[-16] Groupe Teex - cours n°3

Gil fixait, immobile, le berceau vide avec un sentiment de… de vide, justement. Et d’intense frustration. Parce que Libertée n’était pas là. Elle avait dû partir la veille, à en juger par l’état de la pomme à moitié croquée qu’elle avait laissée sur la table de la cuisine. La veille, quoi. S’il n’avait pas fait un détour par le Domaine, il serait arrivé à tant. Les lèvres serrées, Gil posa deux doigts sur le bois du berceau. Il pensait à Suviyo, en train de grandir alors qu’il n’était pas avec elle, et une vague de culpabilité lui tordit soudain les tripes au point de lui tirer une grimace. Sa vie se résumait à cela, alors ? Faire des gosses et les abandonner ? Manquer leurs premiers sourires, leurs premiers pas ? Il recula. Makeno avait un père, désormais, qui n’était pas du genre à manquer quoi que ce soit, lui. Suviyo méritait-elle aussi un père qui soit là pour elle ? Il ferma les yeux, serra les points. Non. Il était incapable ne serait-ce même que de songer à sa petite marchombre dans les bras d’un autre. A leur fille aimée par quelqu’un d’autre.

Rester. C’était possible, au fond. Tout ce qu’il devait faire, c’était s’éloigner du Chaos. Après tout, il n’en avait jamais été proche. Tourner le dos à cette vie qui lui faisait plus de mal que de bien. Oublier cette menace dans l’ombre jusqu’à ce qu’elle l’oublie à son tour. Ignorer les missions de Seren, du Domaine, d’une voie pavée de prétention et d’égoïsme. Abandonner ses responsabilités… et Syles.



Sursaut.
Ramené à la réalité par sa promesse, Gil frémit. Est-ce qu’il venait vraiment de s’approcher d’une ligne, là ? Avait-il réellement frôlé un point de non retour, à l’instar de ses parents ? Dans son esprit, les yeux pleins de larme de son apprenti. Il avait réussi à faire pleurer ce gosse et ça, c’était un échec qui était encore vif dans son cœur. Un échec dont il devait tirer des leçons. Il soupira, balaya la chambre du regard, contempla son vide froid et douloureux, soupira de nouveau. Il restait six jours avant que Syles ne le retrouve à leur point de rendez-vous. Au sud d’Ombreuse, hein ? Un drôle de sourire passa fugacement sur les lèvres de l’Envoleur et il tourna les talons.

Pour une fois, il serait en avance.






Assis dans l’ombre d’une taverne, appuyé nonchalamment contre le mur, la capuche de son manteau baissée sur ses yeux, Gil laissait ses oreilles traîner. Au milieu des conversations joyeuses et sans intérêt, il y en avait une qui, depuis quelques minutes, retenait son attention. Trois hommes attablés non loin de lui discutaient à voix basse. Pas assez pour les sens aiguisés d’un Envoleur, toutefois.

- La prime est de deux mille pièces d’or… ce serait l’occase de renflouer un peu nos fonds, non ?
- J’sais pas. Y’en a qui disent que cette nana, elle est pas humaine.
- Dis pas d’conneries ! C’est une fillette, et tout ce qu’on a à faire c’est de lui tomber dessus. Je crois qu’elle est dans l’coin en ce moment.
- Il faut la ramener vive ?
- Ouais.
- Fait chier !
- Ouais.
- On pourra ptèt s’amuser un peu quand même, hein… L’est jolie, la p’tite souris.

Gil but une gorgée de bière et sourit. Une petite souris ? Il prenait. Deux mille pièces, ce n’était pas rien vu l’état de sa bourse. Il avait songé à combattre dans une arène pour offrir ses services à un noble quelconque, mais il n’était pas entièrement remis de la Silencieuse et, si cette faiblesse demeurait discrète au point de se faire oublier, il savait qu’elle jouerait en sa défaveur. Mieux valait écumer les bas-fonds d’Al-Chen et dénicher ce genre de bon plan. Lorsque les trois hommes quittèrent leur table et passèrent près de la sienne, Gil se leva à son tour et heurta maladroitement l’un d’entre eux.

- Ha, désolé, j’crois que j’ai un peu trop bu, balbutia-t-il dans un sourire adorable.
- A ta santé, vieux, répondit celui qui avait été un petit peu bousculé.

Gil les regarda s’éloigner, puis il se rassit et étala sur la table l’affiche qu’il leur avait subtilisée. Son regard dépareillé s’agrandit, puis il laissa échapper un petit sifflement entre ses dents.

- Joli !

Etait-il fier ou totalement dépité ? Sans doute un peu des deux mais, au final, ce fut bel et bien la fierté qui l’emporta sur le reste. Hilare, il jeta quelques pièces sur la table, se leva et quitta l’auberge. L’avis de recherche de Kaünis soigneusement rangé dans la doublure de son manteau.






La nuit pâlissait à l’horizon lorsque Gil s’arrêta à un endroit qui lui convenait. Il se trouvait en vue de la lisière d’Ombreuse, dans un pré dégagé, planté d’herbe grasse qui ne manqua pas d’intéresser Chante-Brume. Il la laissa brouter tranquillement et se percha sur une grosse pierre plate pour profiter du moment de la journée qu’il préférait. L’entre chien et loup. Plus nuit, pas encore jour. Un entre deux dans lequel il avait l’impression saisissante de puiser force et sérénité. Marchombre ? se moqua un murmure dans son esprit. Il le repoussa d’une pichenette mentale. Sa dualité n’était pas une nouveauté mais, quand il se mettait à trop y songer, il finissait par en arriver à la conclusion qu’il n’était peut-être finalement ni l’un, ni l’autre.
Juste lui.

C’était amplement suffisant.

Gil ne remua pas d’un cheveu, le regard toujours fixé sur l’horizon qui, d’une minute à l’autre, allait s’enflammer. Mais un imperceptible sourire se dessina sur ses lèvres. Il avait failli ne pas entendre Syles arriver dans son dos et ça, c’était… pas mal. Les boutades du jeune homme glissèrent sur lui sans qu’il ne prenne la peine de répliquer. Il pouvait percevoir, dans le ton de l’apprenti, une légère retenue qui, immanquablement, le ramena quelques jours en arrière, au Domaine. Souvenir d’une altercation brutale et lourde de conséquences. C’est pas ma faute ! gronda-t-il intérieurement. Cette peste de Kaünis n’avait qu’à pas s’amuser à raconter sa vie privée à tous ses… amants. La colère de Gil retomba brusquement lorsqu’il se rappela l’étrangeté de la relation entre son apprenti et… son ancienne apprentie. C’était du « je t’aime moi non plus » à la Kaünis, ça. Et somme toute, est-ce que ça n’allégeait pas le poids des accusations concernant l’Envoleuse ? D’autant qu’elle n’avait finalement rien dit de particulier. C’était lui qui, dans un élan de lucidité, avait décidé de faire ce pas en avant vers Syles. Un pas en avant, deux an arrière…

Gil soupira et tourna enfin la tête pour découvrir son élève. Comment pouvait-il avoir changé autant en l’espace de dix jours ? Ce gosse était un vrai caméléon ! Mais… Oui. Cette allure lui allait bien. C’était au moins aussi chaotique que sa personne. Dans son dos, le blason avait évolué ; à l’image de l’expérience du jeune homme, il était plus net, plus travaillé. L’envoleur accueillit ces changements en silence. C’est alors qu’il le vit. Le piaf. Un gros piaf, bien loin de ceux qui gazouillaient à l’approche de l’aube. Celui-là était du type prédateur des hauts courants. Le ciel lui appartenait sans doute et il le méritait parce que, rien que là, perché sur le bras de Syles, il dégageait quelque chose de… majestueux. Gil haussa un sourcil et pointa le gros piaf du doigt.

- C’est quoi, ça ?

Ça dut se sentir vexé parce que ça se mit à grogner.

- C’est bien toi, ça, même les oiseaux ne t’aiment pas… Je te présente Meria, mon faucon.

Génial. Le piaf avait un petit nom. Au moins on saura quoi manger quand il n’y aura plus rien à chasser… ironisa-t-il, faute de mieux. C’était incompréhensible pour lui, ce genre de chose. A quoi bon posséder un animal sauvage ? Un animal tout court, même ? Il n’avait piqué Chante-Brume à sa propriétaire que pour embêter celle-ci. Et pour arrêter de piquer toujours celle de Seren, qui lui avait promis une mort lente et douloureuse à l’occasion du prochain vol. L’affectif n’avait rien à voir là-dedans. Pas même lorsqu’il posait une carotte sur son épaule pour qu’elle… Hum…

- Alors c’est quoi cette fois ? Les Royaumes raïs ?
- L’idée m’a effleuré, répondit Gil, songeur.

Kaünis lui avait-elle aussi raconté son dernier cours ?

- Mais je me suis dit que je risquais de te confondre avec ces saloperies de guerriers cochons, alors je me suis ravisé. Du coup…

Il se leva souplement – et toc pour mes vieux os, sale gosse ! – et fit quelques pas. Se retourna pour croiser le regard inquisiteur de son élève.

- On va plutôt aller embêter les Faëls.





Ils couraient.
Depuis deux heures environ, maître et apprenti couraient à une allure régulière, dans une foulée large et mesurée qui les entraîna au sud d’Ombreuse, vers les verdoyantes collines de Taj ; un soleil timide s’était levé, très vite masqué par des nuages qui semblaient hésiter : averse ou ciel simplement voilé ? Le vent du nord balayait la plaine et ondoyait dans l’herbe. Ils poussaient les nuages et les deux coureurs. Cette fois, Gil ne dit rien. Il avait déjà fait toutes les remarques nécessaires quand au souffle, au rythme, à la façon de poser le pied, talon en premier, de modérer sa foulée, son énergie… Il se contenta de rester à la hauteur de Syles dans un silence qui les rapprocha davantage que n’importe quelle conversation. Le plaisir dans l’effort, la liberté dans la course, c’était ça le secret.

Ils bifurquèrent vers l’ouest et prirent la direction de l’immense forêt de Barail. Elle était encore loin et les collines empêchaient de la distinguer pour l’instant. Les deux hommes continuèrent donc de courir et cette fois-ci, Gil imposa un changement de rythme. Afin de tester l’endurance de Syles, il se mit à sprinter sur plusieurs mètres avant de revenir à un rythme de récupération. Les cinq premières fois furent relativement simples. Les cinq suivantes plus difficiles. Les cinq dernières les laissèrent trempés de sueur. Gil finit par ralentir, puis il se mit à marcher pour récupérer.

- Enfer, c’que c’est bon…

Il y avait devant eux, à quelques mètres de là, non pas la forêt de Barail mais un petit bosquet qui allait leur permettre de souffler quelques minutes. Le temps de se rafraîchir et de se changer. Gil passa la main dans ses cheveux mouillés, les joues roses et le souffle court. Il allait ouvrir la bouche lorsque, soudain, un long hurlement déchira le silence qui les enveloppait. Rejoint par un deuxième. Puis un troisième.

- Des loups. Manquait plus que ça !

Gil regarda le bosquet. C’était jouable. Mais après quatre heures de course ? Il croisa le regard de Syles, y lut la même détermination farouche que lors de leur première rencontre et prit sa décision.

- Ne t’arrête pas, quoi qu’il arrive, souffla-t-il.

Il s’élança aussi, mais vers les chevaux qui les avaient suivi à leur rythme. Ils agitaient les oreilles et renâclaient, effrayés par le danger qu’ils sentaient approcher ; Gil leur flanqua une bonne claque sur la croupe pour les faire détaler.

- Fonce ! cria-t-il à son idiot d’élève, qui avait marqué un temps d’hésitation en le voyant s’en aller dans l’autre sens.

Ils se précipitèrent vers le bosquet salutaire au moment où les loups surgirent au sommet de la colline avoisinante. Gil risqua un coup d’œil par-dessus son épaule et pesta intérieurement. Qu’est-ce qu’ils fichent-là, eux ? Depuis quand il y a des loups ici ? A tout prendre, il aurait préféré un bon gros tigre plutôt que ces bestioles. De belles bêtes, certes, mais qui chassaient en meute et celle-ci semblait particulièrement… affamée. L’Envoleur accéléra l’allure. Jamais il n’avait couru aussi vite. Il rattrapa Syles un peu avant d’atteindre le bosquet. Dans un bel ensemble, ils se jetèrent sur les premiers arbres, se hissant aux branches avec des gestes frénétiques ; la mâchoire d’un loup claqua à quelques centimètres de la botte de Gil. Celui-ci ne s’autorisa un soupir de soulagement qu’une fois à mi-hauteur de son arbre. Il se cala contre le tronc, allongea une jambe, et poussa un long soupir.

- T’avais déjà fait la course avec un loup, toi ?

[C'est parce que Syles est un sale gosse qui ne sait pas ce qu'il veut ! Voilà !]



Gil avait enfin trouvé une position confortable sur sa branche, et il venait de fermer les yeux pour une petite sieste improvisée lorsque sa réponse lui fit soulever à demi une paupière.

- Les affronter ? Si c’est vraiment ce que tu veux, ne te gêne pas ! Mais à six contre un, ce n’est même plus suicidaire, c’est désespéré…

Quand ce gosse allait-il comprendre que les Frontaliers n’étaient pas un modèle de raison ? D’accord, l’Envoleur non plus, c’était un fait. Mais les gardiens des frontières du Nord vivaient dans la démesure quand l’Envoleur, lui, savait tirer parti de son environnement. Il était plus calculateur. Gil avait bien essayé de défier un loup, une fois. Un seul grand mâle du nord, délaissé par sa meute car probablement malade. Les cicatrices des crocs plantés dans son épaule gauche avaient laissé moins de traces que le souvenir vif de la douleur insupportable. Etre mâchonné par un de ces monstres ? Non, désolé, très peu pour moi.

Il s’appuya davantage contre le tronc et soupira d’aise, prêt à se reposer après cette longue course, mais là encore, la remarque de Syles l’en empêcha. Et lui fit ouvrir carrément les deux yeux. Ses aiguilles ? Mais pour quoi faire ? Il n’aimait pas les loups mais tant qu’il se sentait à l’abri, il n’avait aucune raison valable de les tuer. Pourquoi ne pas dormir un peu, plutôt ? Ah. Sous eux. Donc je tire mais je ne dois pas les toucher. Gil dévisagea Syles pendant quelques secondes. Un truc m’échappe, non ? Dans le doute, il haussa les épaules et tendit le poignet vers le bas. Deux pointes longues et effilées jaillirent sans bruit, droit vers le sol…

Gil cligna des yeux. Il n’était pas prétentieux au point d’affirmer que toutes ses aiguilles trouvaient toujours leurs cibles, mais en tout cas elles allaient toujours dans la direction souhaitée. Revenir en arrière ? Cela ne faisait pas partie de sa greffe ! Mais de celle de Syles, peut-être… les aiguilles se trouvaient à présent plaquées contre ses paumes. En bas, les loups grondaient toujours en claquant des mâchoires, dépités. Ils n’allaient pas tarder à s’en aller pour chercher une autre proie ailleurs. Gil espérait qu’ils ne tombent pas sur leurs montures. Toutes leurs affaires, ou presque, étaient avec elles… Il soupira, replia une jambe tandis que Syles marmonnait tout seul dans son coin, et sourit. En fait, il dût même se mordre la langue pour réprimer un éclat de rire. Le goût ferrugineux du sang envahit sa bouche. C’est typiquement le style de Voïmakas, oui, songea-t-il, amusé. L’emmerder ? Oui, si la greffe de Syles était fondée sur le magnétisme, ça allait vite devenir emmerdant. Mais pouvaient-ils en être aussi sûrs ?

A la réflexion, jamais encore Gil n’avait fait usage de sa greffe contre Syles. Il l’avait imaginé bon nombre de fois, surtout quand celui-ci discutait à tort et à travers, mais il avait toujours pensé que la greffe était quelque chose de… personnel. D’utile en cas de besoin urgent – il devait la vie à ses aiguilles, et sa dette était au moins aussi longue que la distance qu’ils allaient parcourir pour atteindre le Pays Faël – et pourtant, un rien secret. Rien à voir avec la façon dont les marchombres l’appréhendaient. On ne pouvait pas dire qu’il ait grandement abordé le sujet avec Libertée, car le secret était largement son domaine, mais il pressentait que les deux camps n’abordaient pas la chose de la même manière. Lui, il voyait plutôt ça comme une extension de sa volonté. Chaque fois qu’il avait besoin de se sortir d’affaire, c’était lorsque son adversaire le pensait réduit à sa merci. Les aiguilles de métal surgissaient alors, précises et létales. D’une simple petite poussée de rage intérieure qu’il avait appris à maîtriser à la perfection.

Appris à maîtriser…

Gil observa Syles. Ce n’était pas dans ses objectifs que de lui enseigner cela. Ce n’était peut-être même pas son rôle, au fond. Mais depuis quand suivait-il les règles ? Et n’avait-il pas guidé Kaünis lorsque que, paniquée, elle avait connu ses premières crises ? Il plissa les yeux.

- Moi non plus, je ne comprends pas l’imagination des Mentaïs. Si ça n’avait tenu qu’à moi, je t’aurai accordé la faculté de lasser tes ennemis avec tes bavardages… attends… non, ça tu y arrives déjà, en fait.

Sourire narquois.

- Paumes magnétiques, hein…

Gil allait proposer son avis sur la question lorsque, soudain, une phrase de Syles lui revint en mémoire. Ou plutôt un terme qui, soudain, fit étinceler le regard de Gil. Une laisse…

- Je crois que j’ai une idée.

Il se redressa légèrement sur la branche.

- Peux-tu seulement attirer le métal, ou bien peux-tu également le repousser ?

Gil balaya la pique de Syles d’une pichenette mentale. Chut, andouille. Je réfléchis. Une greffe de ce genre avait un potentiel, c’était évident. Un potentiel caché, d’où l’agacement de Syles, mais redoutable pour qui savait le dénicher. Et l’utiliser. Il baissa les yeux, caressa pensivement le creux de son poignet. Un sourire dansa sur ses lèvres. Une laisse, hein… Oui. C’était une idée qui se tenait. Mais qui allait dépendre de Syles. C’était sa greffe, après tout.




Il leur avait fallu attendre deux heures avant qu’enfin ils puissent descendre de leur perchoir sans danger. Et deux de plus pour retrouver les chevaux. Durant tout ce temps Gil ne ménagea pas Syles : course, flexions, pompes, abdominaux, tant et si bien que, lorsqu’ils atteignirent le fleuve qui traversait les collines et Barail de part en part, ils étaient en nage. Gil fit donc un plongeon, tête la première, dans l’eau fraiche. Bien être immédiat. Juste avant de sentir quelques vagues près de lui.

- Non, c’est vraiment comme ça que tu plonges ?

Gil secoua la tête.

- Okay. Leçon du jour : plonger sans faire une ride à la surface de l’eau. Tu me suis ?

La question étant à prendre au sens propre comme au figuré, Gil se hissa sur la berge et alla se percher au sommet d’un promontoire rocheux. Il n’était pas haut et le fleuve loin d’être assez profond mais, pour ce qu’il voulait lui enseigner, c’était amplement suffisant.

- Allez, fais-moi un saut digne de ce nom ou bien je te jure que je te noie ici et maintenant. Sans te parler de mon idée concernant ta greffe.

Regard espiègle.

- Et qui t’a demandé ton avis sur cette satanée laisse ? Tu veux m’en foutre une aussi, peut-être, SangreLune ?

Syles s’élança et son plongeon fut bien différent du premier. Gil le regarda évoluer sous l’eau et croisa les bras, impassible. Je n’attends pas qu’on me demande mon avis, je le donne, point. T’as pas encore compris ça, triple buse ?

- Ta cambrure, marmonna-t-il alors que le jeune homme se hissait sur la rive. Tu peux faire mieux que ça alors soigne-moi ta cambrure, merde !

Il devenait grossier. Et plus irascible que jamais. Trop de temps passé loin de Libertée et de Suviyo. Ça le fichait en rogne, en boule, en colère et quelque chose lui disait que ça n’allait pas forcément s’arranger. Mais Syles lui donnait de quoi s’occuper l’esprit, ça, c’était certain. Sa question le fit sourire intérieurement. Haha, mais c’est que tu as envie d’en savoir plus, en fait ! J’avais raison ! Il faillit le tancer d’une réplique gouailleuse et réprima celle-ci juste à temps. C’était trop tôt. Ou trop tard, rectifia-t-il en observant Syles. Quelque chose s’était brisé en lui, une chose précieuse, ténue et fragile qu’il allait mettre un moment à réparer. S’il y parvenait.
On croise les doigts, hein ?

- Une laisse.

Silence.
Profondément surpris.

- C’est ça mon idée, reprit Gil en attrapant ses vêtements pour s’habiller. Une laisse. Génial, non ?

Bon, il s’amusait un peu, c’est vrai. Mais comment s’en empêcher ? Il était ce qu’il était, et Syles avait de quoi lui répondre et ça, ce n’était pas donné à tout le monde. Il ne pouvait pas rater la moindre occasion de le taquiner un peu, surtout quand la réciproque était vraie. Gil le fit donc patienter un peu, le temps d’enfiler son pantalon. Mais il délaissa sa chemise pour ouvrir un sac et farfouiller un petit moment à l’intérieur. Ah, voilà. Sous les yeux de Syles, il déroula la mince chaine de métal qu’il avait pris soin d’emmener pour… tout autre chose. Il se redressa et la déplia un peu, juste pour pouvoir faire tourner l’extrémité avec souplesse.

- Voyons voir…

D’un seul coup, sans prévenir, il projeta l’extrémité de la chaîne dans la direction de Syles. l’effet de surprise était évident : pris de court, il n’allait pas avoir le temps de se protéger en levant le bras pour laisser la chaîne s’enrouler autour. Ce qui l’exposait à un méchant coup au visage.
A moins qu’il n’essaye de…

… oui !
Gil sourit en sentant le métal se refermer sur sa peau. C’était comme si la chaîne était soudainement douée d’une volonté propre. Elle s’était enroulée autour de son bras et il pouvait percevoir une légère traction, comme si Syles s’était emparé de l’autre extrémité. Sauf qu’il n’en était rien. Il ne tenait pas la chaîne, il la… Oooh là… Ce fut très brusque. Gil eut à peine le temps de hausser un sourcil avant de se sentir soudain tiré en avant. Il perdit l’équilibre et tomba dans l’eau, impuissant. La chaîne le libéra avant qu’il ne remonte à la surface. Il prit une profonde inspiration, essuya l’eau qui lui coulait dans les yeux, repoussa ses cheveux en arrière, regarda Syles qui le fixait avec un mélange de stupeur et d’amusement… et éclata de rire.

- Excellent !
- SangreLune, t’es un génie.
- Et comment ! s’exclama l’envoleur en frappant l’eau de son poing. C’était génial !

Il n’exagérait pas son euphorie, il était réellement ravi. Ce n’était pas sa greffe, mais il sentait l’excitation et la curiosité le pousser en avant. Il se hissa sur la berge et s’approcha de Syles.

- C’est bien ce que je pensais, dit-il en attrapant la chaîne. En contrôlant le magnétisme de tes paumes, tu peux influencer un objet assez long et souple pour le faire bouger. Fascinant. On essaye encore ?

Et il retourna se percher sur le promontoire. Il voulait voir s’il pouvait éviter le bain en luttant contre la force de la chaîne, cette fois.

- Laisse-toi porter par les sensations, lui conseilla-t-il en faisant tourbillonner la chaîne. Et ne te focalise pas sur la chaîne. C’est un détail, donc la suite logique de la globalité. Si tu es capable de saisir la globalité avant de saisir le détail, tu seras dans ton temps. Le temps de l’envoleur. celui qui te permet de désarçonner ton adversaire.

Pirouette métallique. La chaîne voltigea, fulgurante.

Accompagnée par une aiguille, cette fois.

A aucun moment Gil ne quitta Syles des yeux. Il ne disait pas ces mot à la légère : lui aussi cherchait à trouver son temps, à le capter pour l’utiliser juste au bon moment. Il vit ainsi la lame de ceinture du jeune homme jaillir de son fourreau. Il vit la chaîne réagir à la greffe et revenir à lui pour s’enrouler autour de son torse. Il vit son aiguille tourbillonner pour finalement venir se ficher dans le sol, à ses pieds. Tout cela ne prit guère plus de quelques secondes dont il profita avec une fascination non feinte. Cette greffe, c’était un véritable don. Syles mesurait-il sa chance, maintenant ? Ou était-il si borné qu’il n’était pas capable de faire la différence entre un don et un cadeau ? Une greffe et un outil ? Une laisse et… une laisse ?

- Peut-être que je devrais en profiter pour t’étrangler, tiens…

Aussitôt la chaîne remonta, serpent d’acier extraordinairement puissant, pour s’enrouler autour de la gorge de Gil. Légère pression. Qui augmenta sensiblement lorsque brûla dans les yeux de Syles un éclat de fureur et de bestialité pure. Gil ne cilla pas. Ne bougea pas. Ne frémit même pas. Il avait compris où son élève voulait en venir et, depuis cet instant où il avait commis l’erreur de douter de lui, il était prêt à faire amende honorable. A essuyer tempêtes sur tempêtes, les insultes et les coups. A mourir ? Mais Syles le tuerait-il vraiment ? Il avait le choix, c’était un fait. Un choix que Gil lui laissait. Il n’était pas capable de se libérer de cette chaîne. Il pourrait bien sûr tenter de le raisonner, de lui faire comprendre qu’il n’avait pas terminé sa formation, qu’il devait au moins attendre jusque là pour régler ses comptes… Il ne dit rien. Parce que ce combat concernait Syles uniquement. C’était dans sa grande caboche pleine de vide que tout se jouait. Et le plus incroyable, c’était que Gil…

… n’avait pas peur. Sa vie pouvait bien s’arrête là, dans une poignée de seconde, qu’il ne s’inquiétait même pas. Savait-il déjà ? Oui. En lui la certitude était revenue depuis longtemps déjà. Confiance. Notion fragile et puissante, constamment mise à l’épreuve dans leur monde et de part leur relation. Elle dansa dansait dans son cœur qui battait tranquillement tandis que la chaîne se resserrait davantage… avant de se détendre. Doucement, elle descendit et s’enroula autour de son bras gauche pour lever sa main. Paume ouverte. Salut frontalier. Le regard de Syles soudé au sien, Gil sentit enfin son cœur s’emballer.






Le jour déclinait lorsque la masse sombre et imposante de Barail s’étira paresseusement devant eux. Ils avaient chevauché tout l’après-midi en longeant le fleuve ; Chante-Brume fut donc ravie lorsque son cavalier la libéra de son harnachement et l’étrilla vigoureusement pour la laisser marcher tranquillement et brouter à sa guise. Il ne prit pas la peine de l’attacher, elle ne s’éloignait jamais très loin de lui. Il attacha en revanche les sacs aux branches basses d’un arbre, de façon à ce qu’une bête n’aille pas fourrer son museau dedans, et s’étira ; il n’avait pas remis sa chemise, appréciant la caresse du vent sur sa peau et cette liberté totale de mouvement qu’il affectionnait tant. Sur son cou, les marques de la Silencieuse persistaient. Dùnhild l’avait prévenu qu’elles ne s’effaceraient peut-être jamais. De loin, cela ressemblait à un tatouage formé d’entrelacs complexes. Il y passait parfois distraitement la main.

- Marre de rester assis, grogna-t-il en levant les yeux. On va crapahuter un peu. Interdiction de gagner le sol. On se déplace en faisant le moins de bruit possible. Le but est de rattraper l’autre et de le toucher à l’épaule. Pas d’arme ni de greffe. Et…

Il s’approcha de Syles et, du poing, lui cogna l’épaule.

- … c’est toi qui commence.

Sans lui laisser le temps de réagir, il courut et bondit. Ses mains crochetèrent une branche sur laquelle il se hissa. Il était déjà sur celle du dessus. Vitesse, précision, discrétion. Mouvement perpétuel et insaisissable, il prit de la hauteur, disparaissant dans le feuillage comme s’il avait fait cela toute sa vie. Puis il se déplaça. Il sautait de branche en branche, exécutait parfois des bonds spectaculaires, sans jamais s’arrêter ni se retourner. C’était enivrant. Il éclata de rire. Deux fois, il perçut le souffle de Syles dans son dos. Il s’y déroba grâce à sa souplesse et sa rapidité. Jusqu’à ce qu’un poing serré vienne cogner son épaule.

La fatigue commençait légèrement à se faire sentir dans les muscles de Syles quand son poing heurta l'épaule de Gil... Et que son pied lui crochetait le genou pour lui faire perdre l'équilibre, l'apprenti prenant la tête.

Touche pas le sol, vieillards!

Il sentit le souffle de Gil environ une minute plus tard et, évitant un coup sur l'épaule dans un moment carburé à l'adrénaline, il pensa un instant... Il ne pouvait pas battre son maître à se petit jeu s'il n'utilisait pas son cerveau, le seul moyen d'y mettre fin était de le faire toucher le sol... Et comme Syles ne savait pas comment abandonner, cette possibilité ne l'effleura pas.

Attrapant une branche qui avait du donnant, il la poussa comme il entendait Gil se rapprocher... Et la laissa fouetter. Entendit le bruit satisfaisant de la branche frappant le torse de l'homme avec une force plus qu'acceptable...

Quoi, il s'était pas attendu à ça, le maître? C'était ni sa greffe ni une arme alors... C'était permis. Il allait pas se gêner, non mais.

Il crut entendre un ''Sale gosse'' qui le fit rire alors qu'il sautait d'arbre en arbre, de branche en branche...

Il se sentait bien.

À sa place.

~~~

Alors comme ça on vas chez les faëls?

Personne n'avait gagné, finalement. N'abandonnant pas, ni l'un ni l'autre, ils étaient tombés tout les deux en même temps. Égalité. Quelle belle paire d'idiots ils faisaient.

Syles préparait tranquillement du thé pendant que le repas du soir cuisait lentement, bien qu'il était depuis longtemps dépassé l'heure normale du repas...

Mais, avec eux, la normalité était ce qui était bizarre...

Et bien que ça le tuait de l'admettre, l'apprenti adorait ça.

Il en vint même à se dire qu'il était content que Gil ais piqué son cours...

C'était bien.

[Sourcil arqué légèrement. Ça ne pouvait pas être si simple, pas avec Gil.]

Et tu vas me faire croire que tu as décidé ça comme ça, pour rien? On aurais pu y aller plus tard, tient, j'aurais apporté plus de provisions...

[Bah oui, pourquoi passer d'un simple voyage dans une ville à carrément sortir de l'empire?

Il cachait quelque chose, le Sangrelune.]

- D'accord. En fait, on va cueillir des fleurs.

(Sourire franchement amusé)

[Soupir.]

Vais te les faire bouffer, tes fleurs.

[Sourire amusé]

Non, j'était très loin du compte, moi je pensais à des fleurs empoisonnées.

[Haussement d'épaules presque désintéressé.]

Tu sais, les frontaliers ne sont pas si noble... Si tu empoisonne l'autre, il peut pas se présenter au duel. Faut juste pas que ce soit détectable...

Mais j'ai jamais utiliser la silencieuse, hein, ça c'est réservé au gens comme...

Ben comme toi, apparemment.

Comme chaque fois qu’on mentionnait la Silencieuse, Gil frissonna. Il n’aimait pas les souvenirs que ce simple nom évoquait. Il n’eut pas envie de répondre et se contenta de passer la main sur sa marque en haussant les épaules. Ouais, et alors ? J’ai survécu, non ? Il mangea pensivement. Syles n’était pas idiot, il avait deviné que son maître avait quelque chose en tête. Mais Gil n’avait pas envie de lui raconter l’histoire de Naïs. Il ne s’agissait pas d’un manque de confiance, cette fois, simplement d’une profonde lassitude. Ça, et puis le fait que ses propres motivations n’avaient pas grand-chose à voir avec le cours de Syles. Cours qu’il était temps de reprendre, d’ailleurs.

- Trêve de bavardages, dit-il en se levant. Il est temps que je t’enseigne deux ou trois choses. Je suis sûr que tu as la grosse tête maintenant que tu as réussi l’Ahn-Ku et obtenu une greffe.

Il s’éloigna un peu du camp, fit craquer ses articulations, défia Syles du regard. L’attaqua sans s’annoncer. Il commença par le tester un peu, histoire de jauger ses réactions. Le garçon avait évolué. Plus souple, plus vif… et toujours très audacieux. Mais Gil voulait lui montrer que la démesure avait ses limites. Très souple sur ses appuis, il laissa le jeune homme venir à lui. Coups de pieds, coups de poings… Leurs corps étaient leur arme la plus féroce. Torsions improbables et bonds prodigieux étaient de la partie. Petit à petit, le rythme s’intensifia. Gil reculait imperceptiblement. Il demeurait tranquille et impassible. Commit soudain une erreur… Gagné. Feinte du Maître, triple andouille. Il n’y avait pas d’erreur dans le déplacement de Gil.
Il baissa les yeux vers son apprenti, à terre après la violence du coup.

- Debout. Si tu as compris, tu ne tomberas plus.

Véloce, Gil bondit de nouveau. Il pivota, bloqua, frappa, s’accroupit, se redressa, plongea, roula, se décala… Et, encore une fois, l’emporta.

- Debout.

Recommença.

- Debout.

Encore.

- Debout.

Et encore.

- Debout.

Jusqu’à ce que…





- Eh bien, voilà.

Gil s’assit et se mit à verser le thé dans leurs tasses. Comme si de rien n’était. Comme si aucun combat n’avait eu lieu. Comme si un apprenti envoleur n’avait pas soudain fait un bond en avant. Il ne progressait pas, il s’envolait. Gil repoussa cette pensée d’une pichenette. Pas encore. Attends encore un peu.

- Etre dans le temps et voler celui de ton adversaire. C’est la clé. Si tu ne peux pas attaquer par devant, attaque par derrière. Si tu ne peux pas non plus… fais-le. Tout simplement.

Paroles inutiles ! Gil savait que Syles avait compris. Son élève était fourbu, un bleu fleurissait au coin de sa mâchoire, mais il avait au fond des yeux cette flamme qui ne trompait pas.
Il avait fait bien davantage que comprendre.

Il avait acquis.