Groupe Teex - Cours n°2

- C'est une épreuve, oui. Certains disent que c'est la plus dure de la formation... Pas d'accord. Pour moi, c'est ni plus ni moins qu'un jalon à franchir pour te hisser vers la suite.

Pause.

- Cela dit, tu vas en baver. Sinon ce ne serait pas drôle, hein...

[Au train où vont les choses, sale gosse, je ne peux pas garantir que tu survivras à cette formation... ]




Avec le temps, Gil était passé maître dans l’art de la dissimulation des sentiments. Mais lorsque Syles lui répondit avec son aplomb habituel, une expression de franche surprise brisa un bref instant l’impassibilité de ses traits. Lâchant la bride de Chante-Brume, il se retourna pour attraper le jeune homme et je le projeter, de toute sa force, dans les ronciers qui bordaient la route. Puis, comme si de rien n’était, il siffla doucement pour rappeler sa jument qui en avait profité pour s’éloigner innocemment ; il se hissa souplement en selle, attrapa les guides de la monture de Syles, et s’en alla.

Cours donc quelques kilomètres supplémentaires, morveux !

Gil attendit d’être largement hors d’atteinte de son apprenti pour faire ralentir les chevaux. Il finit par s’arrêter, au beau milieu d’une passe rocheuse. Plongé dans ses pensées, il ne bougea pendant une bonne minute.

Puis il éclata de rire.






- Crocheter des serrures n’est pas ce que tu auras de plus difficile à faire. Rester en vie, par contre… C’est ça, le truc. Parce qu’un Envoleur mort ne sert à rien du tout.

Ils se trouvaient à présent dans une combe, quelque part au pied des hautes montagnes du Poll. Le paysage avait commencé à changer peu de temps après que Syles ait rattrapé Gil. Le dénivelé du terrain s’était doucement accentué tandis que, tout autour d’eux, les conifères avaient fait leur apparition, ainsi que des plantes qui ne poussaient que dans la région ; la température avait chuté progressivement, jusqu’à ce qu’un léger nuage de condensation apparaisse devant leurs lèvres. En fin d’après-midi, ils avaient trouvé des plaques de neige dans les recoins d’ombres, là où les rayons du soleil ne perçaient jamais.

La nuit était rapidement tombée. Avisant un endroit convenable pour dresser le camp, Gil avait laissé Syles libre de vaquer à ses occupations un moment, pendant qu’il s’occupait de soigner les chevaux. A présent assis près d’une bonne flambée, Gil menait la vaste entreprise d’expliquer l’Ahn-Ku à son idiot d’apprenti.

- Je me suis trompé tout à l’heure, reprit-il en tendant ses mains vers les flammes pour les réchauffer. Les choses sérieuses commencent avec l’Ahn-Ku. Elles continuent ensuite avec les Mentaïs. Ta vie sera en jeu à chaque seconde, il faudra donner tout ce que tu as, et bien plus encore, pour ne pas la perdre. Tu comprends ?

Non… pas comme ça. Gil n’était pas pleinement satisfait de son discours. Il voyait bien que, s’il avait compris l’essentiel, Syles n’avait pas encore perçu ce qu’on attendait de lui. Ce que lui, Gil, attendait de lui. Il fronça les sourcils et se posa alors une question très étrange, qu’il ne s’était encore jamais posée jusqu’alors : que ferait Libertée si elle était à ma place ? Surpris, il leva les yeux et observa un instant les étoiles qui apparaissaient par intermittence entre les nuages. Au fond, cette pensée n’était pas si ridicule que cela… Il savait que Libertée guidait, elle aussi, des apprentis sur la Voie qu’elle s’était choisie. Il se souvenait de son étonnante rencontre avec Nuhadu. Qu’avait ce gosse que Syles ne possédait pas encore ? De la fougue ? De la hargne ? De l’audace ? Syles ne manquait d’aucun de ces trois qualités. De l’humilité, peut-être ? Non plus. L’orgueil de Syles était certes encore à polir, mais il faisait confiance au temps pour faire son effet. C’est alors qu’un flocon apparut, léger et minuscule, dans l’air frais du soir. Un éclat brilla au fond des yeux vairons de Gil. Je sais !

- Viens avec moi.

L’Envoleur se leva et, après avoir rabattu la capuche de son large manteau sur sa tête, s’enfonça dan les ombres glacées. Il se mit à courir, vite. Il ne faisait aucun bruit en frôlant les troncs épais des arbres tandis qu’il gravissait la pente. La neige qui s’était mise à tomber assourdissait leur environnement et le rendait un petit peu irréel, hors du temps. Au bout d’un moment, Gil jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule, s’assurant que Syles était dans son sillage, et accéléra l’allure. Soudain, il bifurqua, si vite que son élève, qui n’avait pas pu le voir, poursuivit sur sa première lancée. Sans cesser de courir, Gil leva la main et décocha trois aiguilles de métal qui, après voir quitté la peau nue de ses poignets, filèrent entre les flocons.
Frôlèrent Syles.

- Ne t’arrête pas, fit Gil sans se montrer.

Il modifia aussitôt sa trajectoire pour ne pas se laisser repérer. Croisa pratiquement Syles, le laissa percevoir son souffle, se fondit à nouveau dans les ombres, sans jamais moduler sa vitesse. Trois nouvelles aiguilles sifflèrent, l’une d’elles piqua le tissu de la cape du jeune homme.

- Continue. Ne t’arrête pas. Ressens ma présence, mon temps, et la tien ; ressens-les et matérialise-les, utilise-les pour me trouver. M’attraper. Te fondre dans mon temps pour me le voler.

Gil courait toujours. Il savait que le souffle de Syles commençait à lui brûler les poumons, à faire battre le sang à ses tempes, à ricocher contre ses côtes. Il savait que, pour l’instant, l’apprenti obéissait sans comprendre l’enjeu de l’exercice.
Parce que ce n’était pas un exercice.
C’était un jeu.

- Continue ! Brise les chaînes qui te retiennent encore au monde fragile des débutants, Syles, et deviens un mercenaire du Chaos !

Gil bondit par-dessus un fossé, sauta d’un talus, louvoya entre les arbres à une vitesse folle, les coudes ramenés le long du corps, les pans de son manteau volant derrière lui. Sa capuche était tombée, libérant ses boucles sombres dans lesquelles des flocons de neige venaient s’accrocher.

Syles, surpris, reçut l'impact des ronciers dans toute sa brutalité. Le garçon se releva, revint vers Gil, pour voir celui-ci en train de partir avec les chevaux. Il ne put retenir une autre réplique.

À tout de suite, vieillard!

L'apprenti s'échauffa puis se lança dans une course effréné, un énorme sourire sur les lèvres.


Gil avait laissé du temps libre à Syles, qu'il décida d'utiliser concrètement, s'installant un petit camp d'entrainement improvisé, puis, une fois qu'il en avait fini et avait tout ranger, fit du thé pour lui et Gil, thé qui apporterait une dose de chaleur bienvenue à leur corps. Son grand manteau lui chatouilla l'oreille, le vent faisant bouger les longs poils de loup qui gardait son cou et ses joues bien au chaud. Gil s'approcha, prit sa tasse puis commença à lui expliquer l'Ahn-Ku en plus de détails...


Syles courrait comme un fou, sentant quelque chose, il ne savait pas quoi, lui passé à quelques millimètres de lui, il entendait son maitre lui crier de ne pas s'arrêter, de continuer à courir, de s'emparer de son temps. Facile à dire, il avait des truc coupants qui lui sifflait aux oreilles.

L'apprenti ferma soudain les yeux, continua à courir sans voir, se dirigea droit vers un arbre... Qu'il évita à la dernière seconde. Courant entre les arbres, il sauta en course, évitant un autre projectile qui allait atteindre son manteau puis sourit. Il l'avait. À peine présent, changeant régulièrement, une vague dans le temps environnant. Il senti la vague revenir vers lui, comme pour l'envelopper, imagina l’exercice de la rivière, roula sur lui même, étira un bras et se releva la main fermé. Il avait au fond de la paume une légère aiguille de métal, mince, parfaitement balancé, mortelle. Il en attrapa une autre qui s'était élancé vers son épaule et les lança toutes deux dans le même mouvement, entendit le bruit qu'elles faisaient en s'enfonçant dans le bois. Il l'avait sentit, Gil avait dut les éviter. Le frontalier sourit, ses poumons le brûlait, le sang tapait dans ses tempes, mais ils ne faisaient que commencer.

HRP:

Il ne visait aucun endroit vital, mais si une aiguille faisait mouche, Syles allait avoir mal. L’enjeu était à ce prix. Gil tendit le bras, replia légèrement les doigts. Tira encore une fois.

Allez…

Il dérapa dans la neige en prenant un virage serré, revint vers Syles dont le souffle saccadé résonnait dans la nuit, bondit, tira.
Encore une fois.

Allez, Syles…

La neige tombait toujours, en flocons plus épais, tandis que les deux hommes s’entrecroisaient dans un ballet nocturne et silencieux. Presque silencieux. Le sifflement des aiguilles était un chant qui accompagnait leurs pas.

- Allez ! cria Gil en tirant une petite rafale d’aiguilles.

L’instant d’après, l’une d’elle lui revenait en pleine figure. Rata son oreille de peu lorsqu’il se décala et se planta dans l’arbre qui se trouvait derrière lui.

Oui !!

Ralentissant enfin son allure, Gil baissa les yeux sur ses mains. Il était temps… la greffe que lui avait accordé le Mentaï était puissante, certes, mais toute puissance avait ses limites. Ignorant l’engourdissement qui pulsait dans ses poignets, il se plaqua dos contre un arbre et se figea complètement. Apaisa son souffle et les battements frénétiques de son cœur. Détendit ses muscles. Devint attente.






Il se remit en mouvement à l’instant où Syles passait sur le sentier. Fauchant le garçon dans sa course, il le fit basculer lourdement dans la neige fraîche et roula sur lui, pesant volontairement de tout son poids.

- Percevoir le temps, c’est bien mais ce n’est pas suffisant ! Maintenant que tu as fais ce pas, fais le suivant : glisse-toi dans le temps. Utilise-le, non pas pour te défendre mais pour m’atteindre.

Le froid, la neige, la fatigue étaient des obstacles que Syles allait devoir franchir pour laisser parler la flamme qui brûlait enfin en lui. Cette flamme que Gil avait perçue dans le cœur de Nuhadu, celle qui flamboyait dans le regard rose de Libertée, certitude unique et inébranlable d’avoir fait le bon choix. Celui de devenir un être à part entière. C’était cette flamme que Syles devrait emporter avec lui lors de l’Ahn-Ku ; cette flamme que, des années après sa formation, il s’emploierait à entretenir, à raviver coûte que coûte.

La lutte était différente des fois précédentes, réalisa Gil alors que, couverts de neige, ils se faisaient face sous un rayon de lune argentée. Plus réelle, authentique que lors des exercices qui avaient jusqu’ici émaillés le parcours de Syles. Ce dernier avait changé, grandi, mûri. Il était toujours aussi sûr de lui mais il savait désormais à quoi s’en tenir. Il n’avait pas froid aux yeux. Il l’avait appelé Gilou. Il respirait encore. Existait-il preuve plus évidente ? Il était fait pour être un fils du Chaos ! Mais Gil n’était plus un novice depuis longtemps. L’expérience d’une formation rude, d’une vie jalonnée d’aventures et de combats avait forgé l’homme qu’il était maintenant. Un Envoleur. Un maître qui guidait son élève sur la Voie du Chaos. Et qui, par conséquent, ne retenait pas ses coups.

Le temps.
Syles avait trouvé celui de Gil, l’espace d’un instant. Serait-il capable de le lui voler, comme il avait failli le faire avec l’aiguille ? De lui rendre, après des semaines, des mois d’entraînement intensif, un coup ?

Serait-il…

- Merci.

Du bout des doigts, Gil effleure sa pommette douloureuse.

- La ferme, morveux.

Sourit.




- Bon…

Gil soupira, puis se passa une main dans les cheveux. Il allait devoir demander à Libertée de les lui couper un peu ; ces derniers temps, ils avaient tendance à lui tomber devant les yeux en permanence… Comme toujours lorsque ses pensées le ramenaient vers sa compagne, son regard s’adoucit. Un clignement de paupières lui rendit son impassibilité habituelle. Son attention se posa sur l’homme qui lui faisait face. Grand, solide, Qark Enhgan était un Thül qui en imposait. Sa lourde tresse reposait dans son dos, entre les manches de sa paire de haches. Les rumeurs qui circulaient à Al-Poll le disaient capable de trancher les ailes d’une mouche en plein vol.

- C’est l’heure, déclara Qark de sa voix grave et puissante. Tu es sûr de ne pas vouloir te joindre à nous ?

Le regard bicolore de Gil glissa vers les dernières caisses que les hommes du convoi, des Thüls pour la plupart, chargeaient dans les chariots. Contempla un instant l’agitation caractéristique du départ tandis que, sur l’esplanade d’Al-Poll, les curieux se pressaient pour assister à la scène. S’éleva vers les montagnes dont les sommets étaient tout juste visibles au loin, derrière les hautes tours de la cité. Revint se poser sur Qark.

- Certain. Mais je te confie mon élève ; tâche de faire rentrer deux ou trois choses dans sa caboche pleine de vide. Et ne le laisse pas te manquer de respect. C’est un morveux absolument détestable, par moments.
- Tu sais ce que je fais quand un moustique me démange, répondit Qark en faisant craquer les os de ses doigts.

Il tendit son énorme poing.

- SangreLune…
- Enhgan, fit Gil en posant son poing sur celui du Thül, répondant à son salut formel.

Qark s’éloigna pour lancer quelques directives d’un ton sans appel, et Gil s’approcha de Syles. S’étonna une fois encore de la transformation qui s’était opérée en lui. Une poignée de jours s’étaient écoulés depuis que le jeune homme était parvenu à le toucher, mais la flamme qui brillait désormais en lui était intacte. Gil planta son doigt dans la poitrine de l’apprenti.

- Sois sage, espèce d’andouille. Qark Enhgan, le Thül qui commande cette expédition, est loin d’avoir la même patience que moi. On dit qu’il est capable de trancher les ailes d’une mouche en plein vol…

Gil laissa filer quelques secondes. Il n’avait pas pu résister… Il avait fallu qu’il lui en parle. Juste pour lui donner envie de vérifier cette histoire.

- Profite de ton voyage pour mettre en pratique ce que tu viens de découvrir, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux. Si tout se passe bien, vous atteindrez Al-Jeit dans deux mois. Je te retrouve au Domaine pour t’accompagner à l’Ahn-Ku. D’ici là…

Clin d’œil bleu.

- Reste en vie et profite !

Il n’assista pas au départ. Du moins, pas officiellement. Il avait eu l’intention de partir directement mais, retenu par la curiosité, il s’était perché sur le toit d’un pont qui s’élançait bien au-dessus de l’esplanade. Une jambe se balançant doucement dans le vide, il regarda la caravane se mettre en route, lentement mais sûrement. De sa hauteur, les itinérants n’étaient que des petits points. L’un d’eux allait leur mener la vie dure au cours de ces deux mois, mais…

Sourire amusé.

… il n’en attendait pas moins !



[Et voilà ! C'est la fin de ce cours ; tu peux y répondre une dernière fois si tu le souhaites. Je vais te contacter prochainement pour ton épreuve. A plus tard, sale gosse ! ]