Un duo infernal [Démon]

Toc. Toc. Toc.

Trois petits coups secs retentirent contre la lourde porte en bois et l’homme grommela un truc incompréhensible. Lorsque le Mentaï leva les yeux de sa paperasse, la porte s’ouvrait sur une petite rouquine à la démarche incroyablement féline et assurée. Tianwen Til’Loam. Soupirant imperceptiblement, Taram reposa délicatement sa plume sur le rebord de son bureau et accueilli l’Envoleuse d’un hochement de tête respectueux. Elle n’avait pas traîné. Tant mieux ! Il lui restait encore pas mal de rapports à rédiger, et seuls la Dame et le Dragon savaient qu’il détestait le travail en retard. L’homme suivi la jeune femme des yeux, pour planter son regard dans le sien – impénétrable – lorsqu’elle appuya ses deux poings sur son bureau.

- « J’ai reçu ton message. Tu veux quoi exactement ? » demanda la belle guerrière, sans détour.

La question tira un petit sourire en coin à Taram. Cette femme était toute à la fois brillante, d’une intelligence rare – c’était sans doute pour cette raison que l’Ordre n’avait jamais complètement réussi à en faire un bon petit toutou aveuglément fidèle et bien dressé, ce que certains de ses pairs n’appréciaient guère – et redoutable, d’une férocité sans pareille au combat. Elle était vraiment parfaite pour ce genre de mission qui exigeait surtout beaucoup de ruse.

- « J’ai une mission pour toi » avoua le Mentaï, sans détour.
- « Je ne m’en serais pas doutée ! » rétorqua l’Envoleuse, sur le ton de l’ironie, mais sans agressivité « Ça paye combien ? »

Taram leva un instant les yeux au ciel, puis secoua la tête d’un air désabusé.

- « Bien. Très bien même ! » concéda-t-il « Il s’agit d’une mission de la plus haute importance pour faire avancer notre cause. Toutes les informations dont tu as besoin sont dans ce parchemin » expliqua l’homme en lui tendant le morceau de papier en question « Et Tianwen… »
- « Oui, je sais, je n’ai pas le droit à l’erreur. Je connais le discours » le coupa la jolie rouquine.
- « Bien sûr, mais il y a autre chose aussi. Tu ne seras pas en solo sur ce coup-là. Tu feras équipe avec Démon Pûrleiternitay. Il te rejoindra directement à Al-Far normalement ! »
- « Génial… » soupira la jeune femme, visiblement pas très jouasse « Autre chose ? » s’enquit-elle.
- « Non, tu peux y aller »

Sans ajouter un seul mot, l’Envoleuse fit volte-face pour traverser la pièce à grandes enjambées. Elle prit bien soin de claquer la porte pour montrer son mécontentement, ce qui ne tira pas plus qu’un vague grognement au Mentaï, qui se replongeait tout juste dans sa paperasse.


Par la Dame, mais qu’est-ce qu’il fout ?

Cela faisait déjà une bonne heure que Tianwen avait infiltré cette fichue réception qui réunissait toute la petite noblesse d’Al-Far. Tout ce monde, ces bonnes manières, ces faux-semblants, ça étouffait déjà la jeune femme au plus haut point. Mais c’était bien parce qu’elle connaissait tous les codes de ce monde totalement à part que les Mentaïs la choisissait toujours pour ce genre de mission.

Le maître des lieux, Gareth Fil’Hozam, avait en sa possession une sphère graphe sur laquelle l’Ordre projetait de mettre la main depuis de longues semaines désormais. L’aspect de le plus de délicat de son travail était de récupérer l’objet, sans faire créer de vagues. De remous. De bruits dans les hautes sphères de la société. Cette petite fête était le moment parfait pour passer à l’action, sans se faire démasquer. Pour se fondre dans la masse des convives, Tian s’était vêtue de sa plus belle robe – longue, à la jupe fendue pour lui offrir plus de fluidité dans ses mouvements, d’un vert sombre et surtout arborant un décolleté vertigineux – et s’était présentée sous sa fausse identité habituelle. Lianwen Til’Sangreal.

Depuis qu’elle était entrée dans cette imposante demeure du centre-ville d’Al-Far, Tian avait déjà repoussé les avances de plusieurs hommes. Evidemment, dans ce genre de soirée, une femme seule attirait beaucoup plus l’attention – tandis que les couples passaient beaucoup plus inaperçus. Mais en attendant que son co-équipier daigne faire son entrée, elle restait tapie dans l’ombre, notant dans un coin de sa tête chaque détail. Chaque visage. Chaque nom. Elle observait tout. Rien ne lui échappait et surtout pas cet homme qui entrait la très grande pièce de réception. Pas très grand, maigrichon et blondinet, il aurait presque eu l’air insignifiant s’il n’avait pas dégagé cette tranquille assurance et cette aura sombre et mystérieuse. Il sembla balayer la salle du regard : il cherchait clairement quelqu’un. Leurs regards se croisèrent quelques secondes. Contact. Ah, ce n’est pas trop tôt ! La jeune femme ne bougea pas, laissant l’homme fendre la foule des invités pour la rejoindre. Et lorsqu’il arriva à sa hauteur, elle le dévisagea avec un petit sourire sur les lèvres.

- « J’imagines que c’est toi, Démon ? » demanda-t-elle, mais elle connaissait déjà parfaitement la réponse.

Oui, aucun doute ! C’était bien lui, Démon ! Et comme souvent son instinct ne l’avait pas trompée. Sensiblement agacée par le retard flagrant de son partenaire de mission, Tian posa ses deux mains sur ses hanches. La jeune femme faillit d’ailleurs bien le lui faire remarquer de manière très acerbe. Elle sentait son homologue tigre s’agiter au fond de son ventre – la foule rendait toujours le félin assez nerveux – ce qui ne l’aidait clairement pas à garder son calme. Se mordant l’intérieur de la joue, la jolie rouquine se força à expirer longuement tout en relâchant les muscles de sa nuque, pendant l’espace de quelques secondes. Juste le temps pour l’Envoleur de poser une question qui fit hausser un sourcil à Tian. Cette fois-ci, elle ne put s’empêcher de réponde, sans agressivité toutefois.

- « Et sinon, tu crois que j’ai fait quoi pendant une heure ? Que j’ai joué des castagnettes ? »

Ignorant parfaitement les éclairs que lançaient le regard bleu profond de Démon, l’Envoleuse entraîna son co-équipier à travers la foule, bras-dessus, bras-dessous. Sans en avoir vraiment l’air, la jeune femme analysait tout ce qu’il se passait autour d’elle. Et surtout, elle observait les moindres mouvements de leur cible. Gareth Fil’Hozam. Les deux compagnons d’un soir s’arrêtèrent dans un coin d’ombre de la salle de réception ; personne ne semblait les remarquer réellement, ils étaient comme invisibles aux yeux des autres invités. Le maître des lieu, un homme d’une soixantaine d’années bien tassées, s’avança sur l’estrade qui avait été installée dans la pièce. D’un air satisfait, il se frotta les mains l’une contre l’autre, tout en se râclant la gorge. Secouant toute seule la tête, Tian reporta son attention sur l’Envoleur.

- « Tu l’as sans doute déjà remarqué, mais c’est lui, notre homme » observa la jeune femme, en désignant l’intéressé d’un petit signe du menton « Enfin, plus précisément, l’objet de notre mission ce soir, c’est ce qu’il porte autour de son cou. Regarde : une sphère graphe ! » expliqua la jolie rouquine, le plus simplement du monde.

L’Envoleuse laissa quelques secondes filer pour laisser à Démon le temps de repérer, d’observer, d’analyser le petit objet si précieux, raison de leur présence en ces lieux. Gareth Fil’Hozam semblait porter cette chose comme un véritable trésor. Avait-il réellement conscience de toute l’importance de ce genre d’artefact ? Coupant court à ses réflexions, Tian haussa toute seule les épaules.

- « Nos chers supérieurs veulent éviter une effusion de sang sur ce coup-là. Apparemment, l’Ordre s’est un peu trop fait remarquer ces derniers mois. Il faudra donc la jouer tout en finesse, donc tu peux oublier tout de suite l’idée de prendre la place de l’un des convives sur cette estrade. J’y ai pensé aussi, mais c’est trop risqué… »

Non, Tianwen avait une autre idée en tête. Qui demandait plus de patience et un soupçon de ruse. Elle avait remarqué depuis un long moment déjà le jeune fils unique du couple Fil’Hozam : un homme fougueux et égocentré d’une vingtaine d’années bien tassées. Si elle pouvait l’approcher à un moment donné dans la soirée, il ne serait pas trop difficile pour de le convaincre de lui faire visiter les appartements privés de cette demeure. Cela s’annonçait comme un jeu d’enfant et surtout, cela permettrait à Tian et Démon de patienter jusqu’à la fin de cette petite fête mondaine, pour mettre la main sur cette fichue sphère graphe. Moins il y aurait de témoins, plus facile ce serait pour d’accomplir leur mission sans faire trop de vague. Simple, non ? La jolie rouquine soupira imperceptiblement tandis que la voix du maître des lieux résonnait encore dans la salle.

- « Et maintenant, mes amis, profitez de la musique et de ce fabuleux buffet. Amusez-vous ! »

Avec un petit sourire alambiqué sur les lèvres, Tian croisa le regard de Démon et fronça son petit nez bardé de tâches de rousseurs, dans une moue un peu espiègle.

- « Tu sais danser, compagnon ? » demanda-t-elle simplement.