Au fil de l'eau rouge [PV Lou]

Neige avait laissé les collines de Taj derrière elle, avec leur vert doux et innocent qui nourrissait les cauchemars des enfants. Enfin, toujours moins qu'Astariul ou Ombreuse, avait-elle songé. Mais si elle avait dû traverser l'obscure forêt pour trouver l'Académie, elle n'avait guère envie de sillonner les plaines situées plus haut pour vérifier si elles étaient fidèles à leur légende. Parce que si oui, elle avait quelques chances d'y laisser sa peau...

Ce serait bête, non ?

Alors elle avait continué vers les Dentelles Vives. Là, à une distance assez grande de son ancienne maison pour ne pas risquer de croiser de connaissances, elle avait passé quelques jours à renouer avec la roche qui lui avait tant manqué.

Grimper, encore, encore, un jour s'envoler... Est-ce que Gil l'amènera près de falaises ? Elle espérait. Elle se fichait de donner l'impression de ne rien savoir, elle se fichait aussi de l'idée qu'il était sans doute meilleur qu'elle dans ce domaine comme dans partout ; mais la pierre sous ses mains avaient ciselée ses rêves et son adolescence, assez longtemps pour qu'elle ne se pense pas novice, trop brièvement pour y exceller, et elle voulait le lui montrer.

Elle voulait montrer à ce tocard qu'elle serait capable de s'envoler, un jour, puisqu'elle savait déjà grimper. Peut-être qu'il serait surpris. Peut-être qu'il ferait comme lors des escalades de tours, à Al-Vor.

Peut-être qu'il ne dirait rien.

Le prochain rendez-vous étant à Al-Chen, elle ne pensait pas que cela viendrait maintenant. Soit. Quel effet cela ferait de retourner dans cette ville qu'elle avait quitté sans regrets, après quatre ans à y vivre, pour y suivre une voie qui l'y ramenait ?

Probablement rien.

Après tout, elle était partie sans un regard en arrière.

En attendant, suivant les chemins qui menaient jusqu'à l'Arche, et donc Al-Jeit, capitale de l'Empire qu'elle n'avait jamais eu la chance d'apercevoir et dont quelques marchands venant jusqu'à l'exploitation familiale avaient vanté la beauté, ses pensées voletaient encore près des Dentelles Vives.

L'isolement, les hauteurs ; les égratignures qui se dessinaient à nouveau sur ses bras, ses genoux, sur ses phalanges, parce qu'en – six, sept ans ? elle ne savait plus – la prudence dans l'escalade était toujours un concept vague pour elle, qui n'hésitait pas à s'écorcher pour atteindre certaines prises.

Cime avait aussi aimé ce moment où ils étaient juste tous les deux, comme avant, avant qu'elle ne parte pour Al-Chen, puis à la suite d'un maître agaçant ; même s'il regrettait peut-être la proximité d'un point d'eau, en tant qu'oiseau de mer.

De fait, après avoir laissé derrière elle la Passe de la Goule, elle avait continué son chemin vers l'Arche et le Pollimage, se référant à sa carte mais aussi au flux de caravanes.

Peu pressée, son albatros tantôt sur la croupe du cheval, tantôt à tutoyer les nuages, elle avait mis un certain temps avant d'arriver vers l'Arche, s'arrêtant parfois auprès de marchands voyageant ou de petits villages pour échanger de la nourriture contre de menus services ou de la monnaie.

Quand il faisait nuit, elle se contentait de trouver un coin hospitalier, à l'écart de la route. L'idée de tomber un jour sur des bandits l'avait effleurée mais, lunaire comme à son habitude, elle n'avait pas pris plus de précautions – et s'en était bien tirée jusqu'ici. La chance de l'imprudent.

Nuits et jours s'enchaînèrent tranquillement, le temps glissant sur elle sans l'atteindre, avant qu'elle n'arrive en vue du gigantesque pont légendaire, porte vers Al-Jet et l'Est. Il était alors aux environs de midi peut-être, et le soleil derrière le pont titanesque flattait la pierre cristalline d'une lumière dorée, qui semblait émaner de l'Arche en elle-même.

Elle resta saisie devant le spectacle, les tons dorés qui ricochaient sur la pierre immuable, baignant les alentours et irisant les personnes et caravanes qui se fondaient dans l'aura lumineuse.

C'était beau, d'une façon différente de la beauté d'escalader sous les étoiles, d'observer le reflet de la lune dans un lac, de voir Cime prendre son envol de sa manière irrésistible comme si la Terre ne pouvait le retenir à elle.

Un seul et unique bloc de pierre qui défragmentait à l'infini chaque nuance de lumière qu'elle pouvait capter.

Elle resta longtemps sur le bas-côté, observant l'Arche scintiller d'une façon toujours nouvelle selon l'angle du soleil derrière. Ce fut Cime, lassé de l'attente et peu ému par le spectacle, qui la fit revenir à la réalité dans un cri d'agacement. Se secouant, elle siffla à son intention mais reprit sa route, préférant un pas lent qui semblait satisfaire son cheval, et qui lui permit de continuer à observer l'Arche.

A la suite de la petite file qui s'y engageait, elle écouta le son particulier que firent les sabots sur l'étrange matériau, le Pollimage qu'elle pouvait entrapercevoir au travers – et eut une pensée pour le fleuve gigantesque auquel elle n'avait pas prêté attention, toute entière prise dans la vision de l'Arche.

Une fois de l'autre côté, elle se sentit un peu hébétée – comme si la beauté contemplée l'avait vidée de ses forces. Déviant du chemin principal, elle longea le large cours d'eau, aspirant à une détente salvatrice dans les eaux vives.

Elle trotta ainsi, Cime planant derrière elle, ravi de retrouver l'eau, jusqu'à apercevoir non pas une boue peu attrayante mais des rochers et des pierres plates qui bordaient le fleuve. S'y arrêtant, elle descella son cheval – sans remarquer qu'elle ignorait son nom, ou même s'il en avait un – et le soulagea des menus bagages, se contentant de l'attacher à un arbre proche pour lui laisser suffisamment d'allonge afin qu'il puisse boire et brouter.

Ne voyant personne aux alentours, elle se déchaussa rapidement, ôta son manteau et son gilet, et posa les pieds sur la roche chauffée par le soleil. Après quelques pas, sa peau frôla l'eau fraîche. Ne se souciant guère d'être encore habillée, elle finit par s'immerger dans l'onde.

Bien qu'ayant grandi non loin du lac Chen, elle avait toujours été plus intéressée par la solitude des falaises que par la perspective d'accompagner père et frères pour apprendre à nager. Elle les avait suivi, une ou deux fois, peut-être trois, incitée par sa mère ; avait vite cessé.

Comprenant qu'elle n'était pas la bienvenue.

Neige, douze ans environ, observe d'un air circonspect sa fratrie s'égailler dans le lac Chen sous le regard du patriarche, qui tantôt enjoint de ne pas aller là où ils n'ont pas pied, tantôt les encourageant à tenter des brasses, à se familiariser avec l'onde.

Elle garde l'idée que son père n'a commencé à les emmener au Lac que lorsque son premier petit frère – Téo – fut assez âgé, et bien que jeune, elle a depuis longtemps deviné que son père ne l'aime pas. Ses yeux ne font que glisser sur elle, il ne lui parle pas, il ne la borde pas. Son attention toute entière est pour ses fils, et elle ne comprend pas pourquoi.

Si elle les accompagne, c'est parce que Sybil l'a demandé. Elle souhaite que ses enfants sachent nager, mais n'a le temps de leur enseigner, prise par la gestion de l'exploitation, la ferme des Mecedora – lorsque Sybil et Azareth s'étaient unis, ils avaient gardé le nom de la matriarche, issue de la famille qui régissait l'exploitation, et bien plus apte que son mari à la gérer. Si celui-ci l'aidait, ayant appris au fil des années avec elle, il se chargeait surtout de sous-tâches, de répéter ses instructions, de diriger la construction de bâtiments ou la traite des bêtes – ou, encore, d'élever les enfants.

Toutefois intriguée, elle aussi mit les pieds dans l'eau. Elle appréciait la sensation mais ne savait vraiment nager, et craignait de façon irraisonnée que si elle se faisait emporter, son père ne viendrait pas la sauver. Alors, sagement, loin de l'exubérance et de la prise de risques de ses cadets, elle glissa jusqu'à que l'eau atteigne sa taille.

Elle hésitait à aller plus loin quand Téo, huit ans, et Imaël, cinq ans, se jetèrent sur elle. Bien que plus forte, plus âgée, elle fut prise par surprise et coula sous leur poids. Il ne lui fut pas difficile de se débarrasser d'eux mais durant quelques instants elle perdit le ciel du regard, les yeux noyés d'eau, sans pouvoir respirer, paniquée, durant de longues secondes.

Quand elle réussit à émerger sous les rires de sa fratrie, son premier réflexe fut de se tourner vers son père. Celui-ci ne la regardait pas. Il n'avait même pas bougé.

Durant quelques folles secondes, elle se demanda si celui qui veillait à ce que ses fils n'aient pas la tête sous l'eau les aurait laissés la garder sous l'onde.

Elle ne les accompagna plus.

Eau jusqu'en haut de la poitrine, une main fermement agrippée au rocher, elle ferma les yeux, sentant l'eau la contourner, se précipiter contre elle, des gouttelettes échouer sur son visage ; le fleuve soulageant les douces brûlures de ses blessures datant des Dentelles Vives et éloignant les souvenirs.

Gil allait la tuer quand il apprendrait qu'elle ne savait qu'à peine surnager.

L'idée lui tira un sourire et elle plongea la tête pour rincer ses cheveux poisseux de la sueur des derniers jours. Voulant profiter du soleil, elle fit demi-tour pour regagner la terre ferme.

S'arrêta, l'eau battant ses chevilles. Pendant que ses pensées l'avaient égarée, un groupe d'hommes en avait profité pour s'approcher. Armés, accompagnés de chevaux, maintenant la bride du sien malgré ses tentatives de ruade.

Bandits, songea-t-elle, se maudissant de n'avoir aucune notion de prudence.

Ses cheveux blancs alourdis d'eau la gênaient, ses vêtements enveloppaient son corps et ses légères formes, et elle n'avait pour toutes armes, face à six, sept hommes, que ses poignards posés sur le rocher près d'elle.

Mais un cours n'avait pas suffit pour lui apprendre à dérouiller une bande d'hommes armés. Tendant doucement les mains vers ses armes, elle se demanda combien d'entre eux elle parviendrait à blesser, tuer peut-être, avant que leur nombre l'emporte – et elle avait une idée bien trop précise de ce que des hommes pouvaient lui faire.

Haut dans le ciel, Cime poussa un cri angoissé.

Les sabots de Lilune foulèrent la terre sèche de la piste. Sur son dos, Lou repoussa en arrière sa longue tresse blonde et promena son regard sur les vertes prairies et les champs foisonnants qui les entouraient. Quel changement ! Elle n’avait quitté les limites de l’empire que depuis trois semaines, mais c’était alors l’hiver et le givre était maître en Gwendalavir. Pendant une vingtaine de jours, elle avait affronté le climat impitoyable du Désert des Murmures, grelotant la nuit et transpirant le jour, mais sans jamais se plaindre de sa mission d’escorte. Retrouver la douceur printanière était toutefois un délice : elle renversa la tête en arrière et laissa le timide soleil réchauffer ses joues.

Les yeux clos, un sourire dessiné sur les lèvres, la marchombre laissa ses pensées vagabonder, appréciant son indépendance retrouvée maintenant qu’elle n’accompagnait plus le convoi de nobles marchands. La bourse contenant son salaire pour ce travail pendait à sa ceinture, dissimulée par sa cape de voyage ; elle en utiliserait une partie pour racheter une selle, une autre pour inviter ses amis et colocataires pour un repas de fête dans une auberge, et le reste pour ses économies. C’était le genre de projets qui lui mettaient du baume au cœur ; marchombre jusqu’au bout des ongles, elle appréciait la solitude et la liberté qu’offraient la Voie, mais elle aimait aussi parcourir celle-ci en bonne compagnie. Depuis que ses amis connaissaient sa nature, et son parcours pour le moins unique en son genre, elle était heureuse. Indiscutablement et infiniment heureuse !

Son don, pourtant, l’empêchait parfois de trouver le sommeil rapidement. Elle y pensait plus ou moins régulièrement, toutefois les récentes manifestations de celui-ci, toujours aussi incontrôlables, l’avaient menée dans des situations complexes… et parfois dangereuses. La dernière fois, elle s’était endormie dans son lit, et réveillée à plusieurs centaines de kilomètres, en plein milieu d’un champ de bataille, seulement vêtue d’une chemise de nuit légère ! Des réflexes aiguisés depuis quelques années et une prodigieuse capacité à s’adapter lui avait permis de réagir, mais sans l’aide de Theia, elle aurait quand même eu du mal à s’en tirer. Elle avait eu de la chance. Jusqu’à quand, encore ? Ce n’était pourtant pas ce qui l’inquiétait le plus, finalement. En réalité, ce que Lou redoutait vraiment, c’était de se réveiller un jour dans son propre monde, et se retrouver dans ce moment incertain, à cheval entre le sommeil et l’éveil, quand la réalité est trop floue encore ; elle avait peur de réaliser brusquement que tout ceci, toute cette vie passée en Gwendalavir n’était qu’un rêve !

Lilune fit un écart, attirée par des plantes qui poussaient au bord de la piste. Lou rouvrit les yeux et mit pied à terre pour laisser sa jument faire une petite pause gourmande. Elle porta la main à l’anneau d’argent qu’elle portait en pendentif et le serra dans son poing. Non. Aussi incroyable fut-elle, sa vie dans ce monde n’était pas, ne serait jamais un simple rêve. C’était devenu sa réalité et désormais, c’était ici que se trouvait son bonheur. Quant à son don, elle continuait les recherches pour le comprendre et, peut-être, finir par l’apprivoiser. Un vieux nomade croisé dans le Désert des Murmures lui avait parlé de méditation, de voyage au cœur de soi. C’était une piste qu’elle n’avait pas encore explorée.

- Après tout, dit-elle à voix haute, et Lilune agita une oreille sans cesser de mâchonner son herbe, qui ne tente rien n’a rien, n’est-ce pas ?

Puisque sa jument ne lui répondrait pas, Lou se contenta de hocher du chef.

- Allez ma belle, on se remet en route. J’aimerais atteindre le Pollimage avant la nuit.




L’immensité du fleuve apparut devant elle en fin d’après-midi, éclat miroitant sous la lumière encore du soleil déclinant. Ravie, Lou laissa Lilune galoper à son aise, mais au lieu de suivre la piste jusqu’à l’Arche qui s’élançait comme dans l’espoir de tutoyer les nuages les plus bas, elle bifurqua soudain, coupant à travers la prairie pour se rapprocher du Pollimage. Son aventure dans le désert lui avait plu mais l’eau lui avait manqué ! Fermement décidée à piquer une tête avant la fin de la journée, elle mena Lilune sur la berge et chercha du regard un endroit où elle pourrait se baigner sans risquer d’être importunée. Là ! Quelques rochers formant une crique attirèrent son regard. Lou claqua doucement sa langue et Lilune délaissa son petit buisson pour trotter joyeusement dans la direction souhaitée par sa cavalière.

Mais alors qu’elles n’étaient plus qu’à quelques mètres de la pente douce qui permettait d’accéder à la crique, Lou fit ralentir, puis s’arrêter sa jument. Il y avait du monde en bas. D’ordinaire, Lou appréciait toute forme de compagnie, mais là, elle avait vraiment besoin d’un bain en solitaire ! Déçue, elle s’apprêtait à tourner bride quand un détail attira son attention. Huit personnes, un seul cheval ? Elle plissa les yeux. Le groupe avec le cheval ne paraissait pas très amical. La huitième personne avait les pieds dans l’eau. Difficile de l’imaginer faire partie de la bande qui s’agitait un peu plus haut. Lou ne perdit pas un temps précieux à réfléchir sur la conduite à adopter ; au pire, elle se trompait, et ce serait l’occasion, après s’être excusée, de saluer quelques personnes avant de partir à la recherche d’un endroit plus tranquille. Au mieux, elle avait raison, et alors…

Alors ces voyous méritaient une bonne correction !

Préférant ne pas faire courir le moindre risque à Lilune, elle se laissa glisser à terre et laissa celle-ci s’éloigner vers son buisson. Une fois tout danger écarté, il lui suffirait de siffloter pour que la jument – après quelques instants de grignotage supplémentaires – la rejoigne allègrement. Elle laissa volontairement ses lames sur la selle de cette dernière. Les mots, pour peu qu’ils soient maniés avec dextérité, étaient une arme autrement plus efficace qu’une épée ! Espérant avoir seulement besoin de sa langue, Lou descendit donc tranquillement vers la crique. Plus elle s’approchait, plus son hypothèse s’avérait juste : le groupe n’était pas là pour le plaisir de la baignade. Elle repéra leurs montures, dissimulées un peu plus haut, puis nota leurs armes. Deux d’entre eux avaient les mains prises, occupés à tenter de calmer le cheval qu’ils étaient en train de dérober.

La fille qui se trouvait encore dans l’eau devait être le propriétaire de celui-ci. Elle avait de magnifiques cheveux blancs qui n’étaient visiblement pas l’apanage de l’âge ; elle avait déjà vu cette jolie couleur dans la chevelure d’Erwan Narcos. Que devenait ce cher Erwan ? Le croiserait-elle à l’Académie, ou… Ah non ma vieille ! Ce n’est pas le moment de s’égarer ! Se retenant difficilement de s’administrer quelques claques pour la peine, Lou s’arrêta à quelques pas du groupe, cala ses poings sur ses hanches et siffla pour attirer l’attention des bandits.

- Ohé ! Bonjour ! Dites, si vous voulez mon avis, ce cheval ne vous mérite pas.

Ils ne s’attendaient vraisemblablement pas à ce genre d’intervention et se contentèrent de la fixer avec étonnement. Lou en profita pour sourire de toute ses dents avant de continuer sur sa lancée :

- C’est vrai, quoi ! Regardez-vous, honnêtes gens qui incarnez la fine fleur de la gente masculine ! On voit tout de suite que loyauté et courage sont vos plus grandes qualités.
- Dégage ! Y’a rien à voir, on s’mêlera pas d’tes affaires si tu fiches le camps d’là !
- J’oubliais une éloquence sans pareille. Décidément, vous ne pouvez pas vous contenter d’un cheval aussi ordinaire, c’est un véritable destrier qu’il vous faut. J’en ai un sous le coude, si vous voulez négocier…

Lou jeta un rapide coup d’œil en direction de Lilune, qui broutait joyeusement son buisson, et soupira.

- Bon, disons que je suis disposée à vous faire un prix d’ami. Mais pour cela il faut rendre ce cheval à son propriétaire, et remonter jusqu’à moi. J’accepte les pièces et les beignets. Et les pommes. Encore mieux, les beignets aux pommes. Alors ?

Alors, ils ne comprenaient rien à son manège et ils décidèrent de laisser parler le fer. Après tout, comment leur en vouloir ? songea Lou en faisant un pas sur le côté pour éviter un jet de poignard aussi grossier qu’inutile. Quand on manque de vocabulaire, il faut bien trouver un moyen de s’exprimer… Elle soupira. La bagarre lui plaisait parfois, quand il s’agissait de s’entraîner, ou bien de défier quelques bougres dans une taverne, mais elle n’aimait pas que l’on s’en prenne avec violence à des gens innocents.

- Sept contre un, vous êtes sûrs que vous pouvez y arriver ? ironisa-t-elle en se baissant tranquillement pour éviter un autre tir – encore moins convaincant que le premier.

Blessés dans leur orgueil, deux hommes se ruèrent vers Lou. Elle les attendait. Attrapant le poignet du premier, elle le laissa continuer sur sa lancée, le faisant basculer dans l’herbe en balayant sa cheville de la sienne. Le second étant déjà sur elle, Lou pivota et lui envoya son coude dans le plexus solaire, puis laissa son poing caresser sa mâchoire. Pivotant à nouveau, elle balança son talon dans l’estomac d’un troisième malfrat, et fit revenir sa même jambe sur le côté pour l’assommer d’un deuxième coup au niveau de la tempe. Trois hommes. Six secondes. Le quatrième marqua un temps d’hésitation.

- Allons, pas de chichi entre nous, montrez-moi ce que vous savez faire, l’encouragea-t-elle joyeusement.

Du coin de l’œil, elle vit la fille aux cheveux blancs bouger.

Un contre sept ?

Non, définitivement, l'altercation risquait de mal tourner. Bien qu'aucune demande n'ait encore été formulée, elle n'avait que peu envie de se délester de ses biens et de leur laisser son cheval. Pas qu'elle ait un lien particulier avec lui, elle n'avait même pas pris la peine de regarder quel était son nom mais... C'était son cheval, point à la ligne.

Cela, et sa préférence pour les animaux plutôt que pour les humains. Et puis, c'est qu'elle n'était pas du genre à abdiquer facilement.

Elle n'avait pas encore peur, nota Neige pour elle-même, sentant seulement un flux d'adrénaline commercer à sinuer dans ses veines. Jetant un regard autour d'elle, elle ne vit aucune possibilité de fuite, si elle avait dû choisir cette option ; à part en plongeant dans le Pollimage, mais la nage et elle, bah...

Soit un archer l'aurait, soit elle se noierait. Programme peu héroïque. Il était également peu héroïque de se faire embrocher par des bandits, mais bon...

Alors, songea l'apprentie envoleuse en saisissant fermement ses poignards, elle irait vers l'affrontement, pour changer un peu. Pas de toit où s'échapper, pas de ruelle sombre où se cacher. L'eau, le ciel, les rochers, les cris d'angoisse de Cime qui remuaient la boule dans son ventre...

La boule dans son ventre. Quand Cime s'agitait, elle amplifiait. Quand elle sentait un danger aussi – mais l'albatros le ressentait également. Peut-être n'était-ce qu'un lien très fort entre l'oiseau et elle, elle et l'oiseau, mais parfois ce lien prenait d'étranges dimensions, la faisait frissonner.

Là, entourée de bandits et avec trop peu de chances de s'en sortir, c'était pire. Comme une secousse légère qui parcourait ses membres, picotait sa nuque, ses reins et ses omoplates, cherchant à la brusquer toute entière.

De la peur, peut-être ? supposa-t-elle. Mais elle n'en avait pas l'impression. C'était plus quelque chose de déjà présent qui se déployait, cherchant des limites invisibles.

Un pas d'un des bandits.

Et puis...

Un élément perturbateur.

Un sifflement attira son attention, tout comme celle de ses assaillants et elle observa, médusée, la nouvelle venue qui apostrophait ainsi la bande d'hommes. Un peu plus grande qu'elle, des cheveux clairs et de jolis yeux qu'elle devinait verts de là où elle se trouvait, et quelque chose de particulier.

Comme chez Gil, Liana, la mercenaire sur le toit...

Un sourire léger dansa sur son visage, ses muscles, qu'elle avait tendus s'en faire attention, se relâchèrent. La boule reflua doucement, sa peau cessa de picoter, tout comme elle cessa d'y penser. La voilà chanceuse. N'importe qui ne viendrait pas aux devants d'un groupe de malandrins sans être sûr de ses capacités.

Et puis, la situation était plutôt drôle. Voir l'inconnue se payer la tête de ces types était l'une des choses les plus amusantes qu'elle avait eu l'occasion de voir et elle en profitait pleinement. Cela la changeait un peu de l'air renfrogné et taciturne de son maître.

Se mettant légèrement en garde, rajustant sa prise sur ses armes – parce que les bandits n'allaient probablement pas se contenter d'être humiliés et partir sagement, elle le craignait ; et la suite lui donna raison.

Tentant de juguler le rire que lui inspirait les mots de l'inconnue, elle fut un instant saisie par sa façon de se mouvoir. Décidément, que de rencontres intéressantes, depuis qu'elle avait quitté Al-Chen. D'abord immobile et fascinée, plongée dans son observation, elle scruta l'autre, sa manière de se mouvoir, de se battre. Pas d'armes, pas de coup mortels – du moins le supposait-elle. Une danse élégante et parfaite.

Déjà trois au sol, elle décida qu'il était temps pour elle d'entrer aussi dans l'action – même si elle était moins gracieuse, moins danseuse, moins... délicate. Parce que armée et qu'elle avait un certain souvenir d'un bandit qu'elle pensait hors de combat qui avait essayé de l'achever.

Ce n'était pas un souvenir glaçant, mais suffisamment imprégné dans sa mémoire pour qu'elle suive les propos de Gil. Et son amoralité, découlant de sa solitude prolongée, n'allait pas aider.

"Maintenant, c'est assez."

Profitant qu'ils étaient distraits par la nouvelle venue, elle se glissa simplement dans un dos face à elle et enfonça sans hésitation l'une de ses lames en haut du dos, près de la colonne vertébrale, pour le retirer aussi vivement. Le bruit et le cri qu'il émit en s'effondrant attira l'attention d'un autre ; ses leçons gravées dans ses muscles, elle fit tourner son autre arme dans sa main, porta le bras en arrière.

Gestes répétés encore et encore. Bras en arrière. Poignet souple. Hanches verrouillées.Puis détente rapide, explosion de puissance. La caisse s'était fendue sur la longueur lors de son premier lancer. Même si viser n'était pas encore son fort, une cible immobile et proche n'était pas des plus ardues à toucher.

Bras en arrière, poignet souple...

On relâche dans un souffle.

L'arme courte traversa l'air dans un sifflement et se ficha dans la poitrine de celui qui s'était tourné vers elle. Et de deux, songea-t-elle avec satisfaction, sans s'attarder sur l'idée qu'elle les avait tué. Tuer ou être tué, voler ou être poussé du haut d'un toit...

Elle ferait tout ce qu'elle pourrait pour atteindre ses buts – à n'importe quel prix.

Cime était redescendu de ses cieux, furieux, et ses cris perçants vrillèrent les tympans des personnes alentour. Elle-même y était habitué – pouvait-on avoir plus mauvais caractère que cet oiseau ? – et rajusta sa prise sur sa première arme, se rapprochant de l'homme tombé pour récupérer son poignard. Peut-être qu'elle raconterait cela à ce tocard de Gil, tiens. Ses leçons, et ses propres entraînements, portaient leurs fruits. Ou alors elle le garderait pour elle.

Ses yeux firent le tour de la scène, nota les corps déjà à terre, ceux debout. L'albatros, méfiant, invectivait les bandits, tournant autour d'eux. Elle n'aimait pas le voir aussi proche, craignant qu'il ne soit blessé, mais cet imbécile était comme sa maîtresse – il n'en faisait qu'à sa tête.

Se secouant, elle pivota vers la nouvelle venue, cherchant d'autres éventuelles cibles ; secouant la tête pour enlever une mèche gorgée d'eau qui masquait sa vue. Elle remarqua que sous l'assaut les bandits avaient relâché son cheval qui s'était prudemment éloigné, pas si bête.

Elle, au contraire, s'avança.

Il ne restait plus qu’un malandrin encore debout. Les yeux écarquillés, il semblait hésiter entre prendre ses jambes à son cou et rester pour venger ses camarades. Il n’avait pas encore réalisé que le simple fait de danser sur le fil du doute le plaçait hors combat. C’était déjà terminé avant même d’avoir commencé. La fille aux cheveux blancs avança vers lui.

Elle n’hésitait pas, elle.

Pourtant, Lou décida d’intervenir. Elle avait observé du coin de l’œil le combat qui s’était déroulé entre l’inconnue et les deux malfrats qui s’étaient dressés sur son chemin. Du sang brillait sur sa lame. Une nouvelle fois, la marchombre décocha ses mots avec la précision d’une archère aguerrie.

- Il ne te reste plus qu’à tourner les talons. Emporte les blessés avec toi. Et la prochaine fois, avant de t’en prendre à une fille en train de prendre son bain, tu réfléchiras soigneusement et tu te rappelleras de cette mésaventure.

L’homme serra les dents. Il n’avait pas l’habitude que quelqu’un – une femme, de surcroît – lui fasse la leçon de cette manière, mais ces deux-là se battaient comme aucun des gens qu’il avait pu croiser jusqu’ici. Il n’avait aucune chance. Ou plutôt si, il en avait une : celle de s’en aller sans trop de casse. Il se baissa, hissa un de ses comparses sur son épaule tandis que les trois autres, ceux que la jolie blonde avait affrontés, se redressaient tant bien que mal. Puis il jeta un coup d’œil en direction des deux tranche-bourses qui, eux, ne se relèveraient pas.

- Ils voulaient simplement un peu d’argent pour nourrir leurs familles, dit-il en plantant un instant son regard dans celui de Lou.

Celle-ci soupira. Oui, elle s’en doutait un peu, raison pour laquelle elle avait préféré laisser ses lames sur la selle de Lilune, et pourquoi elle avait proposé aux cinq survivants de s’en aller. Al-Jeit, point cosmopolite de l’empire, voyait s’affronter la richesse la plus incroyable avec la pauvreté la plus terrible. Nombreux étaient les traîne-misère qui arpentaient les rues de la cité en quête d’un peu de compassion et de nourriture. Certains mendiaient aux abords des hauts murs bordant la ville, d’autres, comme les hommes qui s’en retournaient en boitillant, avaient misé sur le vol et autres délits.

Leur situation excusait-elle leurs actions ? Lou avait beau chercher, elle ne trouvait pas la réponse. Si elle n’était pas passée par ici, la fille aux cheveux blancs aurait peut-être fait les frais d’un désespoir doublé d’un sérieux manque de civilité ; qui savait comment cette histoire aurait pu tourner ? Elle rejeta sa longue tresse dans son dos et s’accroupit près d’un corps.

Elle connaissait la mort. Avant son arrivée dans ce monde aux allures de récit fantastique, tels que ceux que l’on pouvait trouver dans les livres, jamais Lou n’aurait imaginé s’y retrouver confrontée un jour ; mais ici, dans cet univers improbable, tuer ou être tué était un principe qui s’appliquait malheureusement au quotidien de nombreux gens. Et quoique pacifique, la voie des marchombres n’était pas à l’abri de cette sombre réalité.

« Tuer n’est pas une fatalité mais un choix qui, selon la situation, s’impose avec plus ou moins d’évidence », avait dit Yoran, la première fois qu’elle s’était servie de son apprentissage pour ôter la vie. « Prendre une vie pour en sauver une autre ? Ce choix t’appartient et nul, à part toi, doit en assumer les conséquences. Mais ne te mets pas à aimer ça. Surtout, ne te mets jamais à aimer ça. »

Lou frémit en fermant les yeux du mort, puis elle se redressa et, enfin, se tourna vers la fille aux cheveux de neige. Regard limpide, aussi céruléen qu’un ciel de printemps, et peau de nacre ; elle comprenait que les bandits aient cru voir en elle une proie facile. Ils n’avaient pas eu le temps d’apercevoir la flamme qui brûlait dans ses yeux.

- Jolis réflexes, dit-elle en se souvenant de la façon dont la jeune fille avait réagi.

Certes, elle avait tué deux hommes, quand Lou s’était contentée d’amocher les cinq autres. Mais ainsi que Yoran lui avait appris, elle ne commit pas l’erreur facile de juger un choix qui ne lui appartenait pas. Alors, elle contourna les corps pour venir se planter devant l’inconnue, un sourire franc et lumineux sur les lèvres, et tendit une main vers elle :

- Je m’appelle Lou ! Lou Ril’Fairy, et la gourmande que tu peux apercevoir là-bas, en train de manger toute l’herbe qu’elle peut, c’est Lilune, ma jument.

A cet instant précis, le soleil frôla le Pollimage, et le fleuve s’enflamma. Subjuguée, Lou se perdit dans la contemplation de cet éblouissant spectacle d’eau et de feu. Tellement sidérée par ce tableau qu’elle oublia sa main dans celle de l’inconnue.

L'inconnue prit la parole, et Neige s'arrêta aussitôt. Baissant son arme, elle l'écouta, pensive. Épargner. Pourquoi pas. Seul, il n'avait de toute façon aucune chance, et elle ne ressentait pas l'envie de le suivre pour lui trancher la gorge. Des bandits, il y en avait partout, un de plus ou de moins... Ils suivaient leur voie, voie choisie. Il finirait probablement par s'en prendre à d'autres personnes – mais Neige était égoïste et elle ne s'en souciait pas.

Allant vers les corps, et ignorant les bandits s'en allant tant bien que mal, elle récupéra l'arme qu'elle avait lancé, l'essuya soigneusement, tout comme l'autre, avant de les ranger à sa ceinture.

- Ils voulaient simplement un peu d’argent pour nourrir leurs familles.

A ces derniers mots, Neige leva les yeux vers lui. Est-ce que attaquer des gens était le seul moyen pour cela ? Et puis, qu'en savait-elle ? Elle avait grandit dans une ferme fortifiée, à l'abri, avec toujours de la nourriture dans son assiette. Puis elle avait fait serveuse, puis elle était partie...

Elle se secoua. La notion de famille ne lui disait rien. Rien d'autre que de la brume et de vagues souvenirs.

Se redressant, elle observa silencieusement la jeune femme blonde fermer les yeux d'un des morts, et ne dit rien. Elle faisait à nouveau face à la mort et ne ressentait pas grand chose. Elle en venait à se demander si elle était capable de ressentir quelque chose de bien.

Elle vit Cime qui tournoyait, encore nerveux, et songea que oui, au moins, il y avait un être sur cette terre qu'elle chérissait, fusse un simple albatros. Mais au fil de ses rencontres, elle commençait à douter de son comportement. Elle avait toujours été étrange, à part... Mais cela faisait deux fois que cette différence s'imposait brutalement à elle.

L'inconnue avait choisi de ne pas tuer. Comme Liana. Certes, elle ne savait pas encore se battre assez bien pour mettre hors de combat, mais cette facilité à tuer, cette absence de remords, était-ce vraiment bon signe ?

- Jolis réflexes.

Neige sortit de ses pensées et adressa un sourire lointain à la femme qui l'avait aidée. Maintenant débarrassées des bandits, elle pouvait mieux l'observer, et elle lui sembla sympathique.

- Merci de m'avoir aidée.

Elle serra sans hésitation la main que lui tendit Lou – trouva le prénom doux à entendre.

- J'suis Neige. Et l'albatros, là, c'est Cime. Elle a un joli nom, ta jument.

Elle remarqua l'absence soudaine de Lou, pivota légèrement pour voir ce qui attirait ainsi son attention. En fut saisie, elle aussi. Eau et feu, basculement entre le jour et la nuit ; précieuses minutes hors du temps avant qu'elles ne s'évaporent sous la forme d'un souvenir un peu nostalgique. Perché sur un rocher, Cime restait silencieux, attendant quelque chose – ou admirant lui aussi les couleurs se déployant à leurs yeux.

Neige sentit un battement dans sa poitrine et songea que, oui, elle pouvait ressentir, tant l'amour pour son albatros que la beauté de la rencontre du soleil et du fleuve.

Combien de temps Lou resta-t-elle suspendue au fil du temps, le regard perdu dans l’immensité du Pollimage enflammé ? Une minute, une éternité ? Surtout ne pas compter : simplement profiter d’un instant unique, et le dessiner dans sa mémoire pour le revisiter dans ses souvenirs…

Quand elle tourna enfin la tête, ce fut pour voir le visage de sa voisine – Neige, quel beau prénom ! – complètement illuminé par une sérénité qui lui allait comme un gant. Lou décida de ne pas la troubler, de lui accorder quelques secondes de contemplation supplémentaire, avant de finalement rompre le silence.

- Toi je ne sais pas, mais moi, je suis venue me baigner. La dernière à l’eau paie sa tournée ?

Lou quitta ses vêtements, une tunique légère sur un pantalon moulant, mais conserva sa brassière et sa culotte. Il ne s’agissait pas de pudeur mais de bon sens : la piste n’était pas loin et l’Arche les dominait de sa hauteur vertigineuse ; par égard pour les passants, et pour éviter une nouvelle bagarre, mieux valait ne pas attiser les regards.

Plonger dans l’eau fraîche du fleuve, après une journée de voyage, était saisissant. Lou s’immergea avec bonheur. Elle glissait dans l’onde avec aisance et grâce, remontait juste assez pour prendre une bouffée d’air puis disparaissait à nouveau. Elle nageait sans plus se préoccuper de rien ni de personne, goûtant le plaisir simple d’évoluer au sein du Pollimage. Lorsqu’elle reprit corps avec la réalité, des étoiles s’étaient allumées dans le ciel, au-dessus de sa tête.

Elle serait restée davantage si son ventre ne l’avait rappelée à l’ordre. Tenaillée par la faim, elle sortit de l’eau et frissonna quand la brise crépusculaire l’enveloppa. Elle sifflota, appelant Lilune à elle, et tira de son sac une serviette dans laquelle elle s’enroula pour se sécher et se réchauffer. Elle s’habilla tout en esquivant les joyeux coups de tête de sa jument, puis démêla ses longs cheveux blonds avec ses doigts et posa son regard tranquille sur Neige.

- Si tu connais un coin sympathique où se remplir généreusement l’estomac, je te suis ! Sinon, je connais une adresse au port, où l’on sert un poisson d’une rare finesse.

Il n’y avait aucune contrainte dans la proposition de Lou : si Neige choisissait de passer son chemin, elle-même continuerait sa route vers le port, guidée par la gourmandise et la perspective d’une nuit dans un bon lit. La baignade lui avait dégourdi les membres et plus aucune tension n’habitait ses muscles quand elle se hissa souplement sur la selle de Lilune.

Reposée, la jument piaffa de joie et se serait élancée si sa cavalière ne l’avait pas arrêtée d’une main douce et sûre. Elle lui fit faire un petit tour sur elle-même avant de chercher le regard de Neige, une question au fond des yeux : tu viens avec moi, ou bien on se sépare ?


[Désolée pour le retard ! Je te laisse décider qui paie sa tournée ]

- Toi je ne sais pas, mais moi, je suis venue me baigner. La dernière à l’eau paie sa tournée ?

Sortant de sa contemplation silencieuse, Neige revint à Lou, sourit légèrement. L'attitude sereine et joyeuse de la jeune femme lui convenait plutôt bien. Elle lui donnait la vague sensation d'être hors de ce monde, à sauter d'une attaque de bandits à une salutation suspendue par le spectacle du coucher de soleil pour ensuite partir sur un jeu.

Retourner se baigner. Pourquoi pas ? Autant profiter de la tranquillité du coin, de l'eau et de la sécurité apportée par la présence d'une seconde personne.

- J'ai déjà gagné, rétorqua-t-elle avec un sourire en coin un brin moqueur. J'étais là avant.

Non qu'elle s'en souciât vraiment. Cette fois, imitant Lou, elle retira chemise et pantalon qu'elle suspendit à une branche, toujours trempés par sa précédente baignade, et se glissa avec précautions dans les eaux du Pollimage. Elle se moquait qu'on s’aperçoive qu'elle ne savait pas nager – insouciante.

Toujours restant aux alentours du rocher qui l'avait accueillie à son arrivée, elle s'immergea dans l'onde, observant avec curiosité sa compagne de baignade, qui semblait totalement dans son élément. Peu concerné par tout ceci, Cime prit son envol, sans doute pour trouver de quoi se nourrir et profiter lui aussi du fleuve.

Oiseau des eaux, songea-t-elle en le regardant brièvement, qui pourtant la suivait dans les terres.

Elle revint à Lou, toujours curieuse. Drôle de personne que voilà. Neige glissa dans l'eau jusqu'à que celle-ci lui arrive aux clavicules, gardant prudemment pied, et laissa simplement le fleuve tournoyer autour d'elle. Nager devait être amusant, mais elle pouvait se contenter sans mal de rester ainsi.

Plongeant sa tête, elle ouvrit les yeux, observant le Pollimage depuis son ventre. L'obscurité tombant peu à peu et les remous empêchaient de bien distinguer la faune et flore du fleuve, nota-t-elle avec indolence. Se redressant pour prendre une inspiration, elle revint vers le rocher, s'y assit ; jambes baignant dans l'eau, peau offerte au vent et au ciel, et ses yeux au paysage.

Tranquille et calme, goûtant la dureté du rocher contre elle et les quelques vagues qui venaient à elle, elle ferma les paupières. Si elle s'était déjà baignée et n'avait pas foncièrement grand intérêt à se baigner longtemps, cela n'avait pas l'air d'être le cas pour Lou, alors elle décida d'attendre que cette dernière finisse de s'amuser.

Elle finit probablement par s'assoupir, et ce fut le froid qui la réveilla – ça, le claquement de bec de l'albatros revenu de sa pêche, et Lou sortant de l'onde. S'étirant doucement, elle alla vers son cheval pour prendre des habits secs et y suspendre les précédents. Elle compléta par son manteau pour s'abriter du vent, ses cheveux emmêlés dansant autour de son visage sans qu'elle s'en souciât.

- Si tu connais un coin sympathique où se remplir généreusement l’estomac, je te suis ! Sinon, je connais une adresse au port, où l’on sert un poisson d’une rare finesse.

Neige pencha la tête sur le côté, pensive. Manger ensemble... L'idée lui plaisait. Elle appréciait Lou, et, de plus, ne connaissait pas vraiment les environs.

- Je pense que c'est moi qui vais te suivre, je ne connais pas le coin.

Elle se jugea sur son cheval à son tour, regarda Lou avec son sourire lointain.

- Quant à celle qui paye, eh bien, tu as fini à l'eau avant moi mais j'étais là en première. Partageons, si cela te va.

Je te suis.

Assise dos au mur – une vieille habitude de marchombre – et les jambes croisées sur sa chaise – une vieille habitude de Lou, – la jeune femme attendait que Neige choisisse son plat. Elles étaient arrivées au port sans encombre ; Lou connaissait Fradaise comme sa poche pour l’avoir parcouru en long, en large et en travers à l’occasion d’une mission pour la Guilde. Elle avait ainsi guidé sa nouvelle amie le long des docks, où des marins s’affairaient sur les passerelles, prêts au départ d’un navire de plaisance. Un certain nombre de mouettes et de goélands tournoyaient au-dessus des pontons d’amarrage, mais Lou avait remarqué que Cime suivait résolument sa maîtresse.

Niché entre des dunes sablonneuses et surtout buissonneuses, Fradaise était un petit port de pêche et de plaisance qui jouissait de sa proximité de l’Arche ; un nombre évident de voyageurs passaient par-là, soit pour effectuer la traversée du Pollimage par le fleuve, soit pour emprunter l’Arche qui menait à la capitale. Dans les deux cas, il fallait des établissements propres et chaleureux pour les accueillir.

Le Verre à l’Hameçon était justement l’un de ces endroits. La cuisine y était délicieuse, le gérant fort sympathique, les serveurs toujours prompts à discuter et la clientèle agréable. C’était en outre une auberge qui donnait directement sur le port ; la terrasse était immense et offrait un repas en plein air, dans les embruns salés, le murmure du vent dans les cordages et le chant des mouettes.

Lou et Neige s’étaient installées sur cette terrasse. Adossée à la palissade d’un côté de l’ouverture, Lou voyait à la fois l’extérieur et l’intérieur de l’établissement. Une simple précaution doublée d’une insatiable curiosité qui lui donnait l’envie de tout voir et de ne rien rater. Elle s’amusait ainsi, mais tout en respect et discrétion, de cet homme qui mangeait goulûment et laissait plein de restes dans les tréfonds de sa barbe touffue ; admirait la patience de cette mère de famille qui écoutait les histoires de son aîné tout en apaisant les deux plus jeunes, qu’un différend imaginaire opposait ; appréciait la bouille adorable de cet homme attablé avec ses camarades, et dont le sourire creusait d’attendrissantes fossettes au creux des joues.

Elle ne perdait pas non plus une miette de ce qui se passait à sa propre table. Tandis que Neige pesait vraisemblablement le pour et le contre, la carte entre les mains, Lou détaillait à nouveau son profil délicat, l’éclat miroitant de ses grands yeux, le blanc immaculé de ses cheveux. Impénétrable, le mystère qu’elle devinait autour de cette jeune fille l’intriguait et, il fallait l’admettre aussi, lui plaisait : Neige lui rappelait Tiun, son apprentie ; si la ressemblance était exacte, alors sa nouvelle amie lui réservait de belles surprises…

- Le filet de sabre est divin, mais si tu choisis les crevettes, tu ne seras pas déçue du voyage, dit la marchombre avec un sérieux que seuls les plus gourmands reconnaissent.

Au-delà de la gourmandise, toutefois, il était aussi question d’expérience. Son meilleur ami était cuisinier, il l’avait depuis longtemps habituée à faire la différence entre un bon repas, et un excellent plat. En outre, elle était tout à fait d’accord avec la proposition de partager les frais ; que Neige ne boude surtout pas son plaisir, donc, c’était le moment d’en profiter !

- D’où viens-tu ? demanda-t-elle une fois passée leur commande. La présence de Cime me fait penser à la côte, mais la couleur de ta peau éloigne mes hypothèses du sud.

Aucune curiosité déplacée dans les paroles de Lou, rien d’autre qu’une envie de faire connaissance avec cette personne. Le sourire de la jolie blonde était d’ailleurs une invitation à se sentir à l’aise.

Toujours aussi curieuse, Neige avait suivi Lou avec tranquillité. C'était aussi ce que lui inspirait la jeune femme : de la sérénité. Tout à fait au goût de la solitaire qui cherchait cependant à comprendre les autres.

Bien que cet autre soit encore une fois quelqu'un hors du commun, elle en était sûre.

À la recherche de nouvelles découvertes, elle s'était brièvement trouvée une guide, ce qui l'enthousiasmait également – bien qu'enthousiasme, pour qualifier le caractère calme et sans vagues de Neige, était peut-être peu approprié.

Voir d'autres oiseaux des mers l'avait également fascinée, et elle n'avait pu s'empêcher de les comparer à son albatros, qui, s'il avait l'air intéressé, semblait pour le moment vouloir rester près d'elle. Cime était de toute façon aussi peu sociable qu'elle, et n'avait pas été élevé par des membres de son espèce. Elle ignorait même s'il pouvait les comprendre et s'en faire comprendre.

En avait-il seulement envie ?

Bien que liés, Cime restait un oiseau, et elle une humaine. Il était parfois impossible pour l'un de savoir ce que désirait ou pensait l'autre.

Quoi qu'il en soit, elle avait apprécié la découverte du port, l'odeur d'iode, l'atmosphère qui y régnait. Pas de quoi lui donner envie d'y vivre, mais il s'agissait d'une ville bien évidemment plus calme qu'Al-Chen.

Une fois installées, Cime avait décidé de s'éloigner, sans doute attiré par les odeurs de poisson et ce malgré qu'il se soit déjà nourri. Après l'avoir entraperçu tournoyant autour des docks et des bateaux, il avait fini par se jucher en haut de l'un d'eux, un peu hautain.

Neige avait fini par détacher son attention de lui pour en venir à la carte de l'auberge, qui avait décidé de lui donnait du fil à retordre.

- Le filet de sabre est divin, mais si tu choisis les crevettes, tu ne seras pas déçue du voyage.

Neige leva la tête de sa carte, intriguée. Ayant plus l'habitude de servir que de commander – les anciens temps où elle était serveuse – et surtout des boissons, elle ne refuserait pas un tel conseil. D'autant que si Lou connaissait l'établissement, c'est qu'elle pouvait se fier à son jugement.

Rebaissant les yeux, elle examina les deux plats mentionnés. Malgré la proximité de l'exploitation familiale d'avec le Lac Chen, il avait été rare que du poisson, et davantage encore, des fruits de mers, se trouvent à leur table, surtout avec leur élevage de siffleurs.

Bien, se décida-t-elle. Elle avait envie de tenter les deux, avide d'expériences, mais sa patience qui s'y opposait lui disait qu'elle repasserait probablement par ici un jour.

Faisant un clin d’œil amusé à Lou, Neige sortit une pièce de ses affaires, la posa sur le tranchant sur le bois de la table.

- Laissons faire le hasard.

Elle fit tournoyer la pièce et, l'air paisible, observa ses mouvements de rotation ralentir peu à peu pour vaciller, rattrapée par la gravité. Quand elle tomba enfin, l'apprentie envoleuse la récupéra d'un geste vif pour la ranger.

- Ce sera donc les crevettes !

Un sourire flottait sur son visage. Elle s'amusait bien, Cime semblait content, Lou était agréable et elle allait découvrir un plat après une bonne baignade – et un petit combat. Une bonne journée, en définitive.

- D’où viens-tu ? La présence de Cime me fait penser à la côte, mais la couleur de ta peau éloigne mes hypothèses du sud.

Neige se tourna par réflexe vers l'albatros qui les surplombait toujours, perché en haut d'un mât quelconque. Comme attiré, il lui jeta un œil et un cri, avant de retourner à sa contemplation du port.

- Eh bien, disons que même là où je suis née, ma peau intriguait.

Elle eut un air pensif, menton dans les mains, coudes sur la table. Elle se remémorait la peau hâlée de sa famille, des autres, et elle, tache au milieu du reste. Ce n'était plus un mauvais souvenir ; juste la remémoration lointaine et sans goût des dix-huit années de vie passées avec des personnes qui semblaient faire partie d'un monde complètement coupé du sien.

- Je suis née vers les Dentelles Vives et le Lac Chen, finit-elle par ajouter. J'ai trouvé Cime dans les falaises, quand il était encore un oisillon. Je pense que ses parents étaient morts, alors je l'ai pris avec moi et depuis, on reste ensemble.

Elle se souvenait de la petite boule de plumes qu'il était alors, affamée et piaillant, qu'elle avait pris dans ses mains avec précautions, charmée et comme déjà liée à l'animal.

- Et toi, tu viens d'où ?

- Les Dentelles Vives... quelle chance. Ces montagnes sont une oeuvre d'art même pour le voyageur qui n'a plus à faire ses preuves !

Vous êtes plus que des amis alors, tous les deux. Je comprends mieux pourquoi et comment il te suit comme ton ombre. Tu crois que je pourrais arriver à l'approcher ?

(Lou sirote sa citronnade, réfléchissant à la meilleure façon de répondre à la question de Neige.)

Mmmh... disons que je viens de très loin. Je vis à Al-Chen, mais je suis plus souvent sur les routes que dans la région !

Sourire rêveur.

- Et les escalader est incroyable. J'ai dû y passer la majorité de mon adolescence.

Expression un brin étonnée.

Approcher Cime ? Personne n'a jamais demandé ou essayé. On est un peu solitaires. Mais même s'il a mauvais caractère, il ne semble pas se méfier de toi, ça peut se tenter. Il ne s'attaquera pas gratuitement à toi de toute façon, c'est pas son genre. Il faut juste qu'il n'y ait pas trop de monde, je pense.

Escalader les Dentelles Vives n'est pas à la portée de tout le monde. Tu es une sacrée personne, Neige !

(Clin d'oeil)

Vraiment ? Ce serait génial ! Je ne m'entêterai pas, s'il n'a pas envie que je l'approche, je garderai ma franche curiosité pour moi.

Qu'es-tu venue faire dans les parages, dis-moi ?

Rire léger.

- Je n'irai pas jusque là. Je n'avais que ça à faire de mes journées, alors bon...

L'approcher devrait aller. C'est le toucher qui risque vraiment d'être compliqué mais ça n'a pas l'air d'être ton intention.

Dans les parages... Je vagabonde. J'ai quelques semaines de libre, alors j'explore en solitaire.

Un jeune serveur, dont les cheveux hérissés sur la tête étaient d’un noir de jais quand les pointes étaient rouge vif, et qui ne devait avoir guère plus de seize ans, se planta devant leur table pour prendre leur commande. Quand il s’éloigna de la démarche typique des garçons de son âge, Lou posa le menton dans sa main et médita les paroles de Neige.

- Je suppose que je ne suis pas vraiment ordinaire, dit-elle doucement, songeuse.

C’était pourtant le cas quand elle vivait en France et débutait sa carrière d’enseignante. A l’époque, Lou Dusselier était « comme tout le monde » : elle allait travailler en chantant à tue-tête dans sa petite C2 blanche, payait ses factures mais préférait envoyer des cartes postales, suivait l’actualité mondiale et régionale, attendait avec impatience la suite de ses séries favorites, faisait son marché une fois par semaine, allait déjeuner chez sa grand-mère chaque dimanche…

Et puis, un accident. Ou un miracle. Les deux en même temps. Dans ce nouveau monde, elle avait dû trouver sa place – et cela n’avait pas été facile. Sans Yoran… machinalement, sa main alla trouver l’anneau suspendu à son cou. Sans Yoran, sans doute serait-elle restée ici une femme « ordinaire ». Mais le marchombre avait ouvert une porte. Il l’avait guidée sur un chemin fait d’ombre et de lumière. En foulant la Voie, sans doute avait-elle renoncé à la normalité, préférant à la certitude d’une vie routinière et sécurisante l’exaltation du voyage et du danger.

Etait-ce ce que Neige avait voulu dire ?

- Cela dit, tu n’as pas l’air « ordinaire » non plus, poursuivit-elle en plongeant ses yeux verts dans ceux de la jeune fille. Tu voyages seule et tu ne restes pas les bras ballants pendant une bataille contre des types certes sans cervelle, mais avec de sacrés muscles, et plus nombreux.

Son style de combat n’était pas parfait, mais déjà redoutable ; Neige apprenait aux côtés d’un maître d’armes, c’était évident. Intriguée, Lou fut tentée de la questionner à ce sujet. Quand on aime transmettre, cette curiosité était tout à fait normale… mais son interlocutrice n’était pas de ceux qui s’ouvrent aisément et elle respectait ce mode de fonctionnement. Si elle avait envie de raconter son apprentissage, elle le ferait d’elle-même.

Le serveur dégingandé revint à leur table et déposa les assiettes. Lou cessa aussitôt de réfléchir. Quand on lui mettait à manger sous le nez, il en était toujours ainsi : après un rapide « bon appétit ! » elle attaqua son repas avec un bon coup de fourchette, et évidemment, n’en laissa pas une miette.

- Aaaah... ! soupira-t-elle de bonheur en se renversant en arrière, les mains posées sur son ventre plein. Que ça fait du bien ! Je devrais venir plus souvent ici…

L’air frais du soir caressait sa peau. Un régal, après autant de journées passées entre la chaleur écrasante du soleil du désert, et le froid mordant des nuits solitaires… Elle s’étira comme un chat, puis observa les alentours, songeuse. En restant avec Neige, elle avait retardé son retour à Al-Chen. La perspective de voyager de nuit ne l’effrayait pas puisqu’elle connaissait bien les environs, mais à la réflexion, se reposer une heure ou deux avant de reprendre la route n’était pas une mauvaise idée.

Inutile de réserver une chambre pour cela. Habituée à dormir à la belle étoile, il lui était facile de se passer d’un lit même si elle profiterait du sien avec délice le lendemain. Lou s’éloigna donc du port à pas tranquilles, toujours en compagnie de Neige et de son oiseau. Intarissable bavarde, elle parlait de tout et de rien, évoquant sur le même ton les pitreries de ses colocataires et son dernier face à face avec un ours élastique. Elle passait du coq à l’âne sans que cela ne détonne avec sa personnalité exubérante.

Elle était pourtant paisible lorsqu’elle s’installa sur le sable fin d’une petite crique. L’endroit était protégé par des rochers et assez éloigné de la piste principale pour leur éviter d’être abordées par des passants. Allongée sur sa cape de voyage, les mains croisées sous la nuque, Lou riva ses yeux sur le ciel étoilé.

- Dans le désert des Murmures, elles paraissent plus proches de nous, remarqua-t-elle à voix haute. Si bien qu'en tendant le bras, on se sent pratiquement capable de les toucher du bout des doigts.

Joignant le geste à la parole, elle dressa son bras à la verticale et observa le dessin de sa main sur le fond nocturne. La fille ordinaire qu’elle avait été dans son monde n’aurait pas fait une petite sieste à la belle étoile. Et si elle l’avait fait malgré tout, elle n’aurait pas pu observer les mêmes constellations. A quel point avait-elle changé ces dernières années, finalement ?


[Vraiment navrée pour ce temps d'attente ><")

Il y avait les foules floues, mouvantes, semblables à des vagues ou un ciel clair. Rien ne s'en détachait vraiment ; il ne s'agissait que de l'ordinaire qui venait s'écraser sur des plages de pierre avant de se retirer dans un souffle, encore et encore. Une mélodie de fond, quelque chose d'habituel.

Parfois, un navire au loin. Suffisant pour capter brièvement l'attention, le temps qu'il disparaisse, ou que l'ennui vienne. Un peu plus rares, les voir sillonner les étendues d'eau n'était cependant pas hors du commun. Il n'y avait là rien à transformer en histoire ; ce n'est qu'un objet qui suit la houle.

Et puis il y avait ce qui s'échouait sur le rivage. C'était toujours quelque chose de nouveau, souvent avec une histoire dont on ne connaissait aucun mot. Des planches abîmées par l'eau et le sel, des coquillages, des méduses abandonnées par la marée haute...

Eux valaient la peine d'être narrés et avaient un intérêt.

Neige n'avait entendu parlé de l'océan que de la bouche de gens de passage, ou dans des ouvrages. Elle aimerait pouvoir le contempler un jour. Les vagues qui ne changent pas, l'étendue, et ce qui s'en démarque malgré tout.

L'Homme, à ses yeux, était tel l'océan. Il y avait l'ennui, la curiosité, et ce qui brillait.

Lunaire, le regard qu'elle posait sur ses pairs était peut-être trop détaché, trop hautain ?

Elle y songeait quand son regard se contenta de glisser sur le jeune serveur avant de retourner à la femme devant elle.

- Non, je ne suis pas ordinaire non plus, mais je crois que je ne l'ai jamais été.

Elle ne poursuivit pas davantage et s'intéressa plutôt à l’assiette qui venait d'être posée devant elle pour manger avec appétit. Elle ne crachait jamais sur un bon repas, bien qu'elle ait un peu tendance à oublier de se nourrir correctement.

Et il fallait dire que c'était plutôt bon. Neige ne regrettait pas de l'avoir suivie jusqu'ici, et était même décidée à continuer encore un peu à profiter de sa compagnie. Un sourire en vint à se dessiner sur son visage devant le contentement de Lou.

C'est essentiellement en silence qu'elle écouta sa compagne d'un moment. Peu loquace pour sa part, elle trouvait néanmoins son bavardage amusant et rêvassait de son côté de temps à autres. Elle ne pensait pas pouvoir supporter une personnalité comme celle-ci, vive et enthousiaste, à son inverse, mais Lou semblait vouloir lui donner la preuve du contraire.

Même Cime restait paisible, désintéressé certes, sans être mécontent par ailleurs.

Neige apprécia cependant comme lui leur pause dans la crique que leur avait déniché Lou. Jouant avec le sable du bout des doigts, allongée sur le ventre, elle y formait des tourbillons éphémères sous le regard impassible de son albatros.

- Dans le désert des Murmures, elles paraissent plus proches de nous, remarqua-t-elle à voix haute. Si bien qu'en tendant le bras, on se sent pratiquement capable de les toucher du bout des doigts.

Sortant de ses pensées, l'apprentie envoleuse se tourna vers Lou, intriguée, pour suivre des yeux ce qu'elle pointait du doigts.

Il faisait déjà nuit, songea-t-elle d'abord, ne s'en étant pas aperçue auparavant. Puis elle fit le lien avec les mots de l'autre femme et observa les étoiles. L'air rêveur, elle leva à son tour le bras, laissant quelques grains de sable tomber de sa paume dirigée vers le voile nocturne qui recouvrait le monde.

Toucher les étoiles... Elle ferma les poings, s'imaginant en avoir attrapé une.

- Quand on grimpe dans les Dentelles Vives, finit-elle par dire, on a l'impression de s'en approcher et de s'en éloigner à la fois.

Elle laissa retomber sa main pour jouer à nouveau avec le sable, yeux toujours fixés sur le ciel étoilé.

Grimper lui manquait.

Elle souhaitait découvrir l'océan, elle appréciait la finesse du sable sous ses doigts, mais continuait à regretter la rudesse de la roche et les hauteurs vertigineuses.

- J'irai voir le Désert des Murmures un jour, songea-t-elle à haute voix.

Neige posa son coude et laissa reposer sa tête sur sa main. A quel point les étoiles pouvaient être différentes, dans le désert ? Quelle différence cela faisait-il de glisser sur le sable plutôt que de monter dans les hauteurs ?

L'océan, le désert... lieux différents, tout deux à découvrir un jour. Se préoccupant peu du temps s'écoulant, elle n'était pas impatiente. Juste curieuse.


[c'est rien, je vais sans doute baisser en rythme bientôt moi aussi avec la rentrée ^^]

- J’irai voir le Désert des Murmures un jour.

Lou sourit, puis ferma les yeux.
Et s’endormit.


Elle avance entre les tables alignées. Son pas est tranquille. Patiente, elle rétablit la position d’une main autour d’un stylo, pointe une lettre qui, mutine, s’est glissée au mauvais endroit, appelle celle qui manque à la fin d’un mot ; sa voix douce rassure et sa présence, légère et mouvante, pousse à l’audace. Les petits écrivains ne craignent pas de coucher leur imagination sur le papier. Satisfaite, Lou embrasse la salle du regard et observe toutes ces têtes penchées, les visages concentrés, les grimaces de réflexion, les petites mains qui s’activent... l’une d’elles se lève soudain et une question fuse, rompant le silence sans rien briser de cet instant vif et prenant de création.

- Madame Dusselier ? J’ai plus de place dans mon cahier !

Appel à l’aide, touchant d’innocence ; amusée, Lou vient au secours de l’enfant qui a encore besoin qu’on le guide. Ils sont encore si petits ! Parfois, leurs traits dépassent ses attentes, mais d’autres moments, comme celui-ci, leur dépendance la fait sourire. Consciente d’être aussi importante que la lumière d’un phare à leurs yeux, elle ne s’emporte pas.

Elle ne s’emporte jamais.

- Heureusement que tu en as un tout neuf dans ton casier. Et si tu allais le chercher ?

La solution est simple, et le résultat se dessine en un sourire ravi sur les lèvres de l’élève. Il file chercher les pages vierges qui lui serviront à laisser son esprit s’évader. Soudain, il se fige. Face à lui se dresse une créature cauchemardesque. Immense, reptilienne, pourvue de huit pattes griffues, d’une gueule garnie de trois rangées de crocs acérées, le corps recouvert d’une pâle fourrure clairsemée de longs flagelles électriques, le Brûleur pousse un hurlement effroyable.

Le sang de Lou se glace dans ses veines. Elle tend la main dans son dos, réalise qu’elle ne porte pas ses épées jumelles ; pour toute arme, un feutre Veleda ! Les enfants, terrorisés, se précipitent vers la porte pour s’enfuir. Le Brûleur se met en mouvement. Impuissante, Lou porte les mains à ses lèvres, et…



… se réveilla en sursaut. Elle s’assit et contempla les eaux tranquilles du fleuve, sans reconnaître le Pollimage, ni l’endroit où elle se trouvait ; il lui fallut pour cela plusieurs secondes durant lesquelles la sensation d’être complètement perdue lui étreignit le cœur. Puis elle découvrit Neige endormie, et les événements de la veille lui revinrent en mémoire.

Ce n’était qu’un rêve.

La marchombre frissonna, puis se passa les mains sur le visage et soupira. Ce n’était pas la première fois qu’elle rêvait de sa vie d’avant, mais jamais encore elle n’avait vu les deux mondes se mêler de façon aussi brutale. Son cœur en était encore tout affolé. Elle se leva sans bruit et fit quelques pas dans le sable, délassant ses jambes, apaisant son souffle, réconfortant son esprit : tout allait bien. Elle n’avait pas fait un pas sur le côté malgré elle, elle se trouvait toujours en Gwendalavir, auprès du Pollimage, après une excellente soirée passée en compagnie de Neige.

Et aucun Brûleur ne se trouvait en ce moment dans la classe de ses élèves.

Néanmoins troublée – qui ne le serait pas ? – elle s’assit en tailleurs sur un rocher plat, et ferma les yeux. Non pour dormir, car c’était désormais impossible, pas après une telle frayeur en tout cas, mais pour retrouver une paix intérieure qui lui faisait défaut. Le dos droit, elle calqua sa respiration sur le rythme des vagues et bascula finalement dans un état second.

C’est alors qu’elle perçut une présence. Minuscule, infime même, et pourtant réelle. Ouvrant un œil, elle découvrit Cime, l’albatros de Neige ; perché sur ses pattes, il se tenait non loin d’elle. Assez loin pour qu’en tendant le bras elle ne puisse pas le toucher, suffisamment près pour qu’elle distingue la forme de ses plumes avec netteté.

- Toi non plus, tu ne trouves pas le sommeil ? lança-t-elle dans un murmure.

L’oiseau tourna la tête. Son œil rond brillait, intelligent. Lou referma le sien.

- C’est bien, je me sens moins seule.

Elle reprit sa méditation. Autrefois, quand elle ne connaissait pas encore ce monde-là, elle s’était essayée au yoga : parce qu’elle bavardait avec sa meilleure amie, ou bien parce qu’elle n’était pas dans les conditions les plus favorables pour se concentrer, elle n’avait pas réussi à trouver l’équilibre que pourtant, elle avait tant cherché.

Mais quand Yoran avait croisé sa route, il en avait été autrement. Avec cette même patience dont elle avait fait preuve avec ses élèves, il l’avait guidé. Il avait été son phare. Lui non plus ne s’était jamais emporté. Il lui avait appris à faire le vide, à trouver un chemin mental sûr, à l’emprunter sans risque. Lou s’y engagea, oubliant le hurlement du Brûleur et celui, terrifié, des enfants de son cauchemar.

Elle ne vit pas Cime se rapprocher en sautillant. Il passa si près d’elle que le bout de ses plumes effleura son genou ; mais tout à sa méditation, elle ne le sentit pas. Il s’était déjà envolé quand elle ouvrit les yeux. Son regard vert feuille avait changé. Plus lumineux, plus serein. Sous les étoiles qui, déjà, pâlissaient avec l’aube, elle se mit debout sur son rocher et s’immergea dans la gestuelle marchombre.

Elle en sortit lavée de toute angoisse, fraîche et dispo. Le jour se levait. Bientôt, il serait temps de reprendre la route…


[Je me suis permis de faire bouger Cime, alors si quelque chose te déplaît, surtout dis-le moi, d'accord ? Je ne fais pas avancer grand chose et je suis, encore, navrée pour le retard - mais comme un certain Asham retient mon attention en ce moment, tu sais déjà pourquoi ^^]

Neige ne sentit pas le sommeil la gagner. Elle avait juste posé la tête sur ses bras croisés, sa nuque protestant à force d'être étirée vers les étoiles, et, nez dans l'odeur du sable, elle s'était assoupie. La journée avait longue, riche, et son côté solitaire demandait un peu de repos.

Et puis, elle ne risquait rien, ici, avec Lou.

Avec Lou et Cime.



Cime était curieux.

Il avait fait bien des rencontres avec sa maîtresse, pour la majorité oubliables, mais ce n'était que rare qu'elle s'endorme ainsi en présence d'un étranger. L'Humain qui lui avait tenu compagnie pendant un bon moment, déjà, avait dû être le premier. Il ne l'aimait pas, d'ailleurs, et c'était réciproque.

Bien qu'il comprenait que la compagnie de l'Humain importait à sa maîtresse pour une raison qu'il cernait encore difficilement, il appréciait assez peu qu'on donne des ordres et des exercices à celle qu'il suivait.

Mis à part l'animosité, cependant, l'Humain ne semblait pas représenter un danger à ses sens aiguisés.

Cette fois, c'était une Humaine. Elle s'était endormie aux côtés de sa maîtresse. Elle lui paraissait déjà moins antipathique ; déjà, parce qu'elle l'avait aidé face au groupe d'Humains, près de l'onde. Et puis, elle dégageait quelque chose de plus calme. Cime restait Cime ; peu sociable, il n'était pas du genre à quérir des friandises, mais...

Clignement d'yeux. L'Humaine se réveillait, et assez brutalement avec ça. Toujours tranquillement perché, il l'observa bouger. Ne s'envola pas quand elle s'approcha.

Ne répliqua pas quand elle parla.

Il arrivait parfois à comprendre les intentions des Humains. Son lien avec sa maîtresse se passant de mots, il ne faisait pas plus d'efforts que cela pour comprendre l'espèce de sa maîtresse. Attachée à la terre, souvent brutale et éloignée de la nature, elle ne l'intéressait pas.

Il ne comprenait pas l'Humaine, mais elle semblait heureuse de sa présence.

Puis il la sentit s'éloigner. Quitter à moitié les chaînes qui la retenait à la terre ferme.

Cette Humaine là n'était pas comme les autres.

Cela le rassura. Il passa près d'elle, l'effleurant – acte exceptionnel de sa part – et finit par prendre son envol, en quête d'aube, de lumière, de vent.

Et de nourriture, aussi.


Quand Neige ouvrit les yeux, ce fut pour sortir d'un sommeil sans rêves. L'odeur de l'onde lui parvint, mêlée à celle du sable. Elle papillonna des paupières, s'apprêta à se redresser quand elle vit Lou.

Ses gestes lui disaient quelque chose. La façon dont elle se mouvait. C'était récent, mais elle ne parvenait à mettre le doigt dessus.
Coup d’œil. Son albatros n'était pas dans le coin. Il reviendrait.
Elle revint vers sa compagne.

Gil.

Gil avait fait avec elle, au début de leur premier cours, des gestes semblables... Elle n'était plus sûre. Secouant la tête pour débarrasser ses mèches des grains de sable, elle se redressa finalement, s'épousseta. La crique était confortable, les petits grains fins glissant dans ses vêtements, nettement moins...

Neige leva ses yeux clairs sur Lou.

- Salut, dit-elle tout simplement.


[Pour le coup j'ai joué un peu Cime histoire de remplir un peu :p]

Lou avait senti que Neige s’éveillait mais ce fut le son de sa voix qui, véritablement, lui fit réintégrer l’instant présent. Elle battit des paupières et posa son regard tranquille sur la jeune fille.

- Bonjour ! Bien dormi ?

Elles échangèrent quelques paroles dans le jour qui se levait, poussant les nuages vers le nord, apaisées par le doux scintillement du Pollimage qui semblait dormir encore. Lou faillit évoquer le rapprochement de Cime, mais elle se ravisa finalement et jeta un coup d’œil complice en direction de l’oiseau qui glissait entre deux courants ; certains petits miracles étaient faits pour demeurer dans le secret.

- Un petit-déjeuner sur le port, ça te tente ? demanda-t-elle en revanche, une main posée de manière équivoque sur son ventre affamé.

Fradaise, encore. Mais Fradaise au petit jour n’avait rien à voir avec Fradaise à la tombée du soir : tout le port était en ébullition, ballet incessant de navires quittant la côte, de marins gagnant les docks, de marchands s’égosillant à la criée, de mouettes voletant et riant au-dessus de leurs têtes… Des étales chargés de poissons étaient présentés à même les pontons, ce qui provoquait un sacré remous quand les passants se croisaient sur la mince passerelle de bois.

Lou déambulait à son aise, le nez en l’air, intéressée par tout ce que son regard croisait ; elle discuta avec plusieurs personnes, toujours allègre, mais guida malgré tout sa jeune amie jusqu’à une petite roulotte appuyée contre le mur d’une maison. L’une et l’autre bringuebalante, elles ne payaient pas plus de mine que la femme entre deux âges qui se tenait debout derrière un comptoir en bois défraîchi. Petite, ronde, elle avait des cheveux frisés et d’un gris tourterelle. Son habit était fait d’un entremêlement complexe de tissus colorés qui juraient mais qui, curieusement, lui conférait un charme unique, presque bohème. Son visage s’éclaira quand Lou s’arrêta devant elle.

- Salut mignonne ! C’est-y qu’j’ai la chance de t’voir depuis l’temps !
- Salut Maveela ! Tu as l’air en forme.
- Oh ben c’pas avec cet air-là que j’vais me rendre malade, hein ! Attends, laisse-moi d’viner : une tresse dorée et r’couverte de sucre ?

Lou se fendit d’un sourire gourmand. L’échoppe de Maveela était faite de contrastes, tout comme sa propriétaire : l’ensemble était vieillot et de guingois mais le présentoir était chargé de toutes sortes de pains, de viennoiseries, de gâteaux qu’elle confectionnait elle-même et qui donneraient faim au plus repu des gourmands.

- Et toi mon poussin, qu’est-ce qui t’fait plaisir ?

Maveela tendit sa brioche tressée à Lou et scruta le visage de Neige, attendant sa réponse. Incapable d’attendre, la marchombre mordit dans sa viennoiserie et ferma les yeux, savourant avec délice la douceur de son met, son moelleux inimitable et les petits grains de sucre qui crépitaient pratiquement sur le bout de la langue. C’était un petit écart qu’elle s’offrait avec bonheur, sans trop songer aux exercices qu’il lui faudrait faire pour éliminer toutes ces calories ; épicurienne, elle ne laissait pas de menus soucis d’apparence venir gâcher son plaisir. Surtout pas à l’heure du petit-déjeuner !

Et puis, ce n’était pas Neige qui, toute menue, allait en pâtir ! Ce serait même pas mal qu’elle prenne un ou deux kilos – mais cela ne regardait pas Lou, qui régla leurs achats avant de saluer l’avenante Maveela. Elle s’éloigna vers les quais et s’assit sur un ponton de bois, les jambes dans le vide, face au Pollimage constellé de petites voiles colorées.

- As-tu déjà navigué ? demanda-t-elle en suivant des yeux la trajectoire d’un voilier aux lignes fines.


[Ahlalaaaa, toutes mes excuses pour une réponse médiocre qui, en plus, s'est fait attendre... ><"]

L'apprentie envoleuse hocha simplement la tête à la question de son aînée, puis la lui retourna d'un ton tranquille.

Elle apprécia la tranquillité de ce coin perdu hors du monde et de sa foule. Le doux bruit de l'eau, ses éclats au soleil, la présence invisible de son albatros, les odeurs et autres sensations... Oui, le Lac Chen était plaisant, mais comme une destination de vacances, comme une halte sur un chemin tracé. Pas comme un but, comme un foyer.

- Un petit-déjeuner sur le port, ça te tente ?

Sourire et elle acquiesça, la suivant docilement.

La bourgade avait bien changé en quelques heures. Si c'était intéressant à regarder – la foule mouvante, les navires qui allaient et partaient, concentrés sur leur but, les oiseaux tournant au-dessus d'eux – Cime s'était par ailleurs glissé parmi eux –, les cris, interpellations, les odeurs...

Ce n'était malgré tout pas son univers, songea Neige, mais cela restait appréciable à découvrir. La solitude lui allait mieux que l'effervescence d'une ville.

Lou, nota-t-elle, semblait connaître pas mal de gens. Elle était probablement plus ouverte, plus sociable que la jeune apprentie, sans que cela ne dérange cette dernière outre mesure. Son caractère placide et distant, s'il l'empêchait souvent de créer des liens, lui convenait. C'était elle, et elle ne voyait pas l'utilité de changer.

La jeune femme suivit Lou jusqu'à une roulotte, cilla devant les habits de la tenancière qui semblait, elle aussi, connaître sa compagne. Décidément, est-ce que Lou connaissait tous les habitants de cette ville ? Et comment faisait-elle pour nouer aussi facilement des liens ? Peut-être son air amène. Son sourire. Sa personnalité.

Cela rendait Neige un brin perplexe.

Elle le fut davantage encore quand la vendeuse l'apostropha.

- Et toi mon poussin, qu’est-ce qui t’fait plaisir ?

Surprise par le surnom, elle ouvrit d'abord de grands yeux. Poussin ? Personne ne l'avait jamais surnommée ainsi. Empêtrée par l'étonnement, elle mit un peu de temps à répondre. Parcourant l'étalage des yeux, l'air un brin perdu, elle finit par se rabattre sur la même viennoiserie que Lou. Prenant la tresse dorée dans ses mains, elle en goûta la chaleur avant de mordre dedans.

C'était indéniablement bon. Elle ferma les yeux de contentement. De temps en temps, sa mère faisait des pâtisseries, mais c'était rare. Le mot d'ordre, dans l'exploitation familiale, était l'utilité. Les viennoiseries n'étaient pas utiles. Un ragoût épais permettant de tenir toute la journée, si.

Autant dire qu'elle était plutôt heureuse de pouvoir savourer la brioche, et qu'elle refréna son envie de l'engloutir pour en apprécier tout le goût. Neige continua de suivre Lou – s'en remettant à elle pour leurs diverses destinations.

S'asseyant à ses côtés sur le ponton, Cime partant effleurer la surface du Pollimage à la recherche de son propre repas, elle suçota ses doigts couverts de sucre.

- As-tu déjà navigué ?

Neige pencha la tête sur le côté. Navigué ? Non, jamais. Elle n'avait jamais foulé le bois d'un navire, et ne savait même pas nager. Son univers se situait ailleurs.

- Non, répondit-elle après un certain temps à rêvasser. Mais j'ai beaucoup, beaucoup grimpé. Je me sens davantage chez moi dans les Dentelles Vives. Et toi ?

[pas terrible non plus, désolééé]

La réponse de Neige tira un sourire à Lou. D’accord, c’était une grimpeuse, aucun doute là-dessous et quand bien même un résidu d’incertitude serait-il demeuré, la passion qui avait vibré dans la voix de la jeune femme était sans équivoque. La marchombre se le tint donc pour dit et savoura sa gourmandise dans un silence tranquille.

Ses yeux verts caressaient l’horizon, suivaient les circonvolutions des mouettes, s’arrêtaient sur la silhouette d’un chalutier ; depuis quelques temps déjà l’idée la travaillait, mais ce n’était qu’une idée et comme elle avait tendance à laisser son petit vent la pousser là où il le désirait, celle-ci avait plutôt l’allure d’une esquisse à peine entamée sur le grain clair d’une feuille de dessin.

Naviguer ?

Elle aimerait bien. Dans son monde, elle avait habité dans le sud-ouest de la France et s’était souvent retrouvée ainsi sur une plage, le regard tourné vers la mer. Depuis son arrivée en Gwendalavir, elle avait eu l’occasion de traverser plusieurs fois le Pollimage, mais il s’agissait toujours de courts voyages qui ne lui avaient donné qu’un très bref aperçu. Et voilà, assise sur ce ponton, ses jambes se balançant doucement en un rythme dont elle avait seul le secret, elle rêvait d’aventures en haute mer, de pirouettes dans les haubans, d’agitation sur le pont tout en suivant un cap dessiné dans les étoiles…




- Je suis contente d’avoir fait ta connaissance.

Le soleil poursuivait sa course et grimpait haut dans le ciel sans nuages. L’heure du petit-déjeuner était passée depuis un moment déjà ; elles en avaient profité dans ce silence qui était faiseur de complicité et bien des bateaux avaient défilé sous leurs yeux avant qu’elles décident, d’un commun accord, de se quitter.

Debout à côté de Lilune, Lou sourit à Neige : elle aimait sincèrement ce genre de rencontres, simples et uniques, qui émaillaient parfois son quotidien de marchombre solitaire. Elle ignorait si leurs routes se croiseraient à l’avenir et là encore, ce n’était pas le plus important : le seul fait de conserver le souvenir de ces quelques heures en bonne compagnie suffisait.

- Il n’y a pas de montagnes à Al-Jeit, lui dit-elle, mais des murs, des toits et des tours qui promettent de sacrés défis au plus talentueux des grimpeurs !

Il ne faisait aucun doute que Neige s’y plairait. Aucun doute, aussi, qu’elle saurait se débrouiller. Quoiqu’encore jeune, elle irradiait d’une force tranquille qui ne trompait pas Lou. Sans prévenir, elle se pencha et déposa une bise légère sur la joue de la jeune femme, que la réaction amusa, puis elle se hissa sur le dos de sa jument.

- Prends soin de toi, Neige. Toi aussi, Cime. Et bon vent !

D’une pression des genoux, elle fit avancer Lilune qui longea la rive du fleuve au petit trot ; elles dépassèrent les dernières maisons de Fradaise et s’élancèrent alors au grand galop. Un goéland vola un instant non loin d’elles, et Lou éclata de rire. Puis elle gonfla ses poumons d’air, goûtant à la brise saline, et se laissa emporter vers nord tandis qu’une jeune femme aux cheveux blancs et son bel oiseau descendaient vers le sud.

Dans ses yeux verts brillait un éclat de bonheur.


[Ahlala, je suis désolée, j'avais oublié que c'était à moi de répondre ! Alors du coup je m'en tiens là - mais cette parenthèse tranquille au bord du Pollimage m'a vraiment plu et Lou est formelle : elle reverra Neige, ce n'est pas négociable xD]

Naviguer.

Elle pouvait se l'imaginer ; la houle sous les pieds opposée à la roche râpeuse sous les doigts, le brillant de l'eau sous le soleil contre la pierre et l'infini de l'horizon, les mains plongeant dans l'écume froide ou les anfractuosités calleuses qui déchiraient la peau mais toujours les cris des oiseaux et le vent fouettant le visage.

Un jour, peut-être.

Le désir de découvertes la mènerait forcément dans cette voie, un jour ou l'autre. Rêveuse, elle voulait voir le monde comme si elle le buvait à la source. Et puis, le Lac Chen semblait plus simple à traverser qu'à contourner, que ce soit à pieds ou à cheval.

Elle mordit dans la tresse dorée, en savoura le goût. Était-ce également une sorte de découverte ? Probablement. Moins excitante que d'autres mais agréable, au goût de sucre. Lou aussi, était une découverte. Incroyable et aux contours indéfinis. Bercée de mystères, sans que Neige ne se sente lésée.

Ses doigts picotaient tandis qu'elle regardait l'horizon, en accord avec l'autre jeune femme. L'eau paisible ridée par le vent ne lui donnait pas complète satisfaction. Bien que doux paysage, il ne valait pas celui que l'on admire, en haut d'une falaise, le vide sous ses pas et le vent comme voulant jeter en bas le corps frêle qui le défie.

Elle ferma les yeux. Inspira l'air frais. Les odeurs.

C'était tout de même doux, d'être au bord de l'eau.



- Je suis contente d’avoir fait ta connaissance.

Moi aussi, répondit le sourire et les yeux pâles de Neige.

Cime s'était posé non loin, revenu de ses circonvolutions dans les airs. Son œil aigu, sombre, examinait les deux jeunes femmes sans que l'on puisse décrypter ce qu'il s'y disait, impénétrable forteresse animale. Ses ailes étaient sagement rangées, vives plumes blanches tranchées de noir.

Calme, il attendait la fin des « au revoir ».

Neige se sentait légère et apaisée. La matinée avait défilé sans qu'elle n'en ait conscience. La compagnie de Lou était agréable, le silence dans lequel elles avaient baigné également. La main de la jeune femme vint flatter l'encolure de la jument sous le regard jaloux de l'albatros.

Il était temps de se quitter ; c'était comme une douce évidence. Elle avait apprécié la rencontre, et savait le sentiment retourné. Cette parenthèse dans sa vie de solitaire allait la laisser à nouveau en tête-à-tête avec Cime, ce dont elle ne se plaignait pas ; ces instants lui étaient nécessaire, aussi absolus que celui de respirer.

- Il n’y a pas de montagnes à Al-Jeit, lui dit-elle, mais des murs, des toits et des tours qui promettent de sacrés défis au plus talentueux des grimpeurs !

- J'irai voir Al-Jeit, alors.

Elle avait déjà eu l'occasion d'escalader avec Gil et cela lui avait beaucoup plu. Si Al-Jeit était un défi, en accord avec les louanges que l'on vouait à la cité impériale, elle irait bel et bien.

Lorsque Lou se pencha pour déposer une bise sur sa joue, elle sursauta, ne s'attendant pas à un tel quelconque. Elle en fut même brièvement confuse, se demandant à quand remontait la dernière fois qu'un tel geste lui avait été accordé... Et le semblant de tristesse pointant son nez fut chassé par la spontanéité de l'autre femme.

- Prends soin de toi, Neige. Toi aussi, Cime. Et bon vent !

L'albatros cria en réponse, battant des ailes dans un salut. Lui et Neige regardèrent Lou s'éloigner au loin, chevauchant. Les yeux pâles de l'apprentie envoleuse se posèrent ensuite sur l'oiseau.

- Où allons-nous ? chuchota-t-elle.

Un autre cri lui répondit et elle rit. Se mettant en selle à son tour, accompagnée de l'albatros, elle s'en alla aussi.


[Ce sera avec plaisir !]