Et deux tartes pour le prix d'une ! [Libre]

Tian embrassa de son regard d’argent étonnant le paysage enneigé, alors qu’elle dépassait les premières maisons du hameau. Panao ne comptait à peine qu’une centaine d’habitants, et cela s’expliquait sans doute par sa localisation très escarpée, sur les flancs Nord-Est des Dentelles Vive. Même s’il n’était situé qu’à quelques encablures d’Al-Chen, à vol d’oiseau, l’accès y était particulièrement délicat puisque les routes y étaient terriblement étroites et mal entretenues. Des vents violents balayaient constamment les contreforts de la montagne, et s’engouffraient par bourrasques sifflantes entre les habitations. L’endroit aurait pu paraître parfaitement hostile pour n’importe quel Alavirien lambda. Mais pas pour Tianwen, qui avait l’impression de revenir chez elle.

C’était un peu le cas, finalement ! Elle y avait vécu deux belles années, recueillie avec la plus grande générosité par Höona et Thilio, qui étaient devenus sa famille de cœur. Elle y avait laissé tellement de bons souvenirs et, rien que d’y repenser, cela la fit sourire. Un éclat brillant dans ses beaux yeux argentés, la jeune femme s’arrêta devant un bâtiment entremêlé de bois et de pierre brute, qui lui était tout-à-fait familier. La façade de l’herboristerie avait subi quelques rafraîchissements, mais au fond, pas grand-chose n’avait changé. La rouquine mit pied à terre, prodiguant au passage quelques caresses à Zéphyr, qui s’ébroua vivement. Fermant quelques secondes les yeux, la belle inspira un grand bol d’air frais, profitant de cette sensation de bien-être qui se diffusait dans tout son être. Elle était heureuse d’être de retour !

Lorsqu’elle entra dans la petite boutique aux allures rustiques, Höona se retourna presque immédiatement, alertée par le tintement clair de la clochette. La belle cinquantenaire fut tellement surprise en reconnaissant son visiteur qu’elle en lâcha le pot qu’elle était en train de porter et il se brisa en petits morceaux au sol. A vrai dire, elle s’en fichait pas mal : un sourire radieux illuminait son visage.

- « Tian ! » s’écria-t-elle, non sans une boule d’émotion dans la gorge « J’ai l’impression que ça fait une éternité que tu n’es pas revenue ! Qu’est-ce que je suis heureuse de te voir ! »

L’Envoleuse reçu sa sœur d’adoption dans ses bras, et les referma sur elle avec une affection non feinte. Leur étreinte dura plusieurs longues minutes durant lesquelles Tian réalisa à quel point Nana lui avait manqué. Et Thilio aussi ! Et cet endroit !



- « Voilà, je l’ai ! » s’exclama la belle brune, tandis qu’elle revenait de l’arrière-boutique avec précieux petit sac « De l’Agathée à grappes bleues, à prendre en tisane chaque soir. Mais attention à ne pas prendre des doses trop importante, son effet est très puissant » ajoutant l’herboriste, dans un avertissement avisé.
- « Merci infiniment Nana ! Que ferais-je sans toi ? » répondit Tian en hochant doucement la tête, en signe d’approbation.

Höona eut un bref mouvement d’hésitation avant de lui tendre le sac d’herbes, plongeant son regard d’un noir d’encre profond dans celui de la jolie rouquine. Elles avaient passé l’après-midi à jacasser, comme si elles s’étaient quittées la veille, mais pas une seule fois elles n’avaient abordé le sujet qui l’intéressait en cet instant : les plantes contraceptives que Tian prenait, depuis qu’elle était arrivée chez elle, lui avait toujours convenue. Alors pourquoi un tel changement ? Il y avait anguille sous roche et l’herboriste était déterminée à le découvrir. Plissant légèrement les yeux, la cinquantenaire consentit à remettre le sachet de plantes entre les mains de la belle rouquine.

- « Les graines de Lusithéa ne te convenaient plus ? », demanda-t-elle le plus innocemment du monde.
- « Simple précaution… » répondit Tian, en haussant simplement les épaules, en sachant pertinemment toutefois que Höona la cuisinerait jusqu’à ce qu’elle obtienne des réponses tangibles.

La jolie brune secoua toute seule la tête, en soupirant imperceptiblement, tandis qu’elle fermait la porte de son herboristerie à double tour. Il faisait nuit depuis quelques heures désormais, les deux femmes avaient tellement discuté qu’elle ne s’était pas rendu compte que le temps avait filé si vite ; il était grand temps de rentrer, Thilio allait finir par s’inquiéter sinon ! Lorsqu’elle se retourna pour emboîter le pas de l’Envoleuse, Höona revint à la charge, déterminée à obtenir ce qu’elle voulait : des réponses !

- « Je ne suis pas née de la dernière pluie, tu sais » prévint-elle, mi-figue mi-raisin « Qu’est-ce qu’il se passe ? » demanda-t-elle finalement, sans détour. Sans fioritures.
- « Bon d’accord » capitula Tian, de bon cœur « J’ai rencontré un homme, il y a quelques semaines. Du genre dangereux et pas très recommandable. Je ne suis pas encore sûre de ce que je ressens, mais il me fait de l’effet. Je préfère simplement être prudente. Je n’ai pas très envie d’un accident… » avoua la rouquine.
- « Je préfère ça » plaisanta malicieusement Höona « Et j’ai le droit de savoir comment il s’appelle, cet homme ? »
- « Bastian » céda la jeune femme, dans un murmure qui se perdit dans la nuit.

Alors qu’elles marchaient sur le sentier qui remontait jusqu’à la maison, Höona remarqua que Tian était perdue dans ses pensées et elle décida de ne pas insister plus que de raison. Bastian. Ils n’avaient à peine passé que quelques heures ensembles, pourtant les souvenirs de ces moments – tout ça avait commencé par un jeu un peu dangereux – envahissaient un peu trop ses pensées et ses nuits ces derniers temps. Tout ça pourquoi ? Un type pas très loquace au premier abord, qui cultivait le mystère, un guerrier redoutable et un Dessinateur hors pair. Mais au fond un peu fragile – rien que sa manière de jouer aux durs en attestait – et incroyablement sexy ! Bon, d’accord, il y avait de quoi être un peu perturbée, mais tout de même, de là à paraître pour une vulgaire adolescente en chaleur ? Passablement agacée, la rouquine se passa une main sur le visage.

Elle allait passer le portillon de la modeste propriété, construite à flanc de montagne, lorsque son homologue félin affleura sa conscience, ce qui éveilla la méfiance de Tian. Fronçant les sourcils, elle perçut soudain plusieurs bruits, infimes mais bien réels. Des chuchotements à peines perceptibles s’élevaient depuis l’intérieur de la maison alors, tous ses sens en éveil, l’Envoleuse posa une main sur le bras de sa sœur de cœur, un index sur ses lèvres. De sa démarche de prédatrice, la jeune femme avançait prudemment, à pas lents, restant dans l’ombre de la nuit. Höona la suivait de près. Posant une main sur la poignée de la porte, Tian la fit tourner avec le plus de précautions possibles afin d’entrer sans un bruit. Seule la lumière de la lune éclairait la pièce, mais l’Envoleuse n’avait aucun mal à se repérer, même dans l’obscurité la plus profonde. Son instinct de chasseuse lui avait donné raison de se méfier : dans le salon, une dizaine d’hommes armés jusqu’aux dents attendaient, en embuscade. L’un d’eux tenait Thilio en joug et le sang de la jolie rouquine ne fit qu’un tour dans ses veines.

- « Qu’est-ce que je vous avais dit les gars ! Voilà la mère ! Derick, Lans, emmenez ces monstres ! On vous retrouve dès qu’on se sera occupés de la demoiselle ! » grogna l’un d’entre eux, d’un ton qui ne souffrait d’aucune réflexion.
- « Oh mes jolis, je vous le déconseille ! » rétorqua Tian, dans un avertissement menaçant.
- « Oh, et qu’est-ce que tu comptes faire ma belle ? Nous menacer avec une aiguille à tricoter ? »

Ah. Ah. Ah. Très drôle ! L’un d’entre eux tenta une approche, sans doute pour s’emparer d’Höona. L’Envoleuse ne les connaissait pas, ni ne les avait jamais croisé auparavant. Mais elle se doutait qu’ils étaient là parce que, d’une manière ou d’une autre, ils connaissaient la nature de métamorphe de Höona et de son fils. Un peu partout dans l’empire, les métamorphes étaient traqués, puis, bien souvent réduis en esclavages. Elle le savait et c’était pour cela qu’elle-même demeurait d’une extrême prudence avec cela : elle n’était que trop consciente de la folie des hommes, surtout envers ce qu’ils ne comprenaient pas ! Tian s’interposa, protégeant Höona de toute sa petite hauteur. L’homme ricana, ignora l’avertissement et se retrouva la nuque brisée, mort avant même d’avoir touché le sol.

- « Garce ! » s’exclama celui qui semblait être le chef de cette petite bande.

Tandis que l’herboriste reculait d’un pas, la frayeur se lisant sur son visage, tandis que Tian avançait d’un pas en adoptant une position de garde parfaite. Prête à en découdre !

*

*

Prête à en découdre, oui ! Pourtant, Tian ne bougea pas. Pas immédiatement. La jeune femme avait clairement senti une autre présence, furtive, discrète, redoutable. Son instinct de prédatrice, conjugué à celui du tigre niché au creux de son ventre, ne la trompait jamais. Confirmant ce qu’elle avait déjà senti, une silhouette se faufila entre les ombres et, avec une rare efficacité, ne désarma pas moins de quatre bandits, semant un vent de panique dans les rangs de ces hommes. Sur ses traits, la jolie rouquine ne laissait rien paraître – peut-être seulement une farouche détermination à donner une bonne leçon à ces importuns. Ce fut seulement au moment précis où Thilio fut libéré de la lame qui menaçait sa gorge, que l’Envoleuse s’autorisa un petit sourire en coin.

La silhouette – une jeune femme, apparemment – vint se placer juste à côté de l’Envoleuse et Tian en profita pour lui jeter un coup d’œil. Elle cligna les yeux de surprise lorsqu’elle remarqua une chevelure d’un bleu soutenu, qui se révélait dans la lumière d’un rayon de lune. Secouant la tête toute seule, il lui fallut moins d’un quart de seconde pour se reprendre et approuver les paroles de la guerrière aux cheveux bleus d’un signe du menton entendu. Tandis qu’elle se mettait en mouvement, elle poussa un grognement qui n’avait presque rien d’humain – d’ailleurs, curieusement, le son qu’elle émit était plus proche d’un feulement de colère.

Les deux femmes bougèrent et semblèrent s’accorder le plus naturellement du monde, comme si elles avaient combattu ensemble toute leur vie. Affairée auprès du garçon inconscient, Hoöna s’autorisa tout de même un coup d’œil à la scène qui se déroulait sous ses yeux – bon, après les évènements de cette soirée, son salon allait avoir besoin d’un sacré rafraichissement quand même. Il fallait bien admettre que ces deux-là étaient impressionnantes : elles créaient un vide autour d’elles, virevoltant tels deux feux follets insaisissables. L’herboriste ne pouvait s’empêcher de grincer des dents à chaque fois qu’elle entendait un os craquer – c’est-à-dire souvent ! Hoöna secoua la tête toute seule, et reporta son attention sur le garçon inconscient ; elle connaissait suffisamment Tian et Syndrell pour savoir qu’elles s’en sortiraient sans aucun problème.

Un bruit de respiration rauque et saccadée fit relever la tête de l’herboriste encore une fois : son regard d’un noir d’encre se posa sur son fils, Thilio, et elle devint livide. Oh non ! Abandonnant un instant le gamin inconscient – il lui avait suffit de quelques secondes pour comprendre qu’il avait seulement besoin d’une bonne grosse nuit de sommeil – elle s’agenouilla devant son fils, et lui prit le visage entre ses mains douces, lui murmurant des mots doux et rassurants. Mais rien n’y faisait ! Il était en proie à une crise de panique ; Thilio n’avait découvert sa nature de métamorphe que récemment et ne maîtrisait pas encore sa métamorphose, ni son homologue animal – un imposant ours brun. Jusque-là, à chaque fois qu’il s’était transformé, il était devenu incontrôlable. A chaque fois ! Par chance, la dernière fois – qui s’était déroulé quelques mois plus tôt – Tian avait été là et par la seule présence du tigre, menaçant, l’ours s’était calmé.

- « Tian !! » alerta Hoöna, ne voyant d’autre solution que l’intervention immédiate de l’Envoleuse.

L’intéressée, occupée à esquiver un coup qui aurait dû l’éventrer, jeta un bref coup d’œil en direction de l’herboriste. La jolie rouquine compris l’urgence de la situation en moins d’un quart de seconde et, fauchant son adversaire, lui asséna un coup à la carotide qui coupa le souffle de l’homme en même temps que sa nuque se brisait. Réfléchissant à toute vitesse, Tian poussa un juron coloré. Il restait quatre hommes encore debout, sans compter la guerrière aux cheveux bleus. L’Envoleuse n’aimait pas du tout l’idée de révéler sa nature à de parfaits inconnus. Pourtant, là, tout de suite, elle ne voyait aucune solution. Peut-être qu’à un autre moment, elle aurait pris le temps de faire se calmer Thilio, mais là il n’avait déjà presque plus rien d’humain et poussait des grognements de plus en plus rageux. Il fallait qu’elle intervienne ! Non, que le tigre intervienne ! Et merde !

Glissant sous la garde de l’un des derniers assaillants subsistants – la fille aux cheveux bleus saurait se débrouiller avec ces quatre-là, elle n’en doutait pas – Tian bondit. Fermant les yeux un instant, elle laissa son homologue tigre affleurer sa conscience. Lorsqu’elle retoucha le sol, sa silhouette fine et gracile avait laissé place à…


… un imposant tigre blanc femelle frôlant les deux cent cinquante kilos.

Le prédateur s’approcha de l’ours, qui menaçait de tout détruire autour de lui. Se ramassant sur lui-même, prêt à sauter pour esquiver le moindre coup ou attaquer si besoin était, l’animal feula. Une fois. Deux fois. Trois fois. Mais l’animal arboricole, déchaîné, ignora la menace du félin. Dressé sur ses pattes arrières, l’ours brun grondait de plus en plus fort, agitant ses grosses pattes avant. Le tigre retroussa ses babines, découvrant ses crocs impressionnants. L’ours voulu répliquer, pour faire reculer le félin autant que pour l’intimider. Mais ce dernier était tout de même l’un des prédateurs les plus redoutables et les plus efficaces de tout le royaume animal.

Sans prévenir, il bondit souplement sur l’ours, toutes griffes dehors : l’animal arboricole tomba à la renverse, détruisant la porte du petit cagibi, situé sous l’escalier. L’ours continuait de gesticuler comme un fou, sans réussir à se relever. Le tigre tint bon. D’impatience toutefois, il finit par planter ses crocs dans le gras de l’épaule de l’animal pour achever de le calmer. Cela fonctionna : l’ours poussa un hurlement déchirant mais, apeuré, cessa de bouger. Il fallut plusieurs longues minutes pour que, se léchant encore les babines, le tigre daigne relâcher sa pression et reculer. Il s’assit, à quelques pas de l’ours, et l’observa fixement. Jusqu’à ce que l’ours redevienne un homme, nu comme un vers et haletant comme s’il venait de courir un marathon.

Alors seulement, la silhouette du tigre, se brouilla à son tour.


Tout était calme, désormais. Hoöna était occupé à soigner l’épaule de son fils, qui jurant comme un charretier, se maudissait lui-même de ne savoir contrôler son homologue animal. L’autre fille, celle aux cheveux bleus, était au chevet du garçon inconscient, que l’herboriste avait installé dans l’une des trois chambres de l’étage. Quant à Tian, elle était perdue dans ses pensées. L’eau du thé commençait à bouillir, alors, machinalement, elle coupa le feu sous la casserole et versa le liquide chaud dans quatre tasses. La rouquine y plongea les petits sachets préparés par sa sœur de cœur, pour les laisser infuser. Une douce odeur lui chatouilla les narines.

Sans un mot, Tian apporta une tasse à Hoöna et Thilio, qui les acceptèrent avec un sourire reconnaissant. Thilio pestait encore, ce qui tira un ricanement amusé à l’Envoleuse. Puis, secouant la tête, elle gravit les escaliers de son pas souple et délié. Féline. Arrivé devant la chambre du jeune endormi, elle toqua deux petits coups secs avant d’entrer. Son regard d’argent, moucheté de vert d’un côté et de bleu de l’autre, croisa celui, profondément doré, de la femme aux cheveux bleus. Ce simple contact renforça le sentiment de vulnérabilité de Tian ; elle qui ne prenait pourtant jamais de décision à la légère, ce soir elle avait pris un risque énorme. Pour sa famille de cœur. Pour elle-même. Pour Bastian – elle sentit son cœur s’accélérer légèrement en pensant au Mentaï. Elle s’en voulait. Elle ne connaissait pas cette fille : pour le même prix, elle pouvait très bien être hostile aux métamorphes et demain elle se retrouverait traquée. Elle, mais aussi Hoöna et Thilio.

- « Tiens, ça va te réchauffer » offrit toutefois Tian à la jeune femme, sans aucune animosité, en tendant la tasse fumante à la fille.

Rejetant sa longue queue de cheval dans son dos, la jolie rouquine s’assit sur le rebord de la fenêtre qui faisait face au lit du garçon. Il était jeune. Et la fille semblait beaucoup tenir à lui : était-ce son frère ? Son fils ? Ou alors son apprenti peut-être ? Cela importait peu à l’Envoleuse finalement. Buvant une gorgée de thé au rougeoyeur, Tian soupira imperceptiblement.

- « Merci du coup de main, pour tout à l’heure » souffla la jeune femme, engageant la conversation, avec l’espoir de savoir quelles étaient les intentions de la fille aux cheveux bleus.

*

Tian observait la fille aux cheveux bleus – étrange couleur qu'elle ne pouvait toutefois s'empêcher d'admirer discrètement, du coin de l’œil. Elle cherchait dans le moindre de ses gestes, dans son attitude, n'importe quel indice qui lui permettrait d'apporter un semblant de réponse à ses questions. Sa méfiance était tout à fait normale : après tout, son instinct avait souvent contribué à la garder en vie. A la sortir d'un mauvais pas. La jolie rouquine hocha doucement la tête, lorsque la voix de la fille s'éleva dans la pièce. Dénuée de toute hostilité. Cela atténua quelque peu l'inquiétude de l'Envoleuse.

Cette fille-là, Tian le sentait, était loin d'être ordinaire. Sa douceur contrastait avec cette férocité redoutable dont elle avait fait preuve, un peu plus tôt dans la soirée. Réfléchissant, en même temps qu'elle buvait les paroles de cette drôle de fille, la jeune femme but une longue gorgée de thé. Son regard d'argent si particulier se perdait dans le lointain, à travers les vitres dont les bords commençaient à geler. Elle devait bien l'admettre : Hoöna et Thilio n'étaient plus en sécurité ici. Ce n'était pas forcément cette évidence qui l'inquiétait, de prime abord ; en vérité, Tian craignait bien plus l’opiniâtreté et la ténacité de l'herboriste, qui refuserait sans aucun doute de quitter sa maison, son magasin, et sa vie. L'Envoleuse soupira doucement. Pour planter son regard dans celui de la fille au cheveux bleus.

Syndrell, apparemment.
Elle avait l'air sincère, et pour l'instant, la jolie rouquine était bien consciente qu'elle devrait s'y fier.
L’Envoleuse soupira imperceptiblement.

“ Je savais bien que ça finirait par arriver un jour ou l’autre, surtout que l’ours de Thilio s’est un peu fait remarquer ces dernières semaines ” confirma Tian, en hochant doucement la tête.

La jeune femme marqua une courte pause, prenant ainsi le temps de considérer les dernières paroles de Syndrell. Son regard d’argent, si particulier, se posa sur le garçon, qui dormait paisiblement. Il semblait fort jeune : Tian ne lui donnait pas plus de seize ou dix-sept ans. Plongée dans ses pensées, la belle rouquine songea qu’elle était alors à peine plus âgée que ce gamin, lorsqu’elle avait découvert l’existence de son homologue animal. Pour quelqu’un qui sortait à peine de l’adolescence, ce genre de nouvelle faisait toujours l’effet d’un choc. Pour elle, cette découverte avait été suivie de longues semaines de doutes.

Etait-elle un monstre ?
Méritait-elle vraiment de vivre ?

Ces questions avaient longtemps raisonné dans son esprit. Heureusement, Hoöna l’avait aidée à traverser cette sombre période. L’herboriste était elle-même était passée par étape, de nombreuses années auparavant.

Fronçant légèrement son petit nez bardé de tâches de rousseur, Tian secoua toute seule la tête. Et releva le menton. Un sourire creusait sa joue. Une lueur malicieuse brillait dans le fond de ses yeux.

“ Je n’aime pas trop cette idée, mais j’imagine que je n’ai pas d’autre choix que de te faire confiance ” décréta l’Envoleuse en haussant légèrement les épaules.

A travers ces mots, la jeune femme montrait qu’elle acceptait la main tendue de Syndrell. Savourant une longue gorgée de thé, Tian désigna Lyke d’un signe du menton.

“ C’est ton apprenti ? ” demanda-t-elle, même si son intuition lui avait déjà soufflé la réponse “ Ne t’inquiète pas, vous pouvez rester autant de temps qu’il vous en faudra ” ajouta l’Envoleuse, avec un clin d’oeil rassurant.

Tian sourit distraitement lorsque Syndrell la remercia pour son hospitalité – enfin, c’était plutôt celle d’Hoöna en l’occurrence. L’Envoleuse était de nature observatrice, aussi avait-elle deviné la nature de la femme aux cheveux bleus. Sa manière de se déplacer avec une tranquille sérénité, son style de combat efficace et sans fioritures, mais surtout cette aura qu’elle dégageait : elle semblait respirer l’harmonie par tous les pores de sa peau. Pourtant, la belle rouquine était sincère ; en vérité, les rivalités entre les Envoleurs et les Marchombres ne lui importaient que peu, ce qui lui attirait parfois les foudres de ses supérieurs. Certes, ces deux guildes possédaient une vision de la vie complètement différentes, mais leurs membres restaient finalement unis par un même amour de la liberté et un profond sens de la justice.

Toujours assise sur le rebord de la fenêtre, ses deux jambes repliées contre sa poitrine, la jeune femme coula un bref regard vers l’horizon. Elle était sur ses gardes, guettait la moindre présence suspecte. Syndrell tenta de la rassurer et Tian ne put que hocher la tête. C’était la première fois qu’un groupe de brigands – sans doute étaient-ils bien plus que cela, en réalité – s’en prenaient à sa famille de cœur exactement pour ce qu’ils étaient. Hoöna et Thilio étaient eux aussi des métamorphe ; c’était même Hoöna qui lui avait appris à accepter et à vivre avec son propre homologue animal. L’un et l’autre connaissaient les risques qui pesaient sur leurs épaules, mais ils n’avaient pas sa force à elle. Ni sa capacité à disparaître, se fondre dans les ombres.

- « Je ne me fais pas tellement de soucis pour moi » décréta Tian, formulant à voix haute, ce à quoi elle songeait quelques secondes plus tôt « En fait, ce qui m’inquiète plutôt c’est l’opiniâtreté d’Hoöna : il sera difficile de la convaincre de quitter sa maison et son herboristerie » avoua la jeune femme, sans cacher son inquiétude.

La belle guerrière parlait avec sincérité. Le tigre était tranquille au creux de son ventre, aussi se sentait-elle plus en confiance. C’était devenu presque instinctif, cette façon de s’accorder avec son homologue animal. Le tigre percevait bien plus finement les intentions, les postures, le langage corporel, tandis qu’elle apportait son côté plus mesuré, plus réfléchi. Le tigre et la femme avaient mis des années avant de s’apprivoiser vraiment, de se comprendre, et puis, de fonctionner ensemble. De vivre en harmonie.

Le regard magnétique de Tian se posa quelques secondes sur le gamin qui dormait profondément. Un petit sourire compatissant se dessina sur ses lèvres : Lyke découvrait à peine ce don extraordinaire. Son corps subissait en ce moment même d’intense changements. Au début, quand elle avait découvert l’existence de son homologue tigre, elle avait vécu une période d’intense fatigue qui avait duré plusieurs semaines. Hoöna lui avait expliqué que chez certains individus, plus fragiles, plus jeunes ou plus vieux, cela pouvait s’étendre sur un an. L’Envoleuse savoura une longue gorgée de thé, avant de reprendre la parole.

- « Ne t’inquiète pas, c’est tout-à-fait normal » dit la belle rouquine, d’un ton qui se voulait rassurant « C’est bon signe, au contraire, c’est simplement que son corps s’adapte bien aux changements qu’il est en train de subir » expliqua-t-elle, le plus simplement du monde « Lyke a l’air d’être un garçon solide, c’est l’histoire de quelques semaines » acheva-t-elle en songeant à sa propre expérience.

A l’époque, elle avait eu l’impression que cette période d’épuisement extrême avait duré une éternité : mais il fallait bien avouer qu’elle venait alors tout juste de donner naissance seule, à la merci des éléments, à tout juste dix-huit ans. Le choc pour son corps avait été rude. Pour son esprit aussi. Un brin distraite, enfoncée loin dans ses souvenirs, Tian porta machinalement la main sur son ventre.

Avant de secouer toute seule la tête. Pour plonger son regard dans celui de la Marchombre.

- « Il me semble qu’Hoöna a deux ou trois petites décoctions revigorantes et énergisantes dans sa réserve. Si tu veux, on peut aller y jeter un coup d’œil toutes les deux ? » proposa Tian tout à fait spontanément.

Un bras glissé sous sa tête, Tian ne parvenait pas à fermer l’œil. Trop de préoccupations parasitaient son esprit pour qu’elle parvienne à se rendormir vraiment. Il fallait bien avouer que cela l’agaçait prodigieusement car s’il y avait bien une chose qu’elle détestait par-dessus tout, c’était ressasser ses idées noires. La jeune femme s’inquiétait pour Hoöna et Thilio, à vrai dire, et elle ne pouvait s’empêcher de réfléchir quant à la suite de ses évènements. Ils avaient été attaqués en raison de leur nature même de métamorphe, il paraissait donc évident qu’ils allaient devoir s’éloigner d’ici quelques temps. Cependant, l’herboriste ne semblait pas de cet avis et avait nulle intention de quitter sa maison et sa boutique : elle ne considérait guère plus ces types que comme de vulgaires brigands, et c’était bien ce qui rendait Tian si soucieuse.

Soupirant imperceptiblement, l’Envoleuse se coula doucement en dehors de ses draps – comme elle avait prêté sa chambre à Lyke et Syndrell de bonne grâce, elle avait tout naturellement investi le canapé. Il fallait qu’elle se change les idées absolument. Faisant jouer légèrement ses articulations, la jolie rouquine traversa le salon de son pas aérien, se glissa telle une ombre hors de la maisonnée endormie et s’engagea sur le sentier de montagne en petites foulées régulières. La nuit tirait sur sa fin : à l’horizon, le ciel laissait entrevoir les premières lueurs du jour. Si elle se dépêchait elle aurait peut-être l’occasion d’admirer le lever du soleil depuis le toit de la maison – c’était d’ailleurs une vision dont elle ne se lassait jamais. Energisée par cette seule idée, Tian entreprit d’accélérer le rythme.

Il ne fallut à l’Envoleuse guère plus de vingt minutes pour faire le tour du village et revenir chez Hoöna. La jeune femme s’arrêta quelques secondes devant le portillon, admirant une fois de plus la façon dont la maison de l’herboriste se dressait à flan de falaise, défiant toutes les lois de la gravité. Il lui était difficile de rester insensible à ce spectacle, alors même qu’elle connaissait cet endroit comme sa propre poche. Levant légèrement la tête Tian, se sentait mieux maintenant qu’elle s’était un peu défoulée. Crochetant une première prise, elle se hissa sans difficulté sur le toit d’ardoise de cette maison qui était aussi un peu la sienne, au fond. Elle en connaissait par cœur chaque interstice, chaque anfractuosité.

Le regard si particulier de l’Envoleuse se posa sur Syndrell, se perdit un instant dans les reflets bleus de sa longue chevelure. Secouant toute seule la tête, Tian entreprit de s’asseoir juste à côté de la Marchombre. Loin de partager la même mentalité que bon nombre de ses collègues, la jolie rouquine éprouvait une certaine sympathie à l’égard de cette fille. A vrai dire, elle lui accorderait même sa confiance plus facilement qu’à quelques-uns de ses pairs. Repliant ses genoux contre sa poitrine, la jeune femme laissa s’écouler de longues minutes de silence. Avant de prendre une petite inspiration, sans cesser de regarder l’horizon.

- « Sacrée vue n’est-ce pas ? » dit-elle, sans forcément attendre de réponse.

Tournant légèrement la tête, Tian planta son regard d’argent dans celui, profondément doré, de la fille aux cheveux bleus.

- « Dis-moi » commença-t-elle, cherchant encore un peu ses mots « Comment as-tu connu l’existence des métamorphes ? »

La question n’avait rien de piégeuse, ou quoi que ce soit d’autre. L’Envoleuse était réellement curieuse de connaître la réponse de Syndrell. Après tout, ils étaient rares les Alaviriens qui ne considéraient pas ceux de son espèce comme des monstres.

Léger soupir.

- "Si seulement c'était possible... Je me cache de mes propres collègues et ce n'est pas près de changer, malheureusement"

Air songeur.

- "C'est curieux ; malgré des voies radicalement opposées, on se bat finalement pour la même chose. Un monde libre et plus juste"

Sourire, doublé d'un clin d'oeil malicieux.

- "Je me rappellerai longtemps de cette conversation entre filles, sur le toit d'une maison perchée au coeur des Dentelles Vives, Syndrell"

*

*

Sourire franc et sincère. Lumineux.
Eclat de malice mêlée à un profond sentiment de respect.

Lorsque Syndrell proposa un petit duel, Tian ne put qu’accepter. Rien que pour le plaisir de sentir l’adrénaline pulser dans ses veines. La jolie rouquine était toujours prompte à accepter la moindre joute amicale : elle considérait souvent cela comme un bon moyen de s’entraîner sans que cela ne soit aussi sérieux que sa routine matinale ou ses séances dans les arènes du Domaine. Se redressant sur pieds avec aisance, l’Envoleuse suivi la jeune femme aux cheveux bleus d’un pas léger et aérien. Son petit sourire flottait encore sur ses lèvres.


Les deux femmes s’affrontaient à forces égales. L’une comme l’autre redoublait d’ingéniosité pour parer chaque coup et feinter plus audacieusement encore que son adversaire. Si la petite guerrière était incroyablement concentrée sur l’instant présent, elle n’en ressentait pas moins une intense satisfaction. Aux yeux des deux spectateurs, il s’agissait plus d’une danse. D’un art, même. Un art pratiqué à son plus niveau de talent. C’était littéralement un spectacle subjuguant !

Tian évita de justesse un coup qui aurait pu littéralement lui couper le souffle. Fermant les yeux un quart de seconde à peine, la jeune femme calqua ses sens sur celui du tigre. Le félin avait cette formidable capacité à affiner son ouïe, parfaire son odorat, aiguiser ses réflexes mais aussi et surtout renforcer son instinct. Il ne lui fallut qu’un battement de paupière pour s’effacer sur le côté pour éviter un nouveau coup. Puis, dans son élan l’Envoleuse exécuta un coup de pied sauté improbable – une de ses spécialités, qui créait toujours l’effet de surprise. Cela ne manqua d’ailleurs pas : la Marchombre, hésita une demi-seconde, amplement suffisant pour Tian pour lui envoyer son coude dans le plexus solaire.

La jolie rouquine arrêta son geste au dernier moment, mais se fit tout de même le petit plaisir de tenir en joug son adversaire d’un instant. Les deux femmes se dévisagèrent quelques longues secondes, avant de se serrer la main, scellant ainsi leur amitié des plus insolites.


Le regard brillant, la peau perlée de sueur, la jolie rouquine s’approcha d’un pas tranquille de sa nouvelle amie et de son apprenti. Elle réfléchissait à la question de Syndrell : elle devait bien avouer qu’elle ne s’était jamais posé la question de comment elle parvenait à exécuter certains enchaînements improbables dans le vif d’un combat. Après tout, au fil des années et des entraînements intensifs qu’elle s’était imposée, ses gestes et ses réflexes étaient devenus presque naturels.

Rejetant une mèche de cheveux derrière son oreille, l’Envoleuse se lança dans des explications en même temps qu’elle exécutait une démonstration. Se glissant dans un rôle de maître avec une aisance surprenante, Tian réalisa soudain qu’elle n’avait encore jamais eu l’occasion de former un groupe d’apprentis, puisque les dernières recrues avaient été confiées à une certaine Irae Courtesy. Soupirant imperceptiblement, la jeune femme secoua la tête toute seule et, avec la patience d’un orfèvre, la jolie rouquine corrigea la position de la Marchombre afin qu’elle puisse exécuter au mieux cette audacieuse pirouette qui suscitait son intérêt.

- « Je dois bien avouer que tu as un style qui ne s’oublie pas non plus, Syndrell » admit la jolie rouquine en hochant doucement la tête. « Il y avait longtemps que je n’avais pas rencontré une combattante de ta trempe » ajouta-t-elle, avec un clin d’œil argenté.

Une légère brise fit voleter quelques mèches de feu. Un rayon de soleil, plus espiègle, se perdit dans la chevelure de l’Envoleuse, faisant ressortir quelques reflets mordorés étonnants. Son regard d’argent se posa sur le garçon endormi contre le mur de la maison, la tête entre ses bras.

- « C’est comment ? » demanda-t-elle, de but en blanc « D’avoir des apprentis ? » précisa-t-elle en désignant Lyke, d’un petit signe du menton.