenirs d'enfants.
Par bribes lui revenaient les tempêtes dans la cale du vaisseau, quand ses parents la serraient contre elle en lui murmurant que ce n'était rien, que l'Océan gronde et ne mord pas ou que la mer est forte et puissante, mais qu'à qui ne la défie pas elle ne fait pas de mal. Elle se souvenait d'un petit village littoral, de courses sur la plage et de coquillages ramassés ou assemblés. Elle se souvenait de l'odeur de la pêche du jour quand les bateaux revenaient au petit port de fortune, altiers et comme satisfaits dans le soleil levant qui dorait leurs voiles. Et il y avait bien d'autres choses. Des enfants, des amis, des cabanes et un vieux promeneur qui lui avait appris à surprendre les poissons dans la marée montante, son père lui taillant du bois flotté et les baignades avec son compagnon le loup apprivoisé.
Kefira...

Rilend sursauta en revenant au moment présent, et tourna les yeux vers Libertée :

"Non...J'ai déjà nagé, et déjà sauté aussi. A Al-Far, quand je volais et qu'on me poursuivait, il m'est souvent arrivé de me jeter dans la rivière du haut d'une masure pour échapper à mes adversaires. Mais je ne sautais pas d'aussi haut, et je ne plongeais pas, je sautais tout droit.
Et puis je ne le faisais qu'une seule fois."

Petit sourire en coin. Un peu de nervosité qui ne dit pas tout à fait son nom, et puis une expiration. Retour au calme.
Rilend n'avait pas réellement peur, elle n'avait jamais été sujette au vertige et les nouvelles expériences ne lui inspiraient que curiosité et impatience ; elle avait envie d'apprendre, et si Libertée estimait qu'elle avait le niveau pour apprendre à plonger du haut de cette falaise, elle s'essaierait au plongeon de bon coeur, attentive, concentrée, malmenée peut-être mais heureuse d'avancer.

On va commencer par sauter droit.
Une seconde, les yeux de Rilend s'écarquillèrent et une question, naïve, quelque peu infantile, lui vint aux lèvres avant qu'elle ne la réprime. La jeune femme sourit de sa propre bêtise et secoua la tête, imperceptiblement, en un reproche amical du même acabit que ceux qu'on adresse à ses proches, ceux dont on connaît, accepte et peut-être apprécie les défauts. Elle avait failli demander à Libertée s'il existait beaucoup d'autres façons de sauter.

A côté d'elle, le maître marchombre avait ôté ses vêtement, déjà fort peu couvrants en comparaison avec ceux d'autres femmes. Non pas que Rilend portât un jugement négatif sur l'aise manifeste que la femme avait avec son corps, sur sa pudeur moins développée que celle de beaucoup des connaissances de l'élève, mais on ne pouvait pas ne pas noter que bien souvent, les vêtements de Libertée laissaient entrevoir son corps. Corps magnifique au demeurant, musclé et entretenu, dont les charmes pouvaient certainement éveiller l'intérêt, l'appétit ou le désir de nombre d'hommes voire de femmes – pour ce que Rilend pouvait en savoir ! - et auquel l'apprentie marchombre ne jeta qu'un rapide coup d'oeil avant de se déshabiller à son tour, sans gêne inutile.

Sans être aussi à l'aise que semblait l'être Libertée, Rilend n'avait pas d'inhibition particulière ni de répugnance à se montrer nue. A Al-Far, elle avait plus d'une fois joué dans les canaux et les bassins en compagnie d'autres personnes d'âge et de sexe différents du sien, nue ou presque nue. De plus, se dévêtir n'était pas une nouveauté pour elle puisqu'elle avait déjà été confrontée à des tentatives de natation dans une rivière, aux côtés d'Erwan. Le dernier point, non le moindre, était tout simplement que Rilend était à moitié félin ou, plus précisément, partageait son corps avec un animal. Un animal aux yeux duquel la notion de pudeur n'avait pour ainsi dire aucun sens, la nudité constituant son état le plus naturel.
Maintenant qu'elle y pensait, tout en pliant et mettant à l'abri ses habits, Rilend songeait que c'était peut-être aussi ce lien avec la panthère, au moins autant que son passé, qui lui offrait un point de vue particulier sur bien des événements de la vie et bien des pulsions. Ainsi n'avait-elle que très rarement participé aux discussions surexcitées et entrecoupées de gloussements de certaines de ses amies, quand la conversation dérivait sur les relations entre hommes et femmes ou, plutôt, à leur âge, entre filles et garçons. D'une façon générale, les relations humaines, qu'elles soient d'amitié, d'amour, de dominance ou sexuelles, paraissaient naturelles à la jeune femme au point où elle n'en parlait que très peu – indépendamment de sa tendance à considérer toutes ces actions et impulsions à travers le prisme de l'instinct.

Le temps d'élaborer cette réflexion fut bien court puisque Rilend laissa le sujet en plan après avoir plié ses vêtements, et rejoignit Libertée qui se tenait à l'extrême bord de la falaise, sans peur apparente, détendue et occupée à s'attacher les cheveux. Rilend lui emprunta l'idée et, à son tour, rassembla sa longue chevelure noire et souple en un chignon assez serré pour survivre à un plongeon, mais assez souple pour que d'agaçants petits cheveux ne viennent pas la tirailler dans la nuque si d'aventure elle tournait la tête.
C'est ensuite seulement qu'elle répondit à Libertée :

« Prête ! »

Elle n'avait pas prévu de devoir sauter la première, mais elle n'hésita pas. Ne confondant pas pour autant vitesse et précipitation, Rilend demeura encore une ou deux secondes au bord du précipice sous lequel la mer rugissait, prenant le temps d'expirer profondément et de rappeler à son souvenir tout ce qu'elle avait pu apprendre de sa lutte, puis de son accord trouvé avec la rivière, quand Erwan avait voulu l'y faire évoluer. Elle en profita pour jeter un œil en contrebas et constater que Libertée avait choisi pour elles une zone de chute relativement vide, sans danger apparent.
Puis, dans un mouvement continu et sans plus réfléchir, Rilend plia les jambes, s'élança légèrement vers le haut tout en se propulsant vers l'avant pour s'éloigner de la paroi rocheuse. Elle pensa à la dernière minute à ramener les bras contre son corps et le geste en fut saccadé, mais pour le reste elle avait déjà pris la posture qu'elle utilisait quand elle devait sauter d'un toit dans la rivière : poings fermés pour épargner ses doigts, tête rentrée dans les épaules pour limiter le jeu latéral de sa nuque et surtout, surtout, jambes à la fois droites et souples pour ne pas foudroyer ses articulations en touchant l'eau.
La chute en soi fut à la fois rapide et longue, effrayante et grisante, comme un vol dont on ne sait comment il s'achèvera et qui a le goût de l'adrénaline couplé à celui de la nouveauté. Rilend crut que son cœur allait lui remonter dans la gorge, mais réalisa dans le même temps que cela ne lui déplaisait pas. Et déjà l'eau approchait...l'apprentie avait su résister à la tentation de se tendre comme un bout de bois avant de toucher l'eau, mais elle n'avait su prévoir à plus de quelques fractions de seconde près le choc avec la surface, et justement, elle ne put éviter le choc.
Sensation de brûlure sous les pieds, qui ne dure pas, et un bruit à la fois sec et prolongé, assourdissant et pourtant doux, liquide, tandis que son corps s'enfonçait dans l'eau comme une aiguille transperce la peau.
Choc.
Violence.
Effraction.

Sous l'eau, Rilend ouvrit les yeux, s'orienta en repérant la lumière du jour qui perçait à travers la surface et ouvrit les bras tout en battant des jambes. Quelques battements de jambes et mouvements de brasse plus tard, elle crevait la surface et prenait sa première vraie inspiration depuis le début de sa chute.
Ballottée par les vagues, ce qui était plutôt désagréable, elle tenta une seconde de lutter puis lui revint le souvenir de son affrontement avec la rivière. Rilend eut alors l'idée de se laisser aller dans une position à mi-chemin entre posture assise et verticalité, écartant ses bras et battant l'eau à mouvements circulaires et lents pour simplement conserver une certaine stabilité. Là, elle put se détendre et se prit même à sourire.
La mer, paresseusement, la berçait.
Elle s'en souvenait maintenant.
Elle aimait cette sensation.

[c'est malin, j'ai des envies de vacances maintenant!]

[ Désolée pour tout ce retard !! ]




Rilend n’hésitait pas, mais elle prenait son temps.
Libertée pouvait le voir à son attitude toute entière. Elle était légèrement tendue, mais c’était une réaction normale. Si elle s’était précipitée cela n’aurait pas été bon signe non plus. Il y a trois manières d’affronter la peur : la fuite vers l’avant, la panique qui tétanise et le temps de la réflexion. Le tout était de faire les bons choix, selon le contexte dans lequel la peur se manifestait.

Mais il ne lui sembla cependant pas que son apprentie avait peur. Elle se méfiait, mais c’était dans l’ordre des choses : il vaut mieux bien mesurer les risques de ses actes avant de les réaliser.

Quand la marchombre vit la jeune fille fléchir les genoux, elle se prépara à son tour, et s’élança à la suite de l’apprentie, l’observant sauter. Elle eut le bon réflexe de fermer les poings et de rentrer la tête dans les épaules. Mais ses pieds demeurèrent perpendiculaires à ses tibias, même si ses bras furent de justesse ramenés contre elle.

Une seconde à peine après que Rilend eut percé la surface de la mer Libertée s’y enfonça à son tour.
Les remous de l’eau salée glissèrent sur sa peau, agressant légèrement ses cheveux, mais la marchombre remonta à la surface en quelques battements de jambes.
La jeune fille était en train de trouver une façon de rester à la surface sans dépenser trop d’énergie, et si Libertée vit un premier réflexe d’opposition à l’eau, elle se reprit presque immédiatement.
Un sourire étira les lèvres de la marchombre, car elle était toujours plus surprise par Rilend. A vrai dire, la plupart de ses gestes n’étaient pas des réflexes, mais plutôt des réflexions, ce qui rendait ses progrès d’autant plus intenses et vérifiés. Force était de constater que plus on se corrigeait, plus les réflexes s’aiguisaient. On peut d’ailleurs changer ses propres réflexes de cette manière, et l’apprentissage marchombre utilisait également la force de l’habitude dans des situations différentes pour conditionner de nouveaux réflexes, plus efficaces.

S’approchant dans une petite brasse de son apprentie, Libertée lui sourit tranquillement, hochant la tête. Son menton clapota sur la surface instable de l’eau de la mer, mais ses yeux pétillaient.

- Pas mal ! Attention à bien rentrer ton pouce dans ton poing, et pas par-dessus des autres doigts. Tu as dû avoir un peu mal aux pieds, non ? Pense à les orienter légèrement vers l’avant pour que tes orteils, plus aqua-dynamiques que ton talon, touchent avant et repoussent l’eau. Tu vas recommencer. On remonte !

Un clin d’œil, et Lib’ s’approcha de la paroi qui se dressait non loin d’elles, et commença son ascension alors que l’eau venait lécher ses mollets et ses pieds, au rythme des vagues.
L’escalade n’était pas difficile, peut-être mis à part que les premiers mètres étaient érodés par l’eau salée et donc glissants, mais les prises étaient larges et les anfractuosités nombreuses. Vingt mètres plus haut, Libertée se dressa de toute sa – faible – hauteur et se tourna vers Rilend, un large sourire éclairant son visage.

- Allez, je te regarde cette fois-ci.

Et la jeune fille plongea et remonta.
Un nombre incalculable de fois.
Mais Libertée ne cessait d’ajouter quelques difficultés au plongeon, d’abord en montrant une nouvelle figure – par exemple, une vrille, ou un salto – et laissait ensuite Rilend expérimenter deux ou trois fois, avant de lui donner des conseils, jusqu’à ce que ses plongeons soient efficaces et gracieux.

Quand Rilend remonta une énième fois, mais en se coupant le souffle arrivant sur la lande, Libertée décrétât que c’était assez pour ce jour-là. Le soleil avait déjà décliné dans le ciel, et elles s’installèrent pour la nuit dans un camp, au creux de quelques rochers et arbrisseaux.

- Prête à recommencer demain ? lança la marchombre alors qu’elles se remplissaient enfin le ventre, avec ces bâtonnets infâmes de viande séchée.

Si elle n'avait pas eu peur d'avaler quelques litres d'une tisane salée et guère goûteuse, Rilend serait restée bouche bée un certain temps en voyant Libertée crever la surface à ses côtes. Crever la surface, déjà, n'était pas le terme juste. Comme dans une longue image au ralenti, la jeune élève vit son maître remonter vers la surface dans un long mouvement sans heurts, comme elle ne battait ni des jambes ni des bras mais que l'eau elle-même la poussait vers le haut. Ses mains étirèrent la surface qui l'accompagna puis, comme à regret, se replia de part et d'autre de ses bras. Puis de son front. Puis de ses épaules, un peu comme deux mains qui courent sur la peau puis s'effacent comme à regrets, dans la douceur et la paix. Quand Libertée sourit à Rilend, l'apprentie lui rendit immédiatement son sourire.

Elle écouta les conseils de la jeune femme et hocha la tête quand elle mentionna ses pieds. Leur plante, en effet, avait claqué sur la surface et la brûlait légèrement, couverte de fourmillements et des mille protestations de son nerf tibial qui n'avait guère apprécié la brutale pression de l'eau sur ses terminaisons. Tandis que Libertée lui parlait de son pouce, Rilend ferma la main, par ce réflexe qui nous amène à tester tout ce qu'on nous énonce, et le fit en protégeant ce doigt essentiel dans la gaine de ses autres doigts. Concentrée et attentive, elle visualisait la posture idéale que lui décrivait la marchombre et tentait d'en ressentir les échos dans ses muscles et ses os.

Elles remontèrent, et l'escalade ne fut guère compliquée. Rilend, consciente que cette roche luisante, couverte de mousses et battue par les embruns risquait de s'avérer glissante, ne pécha pas par excès de confiance et prit soin d'assurer ses prises. Ces dernières se révélèrent larges et confortables, ce qui compensa avantageusement le léger inconvénient de leur humidité, et la remontée ne fut guère technique bien qu'elle n'en devint pas une formalité pour la jeune femme. Rilend était, certes, rompue aux escalades en tous genres grâce à Erwan, mais quelques glissades intempestives lui avaient appris la valeur de la prudence et la nécessité de ne jamais se croire parfaite et infaillible.
Sans quoi, plouf.

Quand Libertée se tourna vers elle, au terme de leur remontée, Rilend n'attendit même pas qu'elle lui annonce la suite des évènements pour se préparer mentalement à un saut - sans sauter toutefois : elle attendait le signal. Il vint. Libertée la regardait, mais Rilend n'en avait cure : elle sentait le regard de la marchombre, elle en était consciente comme elle était consciente de la légère brise de terre qui aurait pu agiter ses cheveux s'ils n'avaient pas été attachés, mais elle avait chassé toute pensée de son esprit pour s'immerger dans ce qu'elle sentait comme une sorte de rythme, de continuité : ceux de son saut à venir. La jeune femme revint vers le bord de la falaise, plia les genoux et les détendit, crut un instant qu'elle s'envolait avant que la gravité ne reprenne ses droits. Se souvenant de la première erreur, elle pensa plus rapidement à ramener ses bras contre elle, ce qui lui évita de devoir lutter contre le vent de sa chute pour effectuer le mouvement. Ses poings étaient fermés, elle rouvrit le droit pour y glisser son pouce - le gauche était dans la position adéquate - et elle tendit légèrement ses pieds pour les aligner avec ses mollets, cherchant la bonne résistance dans ses tendons et ses articulations pour amortir le choc tout en maintenant sa posture de flèche.

Ses pieds ne la brûlèrent pas, mais le choc endolorit légèrement ses orteils trop raidis, et Rilend enregistra le détail dans sa mémoire avant de remonter avec la même ardeur et la même prudence que précédemment.

Elle sauta encore.
Elle assouplit ses pieds.
Comme elle commençait à ouvrir la surface plutôt que de la crever, Libertée lui montra une vrille et Rilend l'imita. Elle tourna laborieusement la première fois, elle comprit comment donner le coup de hanche initiateur du mouvement la deuxième, elle comprit comment se mouvoir pour tourner sans donner de coup la troisième, et à la quatrième Libertée lui offrit quelques conseils qu'elle accueillit avec d'autant plus de reconnaissance que, ayant expérimenté trois sauts auparavant, elle avait l'expérience qui permet de comprendre ce que voulait son maître. Elle sauta.
Elle vrilla, elle volta, elle tourna, elle pivota, fit des saltos avant et même une tentative de salto arrière, et sur les derniers sauts, elle eut, l'espace d'un instant, cette étrange sensation d'être déjà dans l'eau...elle sentait l'air autour d'elle, dont la viscosité résistait légèrement à son salto, elle en sentait la résistance infime et, comme elle aurait pu le faire dans l'eau, instinctivement, elle bougea quelques muscles pour rééquilibrer sa figure et achever sa course en souplesse. Comme ayant nagé dans l'air avant de nager dans l'eau, sans transition.

Emerveillée de cette dernière tentative malgré sa fatigue, Rilend escalada, plus lentement, la falaise et se redressa tant bien que mal devant Libertée, commençant à ressentir cette langueur qui vous fait dire qu'il est temps de s'arrêter, avant de trouver et de heurter les limites de son propre corps. Libertée devait percevoir la même chose, car elle lui fit grâce et lui proposa un repas que Rilend dévora avec reconnaissance malgré le goût effroyable des lambeaux de viande séchée.

Entre deux tentatives de mâchonnement de cette nourriture caoutchouteuse et élastique, elle sourit à Libertée :

"Prête ! Je crois que j'aime bien plonger...même si demain soir, après encore une série de sauts, il n'est pas dit que je le dise comme ça!
Sur les derniers sauts, surtout le dernier, j'ai eu l'impression qu'il se passait...je ne sais pas, quelque chose de différent.
Comme si, au lieu de simplement tomber, je me mettais à nager dans l'air. C'était comme dans l'eau et j'ai réellement eu l'impression d'évoluer dans un autre liquide, certes moins résistant, mais dans lequel on peut...nager. Oui, c'est ça, presque nager.
En fait, je n'ai pas vraiment senti la transition avec l'eau. Je l'ai...perçue. Je veux dire, je savais que je n'étais plus dans l'air mais dans l'eau, mais il n'y a pas eu de vraie rupture quand j'ai franchi la surface. C'est comme si je...nageais, avant, et après aussi.
Avec une transition dans le milieu, pas dans le mouvement, pas réellement. C'était à la fois surprenant, et tellement agréable...ou plutôt, tellement naturel. "

Libertée ne dit rien, se contentant de sourire et de hocher la tête.
Elle avait très envie de répliquer, mais elle savait aussi que la jeune fille devait se faire sa propre opinion, et que cela tournait dans sa tête. Aussi, se limita-t-elle finalement à quelques mots :

- N’oublie jamais cette sensation. Tu as lié l’air à l’eau, l’eau à l’air, toi aux deux. C’est une grande marche à franchir, et si tu as réussi ce soir, tu sais vers quoi aspirer demain, pour retrouver cette sensation. Bientôt, tous tes sauts verront naître cette sensation.

Un nouveau sourire étira les lèvres de Libertée, qui relâcha ses épaules. Elle se sentait bien, et ferma les paupières un instant.

- Tu as trouvé une note, peut-être deux, de l’Harmonie du Monde. Il y en a une infinité. Toutes aussi merveilleuses. Quand on entend un peu ce rythme, cette mélopée, tout semble plus beau, et plus… accordé.

La marchombre hocha la tête toute seule, sourit tendrement à Rilend. Puis, elles se souhaitèrent bonne nuit avant de s’endormir toutes les deux.




Le lendemain, la jeune fille sauta encore, vrilla encore, plongea encore.
Mais lorsque le soleil atteignit son solstice, Libertée arrêta la jeune fille, car pour elle, cette dernière avait compris ce qu’elle avait tenté de lui inculquer.

Lier l’eau à l’air et l’air à l’eau, se lier soi-même aux deux éléments.
Se fondre en chacun d’entre eux sans jamais se perdre soi-même.
Toucher l’harmonie du bout des doigts, sans tenter de la saisir, mais juste en profiter pleinement.

Elles repartirent à cheval dans l’après-midi.
Désormais, la marchombre était persuadée que la jeune fille se débrouillerait parfaitement bien pour un Ahn-Ju. Ne la connaissant pas avant ces quelques semaines, elle savait désormais que Rilend n’avait jamais cessé d’être marchombre, même lorsqu’elle avait perdu la mémoire. Ou peut-être justement parce qu’elle avait vécu des expériences qui l’avaient poussée vers ce chemin, vers la Voie, et qu’elle l’avait toujours suivi, sur un sentier parallèle.

Quand elles arrivèrent à l’académie, Libertée se tourna vers la jeune femme.

- Bon, et ben… J’espère que l’on va se revoir rapidement. Je te tiens au courant, car… la prochaine fois, cela sera pour ton Ahn-Ju. Lib’ planta ses yeux dans ceux de Rilend. Ne t’en fais pas, tu es prête. Ne te stresse pas, ne t’angoisse pas, surtout, reste toi-même, d’accord ?

Adressant un sourire rassurant à son apprentie, Libertée songea que bientôt, Rilend s’envolerait en haut du même sablier que Nuhadu. Comme elle l’avait fait avant eux, avec Thaom.

Les doigts de la marchombre caressèrent doucement la joue de son apprentie, avant qu’elle ne lui adresse un clin d’œil et fasse demi-tour.
Aussi excitée qu’une puce.






[ Court pour une fin, désolée !
J'espère que ça va se décanter pour ton Ahn-Ju, parce que j'étais persuadée de l'avoir demandé, et non en fait... Je suis un boulet ! u_____u ]

Libertée ne demeura pas silencieuse, mais elle ne tenta pas non plus d'expliquer à Rilend ce qui s'était passé et, quelque part, la jeune femme lui en fut reconnaissante. Tout en parlant, elle s'était aperçue que ce qu'elle demandait, à ce moment précis, à son maître n'était pas une explication ou un discours, mais simplement une oreille, quelqu'un qui, l'écoutant, lui permette d'organiser ses idées. Et de tenter, laborieusement, de mettre des mots sur ce qu'elle avait pu ressentir et vivre en sachant que d'autres, Libertée en premier, l'avaient eux aussi vécu.

Depuis sa nuit de chasse dans la forêt, avec Erwan et sous forme animale, c'était peut-être bien la première fois que Rilend vivait cette paix, cette harmonie dont on lui avait tant parlé. Bien sûr, elle l'avait parfois approchée, bien sûr, elle avait parfois trouvé un accord avec le monde et les éléments, mais ce soir ça avait été presque instinctif, comme une pièce de puzzle qui se met en place à force de sauts et à force de temps. Ce soir, elle avait eu l'impression que l'eau, l'air et elle étaient comme trois cordes d'un même instrument, vibrant sur une fréquence commune.
A ce sentiment de plénitude se mêlait la sensation, absolument délicieuse, qu'elle était là où elle devait être, qu'elle était à sa place et qu'elle aimait cette place. C'était là quelque chose qu'elle avait déjà ressenti, ne serait-ce que durant ses deux années à la ferme où elle ne s'était jamais vue comme étrangère, mais Rilend aimait rencontrer cette impression au hasard de ses journées. Et, plus que jamais, elle sentait qu'elle avait eu raison le jour où elle avait suivi la marchombre muette qui, détournant ses pas d'Al-Far, l'avait menée jusqu'aux portes de l'Académie.

Pas un mot de trop, et à peine quelques mots de plus. Les deux femmes se souhaitèrent bonne nuit sur ces entrefaites et s'endormirent, chacun de leur côté, Rilend trouvant aisément le sommeil malgré la multitude de questions, d'hypothèses et d'idées qui tournoyaient dans sa tête...non pas tournoyaient, mais ondulaient, paresseusement, à un rythme qui ne l'empêchait ni de sommeiller ni de se concentrer, maintenant son esprit vif et alerte sans altérer son corps d'une façon extraordinairement...reposante.

Et le lendemain, elle sauta encore. Bondit, plongea, nagea, sauta encore et parfois même crut voler, en de rares et précieux instants de grâce. Libertée la regarda faire, la corrigea et au bout d'un moment, l'interrompit pour qu'elles se remettent en selle et entament un voyage de retour vers l'Académie. La route parut presque courte à Rilend, entre nuits à la belle étoile, journées de chevauchée et exercices quotidiens, si bien que la jeune femme eut l'impression que seuls deux jours s'étaient écoulés quand elles se séparèrent aux portes de l'école.
Ahn-Ju.
Rilend sentit une boule dans sa gorge au moment précis où Libertée lui demanda de ne pas stresser, et la jeune femme sourit timidement. Mais elle faisait confiance à son maître, et si Libertée l'estimait prête à tenter l'Ahn-Ju, Rilend lui faisait confiance. Elle ne la croyait pas aveuglément et savait qu'il lui faudrait faire de son mieux et ne surtout pas se reposer sur ses lauriers, mais elle croyait la marchombre. Le calme apparent de son maître la rassura, tandis qu'elle hochait la tête avec un sourire qui n'étaient pas feint et à peine un peu crispé :

"Entendu...à la prochaine fois alors."

Sa selle encore calée sur sa hanche, Rilend regarda la jeune femme repartir d'un pas guilleret, et un sourire joua sur ses lèvres tandis que, rêveuse, elle laissait sa main flatter le cuir poli par des heures de monte. L'Ahn-Ju...encore une étape sur cette route qui, elle le savait, ne cesserait jamais de la combler. Le sentier sur lequel la gamine perdue d'Al-Far était, finalement, devenue femme et adulte.
Qu'il était long le chemin parcouru !

[pas de problème, de toute manière j'ai examen d'anatomie la semaine prochaine alors je vais avoir du mal à être vraiment au taquet jusqu'à jeudi prochain^^. Pour les maîtres, oui, j'ai vu, au pire j'attendrai un peu ! ]