Groupe Kihux - cours n°2

Suivant Syndrell le long des rues, entre les étals du marché, dans les échoppes, l'apprenti marchombre l'écoutait échanger avec les marchands et lui enseigner toujours plus de choses, découvrait des lieux encore inconnus de la capitale, et s'attardait quelques fois en voyant quelque chose d’intrigant ou de particulièrement intéressant, obligeant Syndrell à l'appeler et lui tirant la langue lorsqu'elle le lui reprochait d'un ton faussement énervé. Il l'écouta attentivement l'instruire sur les différents poisons, inquiet à l'idée qu'on puisse tenter de lui en faire absorber un jour mais dégouté à celle d'en utiliser lui-même. Le conteur lui rappela Helwö et les veillées au coin du feu dans son hameau, lui tirant une pointe de nostalgie ; il eut la sensation de redevenir enfant, durant le temps du conte, et eut de la peine à retrouver la réalité ensuite...

Elle lui apparut assez abrupte lorsque la marchombre aux cheveux bleus, attablée en face de lui dans une auberge qu'elle semblait bien connaître – et dont le nom semblait avoir été fait pour elle – fit revenir à la surface de sa mémoire l'existence de Kaünis et le souvenir des récents évènements, dans la ferme des plateaux d'Astariul puis à la Citadelle. Il fit mine d'esquisser une grimace, mais constata que le cœur lui battait soudain un peu plus vite, et baissa les yeux sur sa part entamée de tarte aux pommes et à la cannelle.

Qu'y avait-il entre Kaünis et lui ? A vrai dire, il n'en savait rien lui-même. Il n'avait pas envie de se poser la question. Celle-ci était cependant justifiée de la part de son amie qui avait vécu en leur compagnie et en celle d’Éole la confrontation avec le Mentaï et les envoleurs. Envoleurs... Kaünis était une envoleuse, elle aussi. Il ne s'expliquait toujours pas pourquoi elle n'avait pas hésité à s'opposer aux siens et même à assassiner froidement l'un deux, prenant le parti des trois marchombres. Il doutait encore que la relation qu'elle partageait avec lui soit une raison valable aux yeux de la jeune femme, vu la façon dont elle s'était encore retirée de la Citadelle. Enfuie, avait-il envie de penser.

Le problème n'était pas l'indiscrétion de la question ou le refus de Darwen d'y répondre, mais la réponse elle-même. Le jeune homme balaya du regard la salle où ils se trouvaient, la petite scène avec les quelques musiciens jouant joyeusement, les clients attablés qui parlaient fort et échangeaient parfois de grands éclats de rire, les guirlandes aux différents tons bleutés et mauves qui parcouraient le bar et les murs, avant de le reporter sur Syndrell.

- J'avoue que je ne m'attendais pas à une telle question... mais j'aimerais y répondre par une autre. Q'y a-t-il entre elle et moi selon toi ? Qu'est-ce que tu as vu, toi ? Peut-être que ça m'aiderait à te répondre ensuite... et à mieux comprendre.

Il soupira.

- Ou pas.

Esquissant un sourire sibyllin, 'Wen passa une main dans ses cheveux sombres puis posa ses coudes sur la table et son menton sur ses mains en dévisageant son Maître, dans l'attente de la réponse – qui, il l'espérait, ne serait pas une autre question.

Un espèce de brouillard avait voilé les yeux de Syndrell, lorsqu'elle avait évoqué ces “hommes”. Elle n'avait pas aimé un mercenaire du Chaos, mais plusieurs... Darwen se demanda comment cela était possible, qu'une marchombre puisse partager des sentiments amoureux avec des envoleurs. Il y avait sans doute eu un ou des moments où il avait vraiment aimé Kaünis oui... mais au fond, il savait bien que ce n'était pas son cas à elle. Il l'avait su depuis le début. Mais il se demandait si cette fille si spéciale pouvait aimer quelqu'un, quelqu'un d'autre qu'elle-même... Peut-être, oui.

Kaünis, elle aussi, avait une façon de penser différente, propre à elle-même. Mais 'Wen doutait que la marchombre aux cheveux bleus parle de cette façon-là. Peut-être que les hommes dont elle parlait n'avaient pas un état d'esprit qui tranchait réellement entre Chaos et Harmonie, qu'ils avaient quelque chose chez eux de proche des marchombres, et que c'était ce qui avait permis à Syndrell de les aimer et d'être aimée par eux en retour. Toutefois il n'y avait pas que de la nostalgie dans ce regard brouillé, il y avait aussi un peu de tristesse, sans doute, peut-être même de la douleur.

Mais Darwen ne posa pas de questions.

Il répondit seulement à l'avertissement de son Maître par un regard. Se méfier des mercenaires, les éviter... Syndrell lui avait dit souvent, à lui et aux anciennes apprenties. Il avait pourtant côtoyé deux envoleurs, dont un Maître, et était toujours en vie – c'était ce Maître d'ailleurs, Gil, le mentor de Kaünis, qui avait une marchombre pour compagne – Darwen ne pouvait que se souvenir de cette femme si belle, si attirante, Libertée, et de son propre malaise quand il avait fallu l'aider à accoucher... Les deux parents étaient-ils toujours ensemble ? Réussissaient-ils à élever leur fille malgré leurs voies opposées ? Il espérait que l'enfant n'allait pas en souffrir.

L'enfant... Lui aussi avait failli avoir des enfants.

Comme à chaque fois qu'il y pensait, il sentit son cœur cogner fort dans sa poitrine et ses mains, sous la table, trembler de manière imperceptible. La voix et les mots de Syndrell vinrent calmer son trouble, le ramenant au présent joyeux de l'auberge... et à l'épreuve proche qui l'attendait.

Ahn-Ju.
Prochaine étape sur la Voie.

Et puis...

Sud d'Ombreuse. Sentier d'Al-Far.
Nouveau cours, nouvelle étape.

- A bientôt Darwen !

Et elle s'envola. Souffle bleu dans l'air chaud du soir.

- A bientôt, Syndrell, murmura-t-il en souriant.

Nouvelle étape, car la voie des marchombres était infinie...