It's a fool's game, nothing but a fools game... (Gil)

Gil était incapable de se souvenir qui avait pu lui sortir cette connerie. C’était une connerie pas si ridicule, quand on y pensait sérieusement… il n’avait jamais été plus sérieux qu’en cet instant. Assis devant Tsukia, les verres alignés sur la table, il la regardait, impassible, alors qu’à l’intérieur pourtant, ça bouillait. Volcan de fureur pure. La bête se gaussait ! Et lui, il priait.
Ce n’était pas le moment de se planter de verre.
Ce n’était pas le moment de mourir.






- Non !!

Par chance, Gil avait deviné les intentions de Tsukia juste avant qu’elle ne passe à l’acte, mais quand il la vit tomber, son cœur tomba avec elle. Vlan. Saut dans le vide. Il rattrapa la première à bout de bras mais laissa tomber le second – après tout, un cœur, c’était tellement encombrant… la preuve, tiens, elle n’était plus capable de supporter le poids du sien ! Agacée qu’il l’ait rattrapée à temps, elle s’agita et le traita de tous les noms. Mais c’est qu’elle commence à me les briser ! Serrant les dents, Gil commença à remonter son précieux et insupportable fardeau. Il l’avait choppée par réflexe, avec le bras droit, et le sang qui poissait de sa main rendait sa prise glissante. Très glissante. Il vit dans son regard que ça l’arrangeait bien et il faillit ouvrir les doigts pour la balancer dans le vide. Rien que pour lui apprendre à envisager un truc aussi con. Lâche pas, fillette. Pas maintenant ! Elle essaya de le griffer, il tint bon. Tout le haut de son corps était dans le vide, il fallut qu’il puise dans la force de ses jambes, de son dos et de ses deux bras pour la hisser progressivement jusqu’à lui. Avant qu’elle puisse se débattre et lui échapper à nouveau, il l’attrapa d’une main par les cheveux et, de l’autre, trouva un point précis sur sa nuque. Une pression forte, et elle s’affaissa dans ses bras.

Alors il la serra, aussi fort que sa colère le lui permettait.

- Idiote, souffla-t-il.

Qu’aurait-il fait si elle s’était écrasée en contrebas ? Avait-elle seulement pensé à ça ? Non. La douleur rend égoïste. Il était bien placé pour le savoir… Il soupira. Tu veux jouer à ça ? Tu veux vraiment jouer à ce petit jeu, Tsukia ? Très bien.

Il allait jouer aussi, alors.
Plus on est de fous…






Une fesse posée sur le coin de la table, le regard fixé sur elle, posée sur une chaise et encore dans les vapes, Gil regardait Tsukia tout en pansant son bras blessé. C’était de la charpie et il avait déjà les yeux brillants de fièvre, mais baste ! Y’avait encore plus drôle, il ne pouvait pas se concentrer sur trop de choses en même temps. Son pansement de fortune terminé, il s’approcha de la chaise, tendit son bras gauche en arrière… et gifla l’apprentie de Lib.

Sans.
Aucun.
Scrupule.

- Debout, dit-il d’un ton incisif. On a du boulot, toi et moi.

Pas le même genre de boulot que la mission du vieux. Ce boulot-là était encore plus sale.
Et bien plus dangereux.

Il fallait dire, aussi, qu’après quelques heures passées en sa compagnie il finissait pas la connaître un petit peu. Et quand il faisait le calcul, ça donnait ceci :


Mais, pour plus de sensations, pourquoi ne pas rajouter une composante à l’équation ?


C’était le moment de vérifier qu’il était doué en maths. Gil désigna la table, devant Tsukia. Quinze verres y étaient alignés. Tous remplis à ras bord d’un alcool très, très fort. Suffisamment fort pour masquer le goût du poison qu’il avait glissé dans l’un d’eux… le rendre indétectable.

Je suis complètement dingue.
Mais, hé, c’était elle qui avait commencé…

- Envie d’abandonner ? lança-t-il à brûle-pourpoint. De claquer la porte ? T’as raison, ça c’est à la portée d’une fillette. Mais c’est trop simple alors tu vois, je vais compliquer un peu les règles du jeu.

Il s’assit de l’autre côté de la table. La rangée de verres les séparait.

Mur infranchissable.

Cocktail fatal !

- Moi aussi, je participe. Moi aussi, je peux tomber dans le vide… On boit chacun notre tour, celui qui boit le poison pourra tirer sa révérence dans la saveur de la boisson. Si c’est toi, tu seras tranquille et moi aussi. Si c’est moi, le résultat sera le même… mais pour ça, faut d’abord que tu m’affrontes. Ou bien que tu aies enfin les couilles de vivre.

Vouloir se tuer, c’était une chose.
Entraîner une tierce personne dans son sillage, en revanche, c’était une autre histoire. Ça demandait une réflexion que Tsukia était capable d’avoir si elle faisait un petit effort. C’était un pari très, très risqué qu’il relevait là ! Il savait qu’elle en était capable, pour l’instant il était le seul à posséder cette certitude. Il fallait simplement que Tsukia ouvre les yeux et réalise… Parfois, il fallait se réveiller brutalement. C’était la seule solution. Radicale, mais efficace… En l’occurrence, elle risquait d’être plus radicale qu’efficace. Gil attrapa un verre. Il ne bluffait pas et il entendait bien le lui prouver ! Pour une fois, ce n’était pas lui qui manquait de courage. Pour une fois, ce n’était pas lui, le lâche. Pour une fois, il avait envie de réussir ce qu’il était en train d’essayer de construire. Pour une fois, il avait la trouille d’échouer…


Gil porta le verre à ses lèvres et le vida d’un trait.

Game on.

Il ne savait pas dans quel verre se trouvait le poison.
Il avait joué comme elle, du début à la fin, et lorsqu’elle s’enfila les deux derniers coups, il resta un petit moment immobile, comme s’il ne réalisait pas encore que tous les verres – et donc le poison – avait été bus. Puis il plongea la main dans sa poche et en retira un petit flacon vide qu’il posa sur la table, devant elle.

- On l’appelle Rayon de Lune. C’est un poison facilement repérable à cause de son amertume, mais dans un alcool à base de pêche ou d’abricot, on ne le sent pas du tout.

Gil fit tinter son ongle contre la fiole.

- Les symptômes varient en fonction de la corpulence et de l’âge de la victime, mais en règle générale, ça commence par une forte migraine. Viennent ensuite les maux de ventre, puis les vomissements, les crampes. C’est pas une partie de plaisir.

Il frémit en se rappelant les effets de la Silencieuse. Ce poison-là l’avait tué à petit feu et il s’en était sorti d’extrême justesse, mais il en gardait un souvenir peu agréable. Pourtant, il n’avait pas hésité à descendre ses verres.

- Est-ce que tu sais pourquoi on l’appelle Rayon de Lune ? C’est à cause de sa particularité. Vois-tu, ce poison rend vulnérable la victime au bout de quelques heures seulement. Vingt-quatre heures, à peu près. Ce qui veut dire que…

Il plongea la main dans sa poche et en tira une deuxième fiole, plus mince et pleine d’un liquide blanc laiteux.

- … l’antidote est à prendre dans les vingt-quatre heures qui suivent la prise du poison. Mais ce n’est pas le plus beau ! Le Rayon de Lune est un poison très puissant. Il faut que l’antidote soit pris toutes les vingt-quatre heures pour qu’il ne tue pas son hôte. Rater une seule fois l’antidote, c’est signer son arrêt de mort.

Le Rayon de Lune était sans doute moins un poison que son antidote. Enfin, l’ironie du sort résidait dans le fait que l’antidote créait une dépendance ; pour vivre, il fallait le boire tous les jours. Gil regarda Tsukia. Il ne la voyait pas très bien, à cause de la boisson, de la fatigue et de la fièvre. A moins que le poison soit de la partie. Auquel cas, il avait intérêt à prendre l’antidote. Et si c’était Tsukia qui l’avait avalé ? Il soupira, puis rangea les deux fioles dans son pantalon. Maintenant, il fallait attendre. Guetter les premiers symptômes.

- Je peux te poser une question ? Pourquoi avoir bu les deux derniers verres ?

Elle ne voulait peut-être pas lui répondre, mais tant pis. Il voulait savoir.

Après tout, l’un d’eux allait mourir s’il ne prenait pas l’antidote quotidiennement à partir de maintenant...

- Aah, c'était ça... J'ai eu l'espoir que c'était pour me protéger mais visiblement, je ne suis bon qu'à mâchouiller. Bon, alors je suppose qu'on n'a pas besoin de ça, alors...

(Fait tomber l'antidote par terre. Et l'écrase d'un coup de talon.)

Alors ? Comment tu te sens ?

Attendre la mort, quel jeu passionnant… Gil avait mal à la tête, l’alcool cognait sec, mais il aurait déjà eu besoin d’une nouvelle tournée : son bras se réveillait. La douleur avec. Manquerait plus qu’il ait bu le mauvais verre, et il pourrait affirmer haut et clair que ce n’était pas sa journée ! Toutefois, au bout d’un long, long, très long moment, Tsukia eut un haut-le-cœur. Elle se mit à vomir dans le seau qu’il avait posé entre eux. Yerk…

- On dirait… On dirait que tu peux continuer d’aimer ta femme… ta femme et ta fille, enfoi…

Gil ferma les yeux.
Il avait eu la main plus heureuse qu’elle, alors… C’était parti pour quelques heures infernales. Elle allait en baver. Il rouvrit les yeux et la regarda rendre tout ce qu’elle avait mangé – et surtout bu. C’était ignoble. Gil croisa les bras sur la poitrine.

- Tu as réellement été empoisonnée au Rayon de Lune, expliqua-t-il quand il vit qu’elle avait compris le subterfuge. Mais tout ce que fera ce produit, c’est te rendre malade toute la nuit. L’antidote repousse bel et bien ces effets néfastes, si on le prend tous les jours.

Et vas-y que je vomis, et encore une fois, et…

- Maintenant que j’ai toute ton attention, tu vas m’écouter attentivement, pet foireux ! J’ai pas l’intention de te consoler. Tout ce que je peux faire, à la rigueur, c’est te conseiller d’aller la retrouver, cette personne qui t’a mise dans cet état. Tu y es attachée, ça se voit comme le pif au milieu du visage. Trouve-la, bon sang, et embrasse-la. Ou casse-lui le nez, comme tu veux. C’est toi qui voit et franchement, ça m’importe peu.

Il attendit qu’elle ait repris son souffle pour reprendre d’un ton grave.

Plus sérieux que jamais.

- Je peux pas t’apprendre à aimer, je sais même pas le faire correctement moi-même ! Mais je peux t’apprendre à vivre. Et vivre, c’est souffrir. Tu vas le sentir passer toute la nuit.

Il se leva, ignora son regard noir, et s’approcha d’elle.

- Vivre, c’est se battre. Vivre c’est se donner à fond, toujours, tout le temps ! C’est être marchombre du bout des ongles à la pointe des cheveux ! Tu es l’élève de Libertée. Elle ne forme pas les fillettes.

Il s’approcha encore et, sans crier gare, lui asséna une tape derrière le crâne.

- Vivre, c’est jouer avec la mort jusqu’à finir par perdre au change. C’était rudement gonflé de siffler ces verres mais tu l’as fait. Tu savais ce que tu risquais. T’as des couilles, Tsukia, plus que bien des hommes dans ce foutu empire. Alors arrête un peu de leur foutre des gnons et vis ! Vis vraiment ! Vis pour retourner enquiquiner Lib ! Vis pour venir m’empoisonner un jour !

Hé là, mon vieux, du calme… Lui donne pas d’idées trop géniales, tu veux ?

Gil soupira et, tandis qu’elle vomissait encore, incapable de parler, il s’accroupit près d’elle. D’une main douce, il lui passa la main dans les cheveux et les ramena vers l’arrière pour dégager son visage afin que les longues mèches noires ne tombent pas dans le seau.

- Vivre, c’est savoir se reposer parfois sur les épaules d’un ami, dit-il enfin. Généralement c’est plus simple que de se jeter dans le vide ou bien faire un concours de boissons empoisonnées…

Il secoua la tête, vaguement amusé.
Enfer. Quelle nuit…

Et c’était pas fini.






Tsukia fut malade jusqu’à l’aube.
Et jusqu’à l’aube, Gil la soutint par les épaules. Il protégea ses cheveux. Il lui massa le dos. Il vida le seau. Il lui fit boire un petit peu d’eau. Et il la réconforta de ses murmures calmes et rassurants. Aux premières lueurs du jour, les vomissements cessèrent et les spasmes s'estompèrent, laissant une Tsukia épuisée et affaiblie. Gil la porta jusqu’à la salle d’eau, où il entreprit de lui faire une toilette rapide ; au diable la pudeur et tant pis si Lib décidait de faire irruption à cet instant précis. Il lui lava les cheveux et les lui peigna avant de l’envelopper dans une serviette pour aller la fourrer dans son propre lit. Elle dormait déjà quand il la borda. Il resta un bref instant à la regarder dormir, toute pâle, les yeux creusés, les lèvres sèches. Pauvre Tsukia, songea-t-il, avant d’esquisser un petit sourire. Mais quand même, quelle nana ! Il se pencha et, sans réfléchir, l’embrassa sur le front. Puis il sortit de la chambre à pas de loup et alla se vautrer dans le canapé.

Il s’endormit dans la seconde.






Constat du jour : il était nul en pâtisserie.
Constat du jour numéro deux : la prochaine fois, éviter d’avoir une idée aussi débile.
Constat du jour numéro deux rectifié : la prochaine fois, éviter d’avoir une idée aussi débile ET continuer à se faire servir son petit-déjeuner par les autres.

Gil contempla d’un air dépité la bouillie informe que les œufs formaient dans l’assiette. Puis il haussa les épaules et, son plateau dans la main gauche, il entra dans la chambre. Après avoir posé le repas sur la table de nuit, il s’assit au bord du lit et glissa la main contre la tempe de Tsukia.

- Salut, dit-il en la voyant ouvrir les yeux. Comment tu te sens ?

C’était la deuxième fois qu’il lui posait la question en quelques heures. Mais l’inquiétude qui scintillait au fond de ses yeux était sincère.

Il en oubliait complètement son bras.

(Se frotte la mâchoire où un bleu fleurit déjà)

- Okay. Celle-la je l'ai pas volée.

(Il se rassoit résolument au bord du lit).

Avant le prochain gnon, tu veux pas manger un bout ?

[Fronce légèrement le nez]

Pas sûre, c'est mangeable ou si je devrais plutôt me contenter de ton bras..?

[Du coup je grignote son truc à moitié brûlé sans grand entrain...]

Alors... C'est quoi le plan...

[Et quand est ce que tu me fou à la porte..?]

Le plan, l'horaire, qu'est-ce qu'on fais bon dieu, t'as plus de mission, si?

Alors je retourne au bar ou si t'as ENCORE besoin d'une baby sitter?!

[Je le provoque, certains dirais ''C'est pas méchant''...

Mais au fond c'est un peu par espoir qu'il va abandonner mon cas là que je finisse de dépérir...]

Le poison a déjà taper à ta place, le sadique...

Et puis c'est une mission suicide et impossible.

[Et puis depuis quand j'ai demander à être retaper, moi...]

[D'accord, d'accord, je bois un coup... Puis je lui demande un truc quand même...]

Donc je répète la question, c'est quoi le plan...

[Autant blaguer, alors...]

Et tu m'as refiler ton lit...

C'est quoi la prochaine, tu veux une place? En cuillère? Ton mâle interne qui se réveille?

Bonne chance mon vieux, moi je dors.

[Je me retourne de façon presque boudeuse.

Et puis bam bon.]

( Lui tapote l'épaule en appuyant assez fort pour la gêner)

- Hé ho ! Dormeur ! Mange encore un peu d'abord. Et puis je te rappelle que t'as gerbé toute la nuit alors tu sais ce qu'il te dit, le mâle interne... ?

Que je suis encore trop bien pour lui et que je fou des miettes dans son lit, je sais et je m'en tape.

[Parce que je grignote couchée bon.

Et nah.]

[Je me retourne en grognant]

c'est ta tête que je vais nettoyer...

[Et je prends pas de réplique, dodo...]