Les nuits d'Al-Chen [Seth]

Ìrae, pour changer, avait le nez en l'air. Elle avait décidé, en revenant des Montagnes de l'Est – qui, par ailleurs, avaient été sympathiques à escalader – de faire escale à Al-Chen. L'on disait que l'Académie des Marchombres se trouvait dans le coin, alors autant faire halte dans la ville portuaire avant de remonter vers le Domaine.

Elle, trouver toutes les excuses possibles pour être en retard ? Jamais. Elle n'avait pas besoin d'excuses si elle l'assumait pleinement.

Arrivée aux portes de la ville avec Écume, elle laissait la jument agacée à un pauvre palefrenier qu'elle paya avec largesse ; il méritait bien cela pour supporter un cheval de ce tempérament. La belle à la robe grise allait probablement faire tourner toute l'écurie en bourrique pour manifester son mécontentement d'être enfermée... Un spectacle que sa maîtresse aurait bien savouré, mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, même si elle connaissait déjà la ville, elle voulait refaire le tour d'Al-Chen.

Abandonnant gaiement sa monture, elle avait d'abord déambulé dans le marché, admirant les tissus, les étals de souvenirs, les petits animaux aux yeux brillants, enfermés dans des cages – elle repéra même un magnifique serpent rouge et orange, lardé de bandes noires. Un Oreocryptophis porphyraceus plus précisément. Ses jolies couleurs attirèrent son attention un certain temps, mais le reptile nocturne persistant à somnoler, elle décida d'aller voir ailleurs.

Il faisait beau ; le genre de temps qui l'éblouissait, et pas dans le sens commun du terme. Sous la lumière vive, ses cheveux étaient comme du feu liquide, d'un doré métallisé, qui tombaient en mèches ébouriffées autour de deux yeux d'un or liquide et d'une peau mate et lisse, constellée de tâche de rousseurs.

Elle savait, là, au milieu de cette place de marché et dans cette flaque de lumière, qu'elle attirait les regards, parfois admiratifs, parfois surpris, parfois convoiteurs. Une personne avisée aurait vu les vêtements ajustés, les hautes bottes, la veste de cuir et l'épée courbe ; la majorité n'avaient d'yeux que pour la poitrine menue sous la chemise écrue, et pour les courbes affinées par des années d'entraînement et de combat.

Ìrae était belle, d'une beauté transcendante et inatteignable ; elle le savait, et elle en jouait avec un certain plaisir. Ses yeux dorés passèrent sur la foule, sans que ni homme ni femme n'attire son regard. Lassée, elle décida alors de quitter la place.

Elle se sut suivie ; passa par les toits pour semer sans zizanie ses suiveurs, redescendit sur terre sous les yeux écarquillés d'un gamin à qui elle jeta une pomme volée auparavant avec un clin d'oeil.

D'humeur agréable, elle chercha une auberge, en choisit une qui lui semblât correcte et réserva une chambre pour la nuit. Ressortit aussitôt. La journée déclinait, amenant avec elle ses secrets nocturnes, et bien des chances de s'amuser.

Aux yeux d'Ìrae, le monde n'était qu'un vaste terrain de jeux.

Elle s'attarda dans un restaurant près du Lac pour un repas de crevettes, plutôt satisfaisant, avant de repartir ; encore. Impossible de tenir en place quand elle se sentait si proche de l'Académie, de potentiels Marchombres, et donc d'une possibilité d'assouvir son insatiable curiosité.

Ìrae continua à déambuler dans les rues, gardant simplement sa veste malgré l'air de plus en plus frais que charriait le Lac dans les brises qui courraient les ruelles.

Elle ne remarqua pas la nuit tombée, étoiles au firmament. Néanmoins, elle nota très bien les trois hommes qui la suivait, depuis un temps incertain – aie-je mentionné qu'elle avait tendance à être tête en l'air ? – et dont elle allait devoir se débarrasser. Elle avait trois choix.

Un, s'envoler par les toits. Les nigauds ne pourraient l'y suivre.

Deux, les confronter et leur demander gentiment de partir. Peu de chances que cela fonctionne.

Trois, ne pas poser de questions et taper dans le tas. Possible suite de l'option numéro deux.

Elle fit brusquement volte-face, surprenant les trois hommes.

Ìrae les détailla sans aménité. Simplement trois bonhommes parmi d'autres, mal vêtus, aux cheveux à la propreté douteuse, et aux yeux un peu trop veules à son goût.

- Bonjour, messieurs, dit-elle, sentant son humeur tourner de cap à la vitesse de la lumière, que me vaut donc votre aimable présence ?

L'ironie commençait à percer dans sa voix.

- Ben, dit l'un des gaillards après s'être concerté du regard avec ses partenaires, t'as l'air seule, on se disait que tu t'ennuyais et que t'aimerais passer un bon moment avec nous...

Déconcertant comme les hommes pouvaient être tous les mêmes.

- Très aimable à vous, fit-elle, le sarcasme maintenant pleinement présent, mais je suis très bien ainsi. Quant à votre suggestion, je pense que je peux très bien me débrouiller toute seule. De plus, je passerais un bien meilleur moment.

Instant de flottement. Ils se regardèrent, indécis. Les chiffres dansaient dans l'esprit de l'Envoleuse. Option deux, option trois...

- Écoute, répliqua celui qui avait pris la parole, on comprend rien à ce que tu racontes. Alors tu viens avec nous et c'est tout. Tu vas voir, ça va être am-

Un poing vint le percuter au niveau de la mâchoire. Claquement sec. Les cervicales s’étaient brisées. Il s'écroula, mort. Pivotant sur ses hanches, Ìrae fit face aux deux autres. Option deux, option trois... Ils se jetèrent sur elle avec un cri de colère.

Rencontrèrent le sol.

Elle s'était effacée, les laissant lamentablement s'écrouler dans la poussière.

- Tiens, vous voilà dans votre habitat naturel.

Sa voix n'avait plus rien d'amical ou chaleureux. Elle était glaciale. Le feu avait pris vie.

- Allez, je vais être gentille. Je vous donne deux secondes. Ou trois ?

Elle sourit, bras croisés.

Option deux, option trois...

- Courrez.

Ce simple mot firent l'effet d'un gigantesque coup de pied aux fesses des deux survivants, qui décampèrent aussitôt le plus vite possible. Ìrae, l'air navré, secoua la tête et se pencha sur le mort pour le fouiller. Quelques piécettes, rien d'extraordinaire. Cette ville ne lui avait pas offert l'amusement qu'elle avait attendu. Que pouvait-elle bien faire maintenant pour-

Interruption dans ses pensées.

Quelqu'un d'autre se tenait là.

- Dis, toi. Sors de là que je te vois.

Un compagnon des deux fuyards ? Un autre homme stupidement banal ? Une chance de s'amuser ?

Option un, option deux, option trois...

HRP:

- “Salut”

Ìrae écarquilla les yeux devant cette simple réponse, puis étouffa un rire. Qui se contenterait d'un simple « salut » face à une femme fièrement campée sur ses deux jambes, un corps à ses pieds ? Option deux, option trois... Elle sentait que la nuit allait être amusante. Ou alors, il était simplement trop surpris pour dire autre chose.

Elle détailla le nouveau venu avec attention. Beau, plus grand qu'elle, également plus jeune, il avait, surprise, des yeux dorés et une peau mate, ainsi que des cheveux noirs. Physiquement, il y avait une certaine ressemblance entre les deux. Et autre chose, aussi.

Elle le scruta davantage. Quelque chose émanait de lui, et elle ne mit pas longtemps à mettre le doigt dessus. Elle venait de dénicher un jeune atypique. Cela se voyait à sa façon de bouger, de regarder. Talent brut, peu à peu affiné par quelqu'un ; elle en était quasiment certaine.

Option trois, donc. Il y avait là une occasion de s'amuser. Bien meilleure que les pauvres types qui avaient essayé de l'apalguer. Poings sur les hanches, elle se tourna plus franchement vers lui, une lueur rieuse dansant dans ses yeux.

- « Salut » ? C'est ainsi que tu rends hommage aux dames ?

Elle eut un rire franc. Il était difficile de la qualifier de « dame », d'autant plus après ce qu'elle venait de faire. Son attention revint à l'homme. Ses yeux dorés l'intriguaient. Venait-il des Îles Alines, lui aussi ? Il n'en avait pas les cheveux... Peut-être un métisse alavirien ? Ce n'était pas si rare que cela, après tout.

Deux pas, et elle était devant lui, continuant à l'observer, toujours un brin amusée.

- Eh bien, salut également. Je suis Ìrae. Et toi ?

La question attendait bien des réponses qu'elle ne développa pas. Plus que son nom, elle s'interrogeait sur son identité... Mais pour avoir ce qu'elle voulait, il allait falloir qu'il tienne la distance. Ìrae lui fit un clin d’œil amusé et bondit sur le côté, se hissant sur la maison. Là-haut, le surplombant – ce que c'était agaçant, les gens plus grand qu'elle – elle lui lança :

- Essaie donc de me suivre, jeune homme.

Nouvel éclat de rire. Faisant volte-face, elle gagna un autre toit et fila dans la nuit, mesurant néanmoins sa vitesse. Elle ne voulait pas le semer, elle voulait le voir danser... Et en deviner un peu plus sur l'homme étrange qui n'avait pas eu la brillante idée de fuir en voyant une femme et un cadavre – frais, certes, mais cadavre tout de même.

La nuit brillait de toute façon assez bien pour qu'il ne puisse la rater. Dardant de métal sa chevelure si caractéristique, elle jeta un regard derrière elle pour voir s'il la suivait – et si, comme elle l'espérait, c'était le cas, s'il suivait son rythme.

Elle voulait bien y aller doucement pour l'évaluer, mais n'allait certes pas lui rendre la poursuite facile !

Avisant une tour assez basse, elle se dirigea vers elle, glissant sur les toits comme un mirage étincelant, la lune illuminant sa chemise écrue sous sa veste de cuir, et le gris de son pantalon, son pendentif battant sa poitrine à chacun de ses gestes.

Respirant la nuit à plein poumons, elle prit un temps, arrivée à la tour, pour regarder derrière elle si l'homme l'avait suivie, bras croisés.

[Désolée du temps de réponse, je te le disais hier, Seth fait un peu son sauvage ces derniers temps xD]

Le garçon suivait bien, constata-t-elle avec plaisir. La nuit ne le lui avait pas ôté. Ìrae continuait cependant à s'interroger sur la couleur de ses yeux. Il était rare de trouver des personnes en provenance des Îles des Femmes en Gwendalavir.

Cela lui rappelait une affaire lointaine, dont elle en avait entendu parler gamine : des enfants des îles alines étaient capturés dans leurs berceaux pour être emporté sur le continent et vraisemblablement offert à des familles sans enfants.

Ce n'était que supposition, mais elle se demanda si le gamin n'était pas issue d'un croisement entre une originaire aline et un alavirien - ou le contraire. Il avait quoi qu'il en fut un regard doré bien atypique.

Elle attendit tranquillement qu'il la rejoignit, déjà fixée rien qu'à le regarder danser sous la lune ; ce garçon était formé par un envoleur, un marchombre ou quelqu'un d'équivalent. Probablement un marchombre, parce qu'elle ne l'avait jamais vu au Domaine ces dernières années. Bien que sa tête lui disait un petit quelque chose.

Elle le laissa approcher, bras croisés, et plongea ses yeux étincelant dans les siens.

- « Et sinon, tu comptes me faire courir comme ça encore longtemps ? Je peux bien faire ça toute la nuit, mais je n’en vois pas bien l’intérêt »  

Contre toute attente, Ìrae sourit. Elle aimait bien les gamins avec un peu de gueule et d'aplomb. S'il l'avait suivie, ce n'était pas ensuite pour mendier la reconnaissance de ses talents.

Avant qu'elle ne puisse répondre, cependant, il poursuivit sur sa lancée.

- « Ma mère était une Envoleuse. Mon père un Mentaï. J’ai grandi au Domaine. Aujourd’hui, je suis apprenti Marchombre »

Cela manqua de lui en décrocher la mâchoire. Il n'avait peur de rien, le jeune. Balancer ainsi ses origines et sa formation actuelle à une Envoleuse n'était pas des plus prudents. Certains y auraient vu de l'effronterie, de la grande gueule, elle y vit de l'assurance.

- « Au fait, moi c’est Seth. Seth Jol »

Un sourire revint danser sur ses lèvres alors qu'il lui tournait le dos. Bigrement intéressant, le gamin.

- Enchantée, Seth Jol. Ton nom me dit effectivement quelque chose, mais je n'ai jamais traîné assez longtemps au Domaine pour m'y faire des relations.

Avec cela, elle affirmait son statut, mais Seth devait avoir deviné depuis un moment. Cela faisait, quoi, près de 15 ans qu'elle fréquentait le Domaine par intermittence, rechignant généralement à s'y attarder une fois sa formation finie, et y passant peu de temps quand elle était encore sous la tutelle de son maître quoi qu'il en soit – ce dernier n'aimait pas le refuge des Envoleurs, le qualifiant de « nid à serpents ».

Elle accorda une pensée à son maître mort, Heiren. Qu'aurait-il pensé à la voir sympathiser avec un apprenti marchombre ? Il aurait sans doute trouvé cela très drôle.

- Je te rassure, je ne compte pas te faire courir encore – sauf si tu en as envie, évidemment. Je pense que quelqu'un s'occupe très bien de ça à ma place.

Seth Jol... Le nom de Naïs lui flotta dans l'esprit, sans plus lui rappeler quoi que ce soit. Une Envoleuse aveugle, lui semblait-il. Elle était morte il n'y avait pas si longtemps. À bien y réfléchir, elle ne devait pas faire partie de la rafle sur les Îles des Femmes – trop âgée pour cela. Elle n'avait de toute façon aucune preuve ou indice lui indiquant qu'elle en provenait. Il y avait peut-être des Alaviriens avec les yeux dorés après tout, même si cela devait être plutôt rare.

Elle n'allait de toute manière pas demander de précisions à son fils. Envoleuse ou non, elle pouvait entendre que parler de sa mère à ce gamin alors qu'elle était morte il y a peu n'était pas des plus délicat.

Autrement, elle n'avait pas envie de le laisser filer. Elle avait envie d'une distraction, et avait toujours eu envie de avoir comment cela se passait, chez les marchombres. Elle ne leur était pas viscéralement opposée, plus curieuse en fait.

Et elle avait envie de satisfaire sa curiosité.

Mains dans les poches de sa veste, elle le héla.

- Ça te dit d'aller boire un truc ? C'est moi qui offre.


[Ça me va ]

Drôle de jeune homme qui ne fuyait pas une Envoleuse accomplie alors qu'il n'arpentait la voie des Marchombres que depuis peu, mais cela lui convenait tout à fait. Elle brûlait de curiosité et Seth l'intriguait. Fils d'une mercenaire du chaos qui s'était finalement tourné vers l'harmonie... C'était peu commun, on ne pouvait le nier.

N'était-elle pas elle-même différente de ses confrères et consœurs ? Elle s'était engagée sur cette voie car Hieren s'était trouvé là au bon endroit, au bon moment. Il aurait pu être un marchombre, elle l'aurait suivi quand même.

Elle n'était pas le genre de mercenaire assoiffée de sang, cherchant à tuer à tout prix ; mais le chaos l'avait suffisamment formée pour exécuter sommairement quiconque se mettrait en travers de sa route. C'est ce qu'elle aurait fait avec le jeune homme s'il avait décidé de défendre les brutes qui  avaient eu la folle idée de s'en prendre à elle.

Et si elle restait l'ennemie naturelle des marchombres, cela ne l'empêchait pas de frayer avec eux. Les autres mercenaires s'en arracheraient probablement les cheveux mais pour cela, il aurait fallu qu'ils le sachent, et qu'ils réussissent à lui faire entendre raison – et Ìrae était la pire des têtes de mule quand elle se lançait dans quelque chose. Et ce quelque chose, actuellement, était d'en savoir plus sur les marchombres, et sur le jeune homme face à elle, qui ne paraissait pas outre mesure effrayé par l'Envoleuse.

- « Pourquoi pas. A condition que tu me laisses t’offrir la deuxième tournée » fit Seth avec un clin d’œil.

Elle esquissa un sourire, ravie.

- Et galant, avec ça. Je ne peux qu'accepter.



Ìrae suivait Seth dans les méandres de rues d'Al-Chen. Il avait proposé une auberge, insistant, et, ne connaissant pas la ville aussi bien que lui, elle avait accepté. Après tout, s'il connaissait un bon coin, elle n'allait pas cracher dessus. Les tavernes mal famées et pleines d’escrocs n'était pas son truc. Si en plus il connaissait la tenancière, elle n'allait pas le priver de retrouvailles.

Elle fut touchée malgré elle quand elle vit le petit bout de femme se jeter au cou de Seth. La gamine lui faisait penser à sa propre nièce, âgée de dix ans, et qu'elle n'avait encore jamais vue. Un jour, se promit-elle, elle irait voir sa famille. Mentir de loin sur sa profession pour les protéger était plus simple, mais le sourire de son père, le rire de sa mère et le visage de sa sœur aînée lui manquaient. Quitte, songea-t-elle, à se taper la sale tête de son beau-frère Saeran.

Et puis, l'Océan ! Entendre les vagues battre les falaises, emplir ses poumons du vent marin, plonger dans l'eau tumultueuse. En partant, elle avait laissé une part d'elle sur les Îles des Femmes ; son enfance, son adolescence passées lui réclamaient de revenir.

La tenancière leur offrit leurs cocktails, qu'elle trouva délicieux, tout en remarquant le nom. Un hommage à Naïs Jol. Elle ne l'avait jamais vraiment connue, mais si elle était telle le cocktail, ce devait être une femme extraordinaire. Hélas, songea-t-elle, la mort prenait souvent des personnes e qualité.

Elle-même n'avait-elle pas pris des vies qui, peut-être, étaient celles de personnes uniques ?

Seth prit la parole, la distrayant de ses pensées, pendant qu'elle sirotait la boisson.

- « Plus je te regarde et plus je me demande si je ne devrais pas fuir vite et loin, en fait. Et dire que je te prenais pour une demoiselle en détresse… »

Un sourire en coin fit ressortir son regard pétillant de plaisir.

- Il faut toujours se méfier des femmes, plaisanta-t-elle. Mais tu n'as rien à craindre de moi... normalement.

Elle n'avait pas l'intention de s'attaquer à une source de divertissement, et à un jeune homme si plein de surprises.

- « J’aime bien tes yeux »

Elle le regarda, un brin amusée.

- Et moi, j'aime bien les tiens, dit-elle sur un ton léger.

Elle trempa les lèvres dans son cocktail, le finit. Puis, reposant le verre, elle planta ses coudes sur la table pour joindre les mains et y apposer son menton.

- Alors, dis-moi, jeune apprenti, ce qui t'as amené du côté des marchombres.

[Un peu court :/]

Ìrae avait toujours été curieuse, d'une curiosité mordante, qui l'empêchait d'avoir des a-priori sur les autres. Les Marchombres en faisaient partie. Bien que Hieren ne les avait jamais fréquenté, il lui avait transmis l'envie de les découvrir. Son vieux maître, malgré son âge avancé, et sans doute parce qu'il était un Envoleur, n'en avait jamais rencontré autrement que pour les affronter. Elle, avait la chance d'avoir une personnalité plus sympathique que son bougon de maître, et d'être tombée sur un apprenti qui ne s'était pas imaginé pouvoir vaincre une Envoleuse à lui tout seul – un apprenti qui, qui plus est, avait fréquenté le Domaine. Un bijou unique en soit.

La jeune femme n'était pas, comme nombre de ses collègues, prise par l'envie d'annihiler les Marchombres, leur ennemis jurés. Elle préférait les découvrir, tisser des liens, comprendre leur Harmonie sacrée, qui s'opposait inéluctablement au Chaos auquel elle s'était vouée avec nonchalance. À ses yeux, comme pour son défunt maître, ils faisaient partie d'un équilibre qui ne devait être rompu ; Bien et Mal, Harmonie et Chaos, Marchombre et Envoleur, ils n'étaient que les deux faces d'une même pièce qui devait continuer à tourner sur elle-même sans jamais tomber sur un côté.

Et cet équilibre était fragile. Voilà aussi pourquoi elle voulait les connaître ; pour le préserver.

Elle détailla le jeune homme plus attentivement, toujours captivée par ses yeux aussi infiniment doré que les siens. C'était tellement rare, qu'elle continuait à se poser des questions sur son origine.

- « Pourquoi pas » finit-il par dire. « A condition que tu me laisses t’offrir la deuxième tournée »  

Ìrae éclata d'un rire frais. Il n'avait pas sa langue, ni sa vivacité d'esprit, dans sa poche – et cela lui plaisait.


Elle connaissait la ville, sans avoir sa taverne préférée – alors quand Seth insista pour se rendre à l'une d'entre elles en particulier, elle ne protesta pas. Rien de mieux que de voir un apprenti évoluer dans un milieu qui lui était familier. Il serait plus détendu, et plus apte à répondre à ses questions qui lui brûlaient les lèvres, à défaut de ses mains. Elle le suivit donc sans rechigner, sans cesser de le scruter, essayant de voir où il en était dans sa voie. Avoir eut pour mère une Envoleuse compliquait la tâche, parce qu'elle pouvait imaginer que cette dernière avait formée son fils un minimum. Cependant, après moult spéculations, elle en conclut qu'il était au début de sa voie tissée d'Harmonie. On pouvait acquérir des capacités, mais le fondement des deux voies ne s'apprenait pas d'un coup, surtout quand on avait potentiellement navigué sur l'autre.

Elle regarda avec son amusement typique une jeune femme se jeter dans les bras de Seth. Il semblait être ici chez lui, d'autant plus que leur première tournée leur fut offerte par la tenante de la taverne. L'Orchidée Sauvage. Joli nom, conclut-elle.

Tout comme celui de son cocktail. Elle le sirota tranquillement, appréciait sa saveur. On était loin d'une simple bière dans une auberge quelconque, et elle ne regrettait pas de l'avoir suivi, ce jeune apprenti. Elle posait d'ailleurs un regard attentif sur lui. Il la fascinait, avec son parcours atypique.

- « Plus je te regarde et plus je me demande si je ne devrais pas fuir vite et loin, en fait » décréta-t-il, avec une bonne dose d’humour « Et dire que je te prenais pour une demoiselle en détresse… »

La jeune femme sourit, un brin amusée.

- Ne jamais se fier aux apparences, jeune apprenti, dit-elle sur le ton de la plaisanterie. Mais tu ne risques rien à me côtoyer. Je laisse à ton maître l'art de te donner des coups de bâton si tu fais n'importe quoi.

- « J’aime bien tes yeux »

Ìrae éclata franchement de rire.

- J'aime bien les tiens, répondit-elle, avec son rire dans la voix.

Le pauvre apprenti avait l'air de vouloir se noyer dans le fond de son verre et cela manqua de lui arracher un gloussement. Vif, mais un peu trop à son propre goût, semblerait-il. Elle appréciait pourtant sa spontanéité. Une qualité, à ses yeux, qui se faisait rare, surtout chez les mercenaires du Chaos.

Plantant ses coudes sur la table, posant sa tête dans ses paumes, elle le regarda intensément.

- D'où viennent tes yeux ?

Certes, elle avait prévu au départ de l'interroger sur ce que signifiait être Marchombre – bien qu'il ne fut qu'un apprenti – mais cela pouvait attendre encore un petit peu.

- " De ma mère"

Hoche doucement la tête, un sourire distrait sur les lèvres.

- " Elle était originaire d'une île au sud des Alines. Toi aussi tu viens des Alines, je me trompe ?"

- Tu ne te trompes pas. J'en viens effectivement - j'y ai passé ma vie jusqu'à mes vingt ans environ.

Pause.

- Je me disais bien que des yeux dorés étaient trop rares pour être alaviriens. Es-tu déjà allé dans les îles Alines ?

- "Une fois seulement..."

Soupir

- "Tu as de la chance d'y avoir grandi"

- Il est vrai que les Îles sont un meilleur endroit pour grandir que le Domaine...

Pause.

- Tu as un parcours bien atypique, jeune apprenti.

- "A la longue, les murs du Domaine finissent par avoir un certain attrait. Surtout les monstres de pierres de la salle aux statues : ils dégagent un brin de poésie..."

Eclat de rire vaguement ironique.

- "Il paraît que ça fait tout mon charme"

Clin d'oeil malicieux

- " Et toi, qu'en penses-tu ?"









[Non mais quel baratineur xD]

Moue amusée.

- C'est bien l'une des pièces que j'aime le moins du Domaine... Trop sinistre pour moi.

Clin d’œil en retour.

- Ce que je pense ? Du Domaine ou de toi, jeune apprenti ? Dans les deux cas, la réponse est toujours plus compliquée que la question...

Ìrae se renversa sur sa chaise.

- Ce que je pense, c'est que le Domaine a perdu un sacré jeune homme, mais je ne peux guère blâmer les Marchombres de nous l'avoir volé...

Elle se pencha en avant, yeux brillants.

- En parlant de Marchombres, dis-moi donc ce que c'est que d'en arpenter la voie, jeune apprenti.


[et elle rentre dans le sujet qui l'intéresse ]

- "Je crois pas qu'il y ait réellement de mots pour cela. Juste une formidable sensation d'être à ma place"

Se gratte l'arrière du crâne, vaguement pensif.

- "Si ça t'intéresse tant, c'est que tu as peut-être raté ta vocation, non ?"

Clin d'oeil malicieux.

Rire amusé.

- Je me sens bien dans la voie que j'ai choisi d'arpenter, mon jeune ami, ne t'inquiètes pas pour cela. Disons que je suis simplement curieuse à propos de nos fameux ennemis de toujours.

Regard intense.

- Mais il est vrai que je retournerais probablement cette réponse si on me demandait ce que cela faisait, d'être Envoleuse.

- "Tu sais, j'ai côtoyé dans ma vie beaucoup plus d'Envoleurs que de Marchombre, et pourtant..."

Sourit.

- "Si tu veux mon avis, les Marchombres et les Envoleurs sont un peu comme les deux face d'une même pièce. Les uns ne peuvent exister sans les autres, ils s'opposent et pourtant se ressemble. C'est comme ça, c'est dans l'ordre naturel des choses. Il faut toujours un certain équilibre"

Air pensif.

- Tu as probablement raison... Après tout, nous existons parce que vous existez. Si l'un des deux camps venaient à disparaître, l'autre n'aurait plus de raison d'être, ou au contraire ferait plonger Gwendalavir dans ses idéaux.

Elle leva sa boisson.

- A l'équilibre, alors.