Groupe Aljuin - cours 2

La nuit était tombée sur la ville. D’aucun disaient qu’illuminée par le talent et la créativité des Dessinateurs, Al-Chen valait Al-Jeit ; Gil, lui, se demandait à quoi pouvait bien servir tout ce fatras de couleurs. Il ne voyait là que la volonté des plus grands à clamer leur richesse. Ça lui fatiguait les yeux. Il n’avait jamais beaucoup apprécié les grandes villes et, depuis qu’il avait vécu plusieurs mois terré comme une bête sauvage au fond d’une grotte, il se sentait encore moins à son aise dans ces endroits trop bruyants et trop fréquentés. Il n’avait pas peur : il était seulement agacé par cet environnement et pressé de retrouver le calme des grands espaces. Il lui fallait pourtant bien attendre, alors il avait estimé qu’une bière fraîche était de rigueur. Maigre réconfort, mais réconfort quand même. Installé à une table sur la terrasse, la plus excentrée, il observait distraitement les alentours : La Feuille de Chen était un petit établissement modeste qui s’était taillé une belle réputation, preuve en était la clientèle bienheureuse qui envahissait les lieux. Le patron, un petit homme sec et teigneux, semblait compter sur l’amabilité naturelle de ses serveurs pour entretenir l’image de son établissement, et ne quittait pas son comptoir. Les plats étaient savoureux et abordables. Finalement, Gil se résolut à commander des brochettes de sardine, de sèche et de poulpe ; il s’agissait moins de palier l’ennui que de combler sa faim.

Et puis, elle aurait peut-être besoin de manger, quand elle déciderait de pointer le bout de son nez.

Autour de lui, les gens étaient occupés à dîner et les conversations battaient leur plein sous la tonnelle illuminée par des guirlandes colorées. Un vieil homme aux moustaches dont les extrémités étaient recourbées avec soin jeta à Gil un regard circonspect. L’envoleur se contenta de sourire en coin. Il se doutait un peu du contraste qu’il devait offrir au tableau, avec son tabard de cuir qui dévoilait ses bras et son torse musclé sous une peau couverte de zébrures plus ou moins anciennes ; les fourreaux fixés à sa ceinture étaient nettement visibles, et si l’on ajoutait à cela une barbe de quelques jours et un regard dépareillé, il y avait de quoi heurter la sensibilité de certains. Il surprit toutefois le regard appuyé d’une femme richement vêtue et ne put s’empêcher de la saluer d’un clin d’œil amusé : visiblement, le blanc qui marquait ses tempes ne gâchait pas son charme auprès de la gente féminine. Il baissa les yeux sur l’anneau qui ceignait son annulaire droit. Pas une alliance, mais le symbole de sa meute. Depuis peu, Tsukia portait le même à la main droite, Nora à l’oreille et Mak autour du cou. Il avait cédé à ce caprice par excès de sentimentalisme et ne regrettait pas ce choix, car cela lui rappelait constamment ce pourquoi il avait affronté toutes ces épreuves. Ce pourquoi il respirait toujours.

La vie continuait. La sienne avait connu plus de virage et d’obstacles qu’aucune autre, sans doute, mais elle n’était pas terminée, et il avait à cœur, désormais, d’en profiter pour de vrai. Alors qu’on déposait les assiettes de brochettes sur la table, il se demanda si elle le reconnaitrait. Physiquement oui, sans doute, car il avait presque repris tous les kilos perdus, et Nora avait veillé à lui redonner une figure appréciable en coupant ses cheveux trop longs. Pour le reste… Il avala une gorgée de bière. On pouvait affirmer qu’il avait changé sans craindre de commettre un impair. Il n’était plus le même homme : plus sage, plus réfléchi, plus attentif aussi ; un cap était franchi vers cette maturité de l’âme et en cela, Dil’Duran, le vieux forgeron de la jungle d’Hulm, l’avait beaucoup aidé. Guidé était le mot juste. Et ce mot avait pris un tel sens en lui qu’il n’avait pas pu se résoudre à continuer de vivre en abandonnant son rang de maître. Il était retourné au Domaine, il avait retrouvé ses pairs, non sans heurts, notamment avec Voïmakas ; ce dernier lui avait reproché d’avoir lâché sa fille au moment où elle en avait le plus besoin. Il n’avait pas répondu à l’affront. C’est vrai, il n’avait pas été là ni pour Kaünis ni pour Syles quand il l’avait fallu. Mais désormais, il ne souhaitait plus vivre dans le regret. Cette période de sa vie était terminée depuis qu’une chanson nordique l’avait ramené à la raison, quelques mois plus tôt. Perdre son humanité, la retrouver n’était pas à la portée de tout le monde : à quoi bon sacrifier cette deuxième chance en commettant les mêmes erreurs qu’auparavant ? Gil avait aidé Syles à retrouver sa mère. Il aiderait Kaünis et accompagnerait Voïmakas vers l’inconnu s’il le fallait.

Mais avant, il avait quelque chose à continuer. Et une promesse à tenir.

C’est pour cela qu’il était là, assis dans cette petite auberge animée sous l’éclat serein d’un croissant de lune rousse ; parce qu’il lui avait demandé, un an plus tôt, de le retrouver ici, précisément. Il ne savait pas, à l’époque, qu’il ne pourrait pas être à l’heure à son rendez-vous. Plus tard, alors qu’il se débattait avec ce qu’il lui restait de conscience humaine, il avait senti sa présence – discrète, à peine plus tangible que le battement d’ailes de son oiseau. Le bandana noué autour de son poignet gauche incarnait cette nouvelle promesse à tenir. Il n’en avait pas fait beaucoup, dans sa vie. Il avait cependant tenu chacune d’elles. Au Domaine, il avait laissé un message à son attention - bref, succinct, indiquant seulement le lieu et l'heure du rendez-vous.Tintement des couverts, rires amusés, ambiance printanière. Gil brûlait d’envie de s’en aller, mais il ne bougeait pas et buvait sa bière ou bien grignotait une brochette ; il attendait.

Il l’attendait.

Distraitement, Neige plongea la main dans sa poche, où se trouvait toujours le mot, froissé désormais, de son tocard de maître envoleur. Elle avait été à la fois rassurée et agacée de voir le milan lui délivrer le message. Rassurée, parce qu'il ne l'avait pas oubliée, et que la vie, après une courbe, reprenait un chemin plus ou moins défini. Agacée, parce que comme toujours, il essayait de faire de l'esprit ; après l'étrange épisode de la bicoque au milieu de nulle part, avec tout ces gens, lui en sale état....

Je t’attends à la Feuille de Chen.
Ne sois pas en retard, face de Raï.
Ni trop en avance.
Gil

C'était tout ce qu'il avait trouvé à dire et elle se demandait comment agir, comment réagir une fois face à lui, après l'avoir aperçu relégué au stade d'une bête. Et encore, elle était arrivée bien plus tard ; elle n'avait probablement pas tout vu.

Il y avait autre chose qui la turlupinait, alors que juchée sur un des chevaux du Domaine – une jument répondant au nom de Thunder, si elle ne se trompait pas – elle se dirigeait vers Al-Chen, le vent frais rosissant ses joues pâles et emmêlant ses cheveux blancs.

C'était son étrange réaction face à la bestialité qui avait émané de l'envoleur.

Le sentiment d'oppression, d'être reléguée au rang de proie. Elle se refusait à croire qu'il ne s'agissait que d'une peur simple ; après tout, elle avait affronté des bandits, à plusieurs reprises, et beaucoup plus jeune, s'était réfugiée sur une corniche des Dentelles Vives parce qu'un tigre rôdait en contrebas.

Ce qu'elle avait ressenti était au-delà de la peur. Fermant les yeux, laissant sa monture la guider, elle se repassa la scène.

Son esprit qui faisait blanc, avec les couleurs qui se fanaient, le temps qui perdait son sens dans une déréalisation cauchemardesque. La vision floue, sauf quand elle le fixait, comme un avertissement, un instinct, comme si son maître était un dangereux prédateur et elle une simple proie. La boule habituelle dans sa poitrine qui prenait de l'ampleur, envahissant son corps, vibrant dans ses membres et résonnant dans sa tête.

Avec le ballet des autres qui ne ressentaient pas comme elle ces étranges et douloureuses sensations. Il y avait eu, se remémora-t-elle, comme quelque chose cherchant à sortir de son corps. Ou essayant de s'en emparer pour en faire... quoi ? L'opposé de ce qu'était devenu Gil ? Autre chose ? Elle avait toujours eu cette boule dans le ventre, plus ou moins forte, mais cette dernière avait atteint son apothéose ce jour-là.

Elle passa une main distraite dans la crinière de la jument, puis sur son ventre, où battait tranquillement l'objet de ses pensées. Gil. Gil saurait peut-être. Ou Gil l'enverrait bouler, mais ça valait le coup d'essayer. Il avait beau être un tocard, c'était son maître. Fallait qu'il l'assume.

Relevant les yeux, elle aperçut Al-Chen au loin, et soupira de soulagement. Elle n'aborderait pas le sujet de suite, mais un pli de contrariété barrait déjà son front. La boule au creux de son estomac n'avait été qu'une gêne mineure jusqu'à présent ; elle lui posait maintenant un sérieux problème. Comment savoir si elle n'allait pas enfler de nouveau pour tout balayer, la laissant sans défense ?

Il était hors de question que cela arrive.

Mettant pieds à terre devant les portes d'Al-Chen, elle conduisit Thunder à une écurie et l'y laissa après avoir payer le jeune homme qui s'occupait des chevaux. Elle prit le temps de se renseigner quant à où se trouvait La Feuille de Chen, puis se remit en route après une dernière caresse à la jument qui l'avait accompagnée jusque là.

Errant dans les ruelles, elle ne tarda pas à apercevoir l'établissement en question. Elle s'arrêta brièvement pour l'examiner, son regard se promenant sur l'enseigne, le bâtiment... la terrasse. Ayant repéré Gil, évidemment à l'écart, elle vint vers lui et se laissa tomber sur la chaise en face. Tentant de faire disparaître le pli qui ridait son front, elle sourit, ses yeux se baissant brièvement sur les brochettes.

- Alors, je suis bien ni en retard, ni trop en avance ?

Il distingua d’abord l’éclat blanc de ses cheveux. C’était une drôle de couleur qui se voyait de loin : il faudrait apprendre à les dissimuler, à entretenir une certaine discrétion en cas de nécessité. En l’occurrence, quelques têtes se tournèrent dans la direction de cette chevelure intrigante. Gil essaya d’observer la jeune fille avec les yeux des autres. Il balaya la silhouette gracile, s’arrêta un bref instant sur le gilet de cuir, n’y trouvant pas les courbes affriolantes que la serveuse du même âge possédait, et cligna des paupières ; les clients revenaient déjà à leur plat ou à leur conversation. Il révisa son jugement : la discrétion ne serait pas difficile à travailler puisqu’elle savait jouer de son apparente insignifiance pour se soustraire aux regards des gens. Quand elle se laissa tomber devant lui, Gil fut à nouveau percuté de plein fouet par le bleu limpide de ses grands yeux : il ne connaissait pas d’azur aussi pur, du moins chez personne d’autre, et il songea un peu soudainement que, si elle prenait un peu de poids, un peu de muscle, et si elle arrangeait sa chevelure autrement, elle pourrait bien devenir franchement jolie.

- Parfaitement ponctuelle, répondit-il en souriant à demi. Pile poil à temps pour déguster les brochettes encore tièdes.

Il savait qu’elle avait un appétit d’oiseau. Tiens, parlant de ça…

- Où est passé ton piaf ? s’enquit l’envoleur en cherchant l’albatros des yeux.

Gil avait bon nombre de défauts. Enfer ! C’était même ce qui le définissait le mieux ! Dil’Duran lui avait affirmé qu’à chaque coup qu’il se prenait, il devenait meilleur – mais la route était longue et il avait encore beaucoup de travail devant lui. En revanche, s’il y avait une qualité qu’on ne pourrait jamais lui renier, c’était bien d’être foutrement observateur. Et la tension qui s’accrût dans les épaules de Neige, Gil la remarqua du coin de l’œil. Il avait repéré le pli soucieux entre ses sourcils, la nervosité qui agitait imperceptiblement ses mains : elle redoutait quelque chose. Quoi ?

Qui ?

- On bouge dès que tu auras avalé quelque chose, dit-il en poussant légèrement l’assiette vers elle.

Moi, réalisa Gil en croisant son regard l’espace d’une brève seconde. Elle a peur de moi. Il baissa les yeux, eut un sourire qui dessina une fossette dans sa joue gauche. C’était à prévoir. Elle était là quand il avait été récupéré par Nwëlla et les autres. Il se souvenait de sa présence. Tout était flou, il ne pouvait pas dire ce qu’il s’était réellement passé, ce qu’ils avaient pu dire, ce qu’elle avait pu faire… mais cela ne changeait rien à l’image qu’il avait dû lui offrir. Qu’il lui offrait sans doute encore. Il attrapa une brochette, la mordilla pensivement. Il allait devoir jouer finement. S’il faisait ne serait-ce qu’un seul faux mouvement, Neige disparaîtrait. Il la sentait comme… prête à s’envoler dans un battement d’ailes, à la manière de son oiseau blanc. Il fallait changer la donne.

Rapidement.


[Ultra court et fort médiocre, désolééée ! Je ne veux pas anticiper la réaction de Neige ; tu peux répondre par du dialogue si tu veux ]

Secouant la tête pour ôter les mèches blanches qui masquait sa vue, Neige se saisit d'une des brochettes présentées.

- Cime est à cran en ce moment, se contenta-t-elle de répondre.

À la mesure des pensées de sa maîtresse, l'albatros était tendu et passait son temps à jouer à cache-cache plutôt que de se promener avec elle comme d'habitude. Comme si, lisant ses pensées et son corps, il savait que quelque chose la tourmentait et qu'il ne pouvait rien y faire.

Elle leva les yeux vers le ciel mais l'oiseau n'y était pas visible. Elle n'était pas franchement inquiète pour autant. Elle sentait toujours sa présence, de temps à autre, et elle savait qu'il ne la quitterait pas.

- On bouge dès que tu auras avalé quelque chose.

- Compris, chef, se moqua-t-elle légèrement.

Elle picora, comme à son habitude. Elle avait bien des choses en tête. Son propre état, Cime qui se comportait en mesure, Gil comme elle l'avait vu dans cette ridicule bicoque... Elle avait bien des questions à poser et décida d'y aller franco.

- Tu me diras ce qu'il t'est arrivé ?

Ses yeux bleus le dévisageaient.


[pas médiocre du tout je trouve ! du coup je réponds à mi-chemin entre le rp et le dialogue]

- Bien.

Comme si tout était dit, Gil fit honneur à leur repas, mais il ne montra aucun signe de départ tant que Neige n’eut pas terminé sa part. Plus tard, alors qu’ils marchaient tous les deux dans une grande allée d’Al-Chen, il eut envie de la mettre à l’épreuve, et pas plus tard que maintenant. C’était tout lui, cette façon d’enseigner sans rien prévoir à l’avance. Cela faisait sans doute partie de ce qui ne changerait jamais ! Sans prévenir, il bifurqua et s’engagea dans des venelles plus étroites, et surtout moins peuplées. Al-Chen était une cité qui vivait la nuit comme le jour, dans un enchantement de lumière créées par les Dessinateurs ; les oiseaux de nuit étaient nombreux, depuis les simples passants friands de balades nocturnes jusqu’aux pires malfrats terrés dans l’ombre. Gil montra à Neige les corps décharnés de drogués dans une ruelle - de pauvres fous qui avaient sans doute cru pouvoir trouver un espoir quelconque dans les baies très convoitées que l’on nommait communément “Songelines”. Le commerce de cette drogue était illégal, et par conséquent la proie des contrebandiers.

Gil savait exactement où trouver les différents clans qui assuraient cette entreprise de l’ombre. Pour y avoir déjà trempé quelques années auparavant, il savait aussi que s’approcher de ces groupes pouvait être dangereux. Or, dans son état actuel - et bien qu’il ignorât tout de l’origine de son trouble - Gil savait que Neige avait besoin d’être confrontée à une certaine dose de risque. Seren avait-il eut ce genre de pensées à son égard, quand lui-même était encore un apprenti ? Evite de penser à lui, se morigéna-t-il en se faufilant dans les ombres nocturnes, Neige sur ses talons. Il apprécia ses efforts de discrétion, encore trop médiocres pour qu’il se permette un compliment, mais déjà bien au-dessus des capacités d’un simple débutant. Avait-elle continué à s’entraîner pendant qu’il s’était laissé consumer par la sauvagerie démente de la Bête ? Ou bien était-il passé à côté de ses qualités ? Lors de leur première rencontre, il avait sincèrement douté de ses aptitudes, jusqu’à ce qu’elle lui prouve son erreur à la manière d’une solide baffe dans la figure. Il n’avait pas envie de commettre à nouveau l’erreur de la sous-estimer.

- Trois clans majeurs se disputent l’empire de la Songeline, dit-il à voix basse alors qu’ils s’éloignaient du coeur de la ville. A nord, on trouve celui de Da Zorda, une femme qui se prétend être la pionnière en matière de “graines de songes”. Au sud déambulent les Rougesang, sous la houlette d’un type appelé Jori Kil’Bern. A l’est, enfin, se terrent les Rats de Vilfrud dit “le Museleur”.

Et de fait, c’était vers l’est qu’ils se dirigeaient.

- Tous les autres groupes dépendent de ces trois-là. Des alliances aussi solides qu’une maison de paille existent, mais la concurrence est à l’origine de nombreux bains de sang dans des quartiers que les gens raisonnables évitent d’approcher. Surtout la nuit.

L’Empereur avait dépêché une garnison militaire destinée à endiguer le mal, mais il ne pouvait se concentrer à la fois sur les incursions Raïs au nord et les raids des pirates Alines au sud ; les moyens accordés aux soldats étaient trop minimes pour qu’ils assurent une complète surveillance. En outre, la Songeline avait des effets intéressants sur la politique, et il était tout à fait possible d’envisager que l’Empereur ne s’y oppose pas totalement. En ce qui concernait l’Ordre du Chaos, ce commerce illégal était une aubaine. Les membres des clans étaient toutefois beaucoup trop sournois pour respecter les principes d’une solidarité commune. Gil s’arrêta au croisement de deux ruelles plongées dans la pénombre. On était loin des quartiers illuminés qui ravissaient le regard ; l’air était saturé d’une odeur de charogne mêlée d’urine.

- Tu vas t’introduire dans la tanière du Museleur, annonça l’envoleur d’un ton qui n’admettait aucune autre possibilité. Et tu vas dérober une fiole d’extrait de Songeline pure. On s’en servira pour fabriquer un poison.

Gil connaissait parfaitement les galeries souterraines qui abritaient le clan. Il savait que l’extrait de Songeline, elixir raffiné et très prisé, était assez précieux pour être soigneusement dissimulé et très bien protégé. Il savait également que dérober un tel objet serait au moins aussi difficile que d’infiltrer l’endroit.

- Tu vas devoir te servir de ta tête, précisa-t-il, et te débrouiller pour sortir de là en un seul morceau. Tu as jusqu’à midi. Au zénith, je t’attendrai en haut de la tour qui surplombe le Dôme des Dessinateurs.

Il lui jeta un coup d’oeil, mais son visage était dans l’ombre ; impossible de distinguer son expression, si toutefois elle en arborait une.

- Un conseil, dit-il brusquement. Le détail n’est que la suite logique de la globalité. Saisis la globalité avant de saisir le détail pour utiliser parfaitement ton temps, et s’il le faut, pour désarçonner l’adversaire.

C’était un test davantage qu’un exercice, mais Neige ne partirait pas affronter le danger sans un minimum de chances d’en réchapper. Sans un mot, il tira un poignard des replis de sa manche, et le glissa à la taille de la jeune fille. Enfin, il désigna l’enseigne vacillante et à moitié effacée de ce qui semblait être une taverne. Un soupçon de lumière filtrant à travers les fenêtres encrassées témoignaient de la présence d’au moins une personne à l’intérieur.

- Il y a une entrée par la réserve de ce vieux bouge. Mais si tu veux atteindre le coeur de la tanière, il te faudra suivre les rats. Ou en devenir un.

La laissant méditer sur ces paroles sibyllines, Gil s’éloigna. Il appartenait à Neige de faire ses preuves. Patience, ruse, discrétion seraient ses principales atouts dans cet exercice hautement risqué. Quelques mois auparavant, il n’aurait pas eu l’idée de lui proposer quelque chose d’aussi complexe. Mais alors qu’elle s’apprêtait à poursuivre sa formation, il devait déterminer si, oui ou non, elle avait de quoi continuer.

Cette fois, il était prêt à en juger en toute objectivité.

Un mot pour clore la discussion. Cela contenta Neige qui s'affaira à finir son plat. Elle ignorait quand ils en parleraient – aujourd'hui ? dans un mois ? – ni où – en haut d'un toit ? dans une taverne ? – mais elle ne s'y attardait pas trop. Ils en parleraient, point. Rassérénée par cette idée, elle finit vite son repas et le suivit quand il se leva.

Silencieuse, les mains dans ses poches et nez en l'air à la recherche de Cime, elle semblait complètement détendue mais restait cependant en alerte ; Gil n'aurait pas toléré un relâchement. C'était cependant agréable de le voir dans un meilleur état que durant leur dernière confrontation.

Elle le suivit avec curiosité dans les ruelles plus appauvries d'Al-Chen. Ses yeux glissèrent sur les corps affalés des drogués, songeur. Comment pouvait-on en arriver là ? Quel désespoir cherchait-on à fuir, quels drames, quels cauchemars ? Ce n'était pas eux qui lui donnerait la réponse, trop perdus et trop fermés aux autres. Ils avaient eu une malchance qu'elle n'avait pas connue. Bien que sa vie n'eut pas été idyllique, elle ne l'avait pas menée ici et maintenant dans un tel état. Non, elle était de ceux qui marchaient. Ou peut-être avait-elle seulement eu de la chance. Elle se détourna des corps sur cette dernière pensée.

Son regard se posait désormais sur Gil et les questions qu'elle continuait à se poser. Dans quels pièges était-il tombé, et est-ce que de tels guet-apens l'attendraient également, maintenant comme dans dix ans ?

Ses yeux revinrent sur les pavés mêlés de boue qu'ils arpentaient tandis qu'elle lui prêtait une oreille attentive.

- Trois clans majeurs se disputent l’empire de la Songeline. A nord, on trouve celui de Da Zorda, une femme qui se prétend être la pionnière en matière de “graines de songes”. Au sud déambulent les Rougesang, sous la houlette d’un type appelé Jori Kil’Bern. A l’est, enfin, se terrent les Rats de Vilfrud dit “le Museleur”. Tous les autres groupes dépendent de ces trois-là. Des alliances aussi solides qu’une maison de paille existent, mais la concurrence est à l’origine de nombreux bains de sang dans des quartiers que les gens raisonnables évitent d’approcher. Surtout la nuit.

Donc l'endroit parfait pour un envoleur et son apprentie. Surtout pour l'apprentie, comprit-elle sans tarder, plissant le nez sous l'odeur ambiante.

- Tu vas t’introduire dans la tanière du Museleur. Et tu vas dérober une fiole d’extrait de Songeline pure. On s’en servira pour fabriquer un poison.

Sachant qu'elle n'avait pas le choix de contester, elle hocha la tête. Se jeter tête la première dans une tanière de dealers de drogue violents. Voilà tout à fait sa place, songea-t-elle avec ironie, sa pensée effleurant son apparence frêle, le blanc de sa peau et de ses cheveux, ainsi que ses yeux d'un bleu clair comme un glacier.

Elle fut cependant intriguée par l'idée d'en faire un poison. Elle ignorait qu'elle apprendrait de telles choses mais finalement, faisant partie des mercenaires du chaos, cela semblait logique d'apprendre à en confectionner.

- Tu vas devoir te servir de ta tête, précisa-t-il, et te débrouiller pour sortir de là en un seul morceau. Tu as jusqu’à midi. Au zénith, je t’attendrai en haut de la tour qui surplombe le Dôme des Dessinateurs.

Elle hocha simplement la tête, plongée dans l'obscurité. S'il lui disait de lui rapporter cette fiole, alors elle le ferait. Qu'il lui donne un temps limité l'étonnait cependant. Et si elle ne se pointait pas à temps, qu'est-ce qu'il ferait ? L'idée qu'il vienne la chercher parmi les rats lui arracha un sourire.

Sa réplique suivante l'a surpris.

- Un conseil. Le détail n’est que la suite logique de la globalité. Saisis la globalité avant de saisir le détail pour utiliser parfaitement ton temps, et s’il le faut, pour désarçonner l’adversaire.

Alors qu'elle méditait ces paroles, elle sentit le poids d'un poignard à sa taille, et releva des yeux où brillaient l'ombre de la reconnaissance. De sa part, elle prenait ça comme un grand encouragement et un « bonne chance ».

Elle s'était frotté à des bandits et avait croisé les pas d'une marchombre. Elle devrait pouvoir survivre à cela.

Ses yeux glissèrent ensuite vers le semblant de taverne qui se tenait là. Piteuse et de guingois, une excellente entrée, donc.

- Il y a une entrée par la réserve de ce vieux bouge. Mais si tu veux atteindre le coeur de la tanière, il te faudra suivre les rats. Ou en devenir un.

Ses doigts caressant le manche du poignard, elle songea que devenir un rat lui plaisait plutôt bien. Après avoir affronté l'immensité du ciel, autant se plonger dans la boue et l'obscurité.

Résolue, elle pencha sur ses cheveux trop blancs – et nattés pour l'occasion – la capuche de sa veste et poussa la porte presque démise de ses gonds de la taverne. La lumière à l'intérieur l'aveugla brièvement, puis elle s'y habitua peu à peu. Il y avait là, attablés à des tables sales, trois personnes, dont deux semblaient avoir consommé de la Songeline. La troisième, dans un recoin de la salle, semblait posément attendre, jouant avec deux dés. Il leva les yeux à son arrivée, la jaugeant.

Une respiration.

Une respiration pour décider quoi faire.

Une multitude de possibilités vinrent à son esprit. S'attabler et attendre ? Se confronter à l'homme ? Comment se présenter dans ce cas ? Comme une recrue potentielle, une nouvelle depuis peu ?... Il lui fallait exploiter toutes les informations que lui avait données Gil.

Une respiration.

Elle fit le choix de se faufiler entre les tables avec assurance pour aller jusqu'à la réserve, derrière le bar vide. Si elle sentit le regard brûlant de l'homme sur sa nuque, il ne l'arrêta pas pour autant.

Une fois dans l'obscurité de la réserve, elle chercha une entrée, qu'elle trouva sous la forme d'une planche cachant une entrée. Plutôt que d'y se faufiler immédiatement, elle se cacha plutôt parmi le bazar ambiant et attendit.

Attendit.

Et attendit encore.

Quelqu'un d'autre finit par pousser la porte de la réserve. Un, non deux hommes qui conversaient et qui, sans la remarquer, prirent le passage qu'elle avait décelé auparavant. Elle attendit un peu, pour donner l'impression d'être arrivée après eux, puis s'y faufila à son tour.

Elle marcha à grand-pas, sans se soucier d'être silencieuse. Elle entendit la conversation des deux hommes s'arrêter et les trouva au détour d'une galerie. Un blond aux yeux noisette et un brun tout en muscles. Leurs regards se posèrent sur elle, aussi lourds que du plomb. Leur question était évidente : qui était-elle ?

- Je suis Nezumi, fit-elle pour se présenter en réponse à l'interrogation sur leurs visages, une nouvelle.

La pression des regards se leva quelque peu, puis se firent scrutateurs, longeant son corps et les légères courbes. Le blond chuchota quelque chose dans l'oreille de l'autre, qui éclata d'un rire gras avant de se reprendre.

- Je ne t'avais jamais vue, Nezumi, dit-il en appuyant sur le prénom factice.

Neige haussa les épaules.

- On me voit peu, répondit-elle. J'suis souvent occupée.

Le naturel de sa réponse sembla les détendre. Le blond lui fit signe de marcher avec eux.

- Viens, Nezumi. On a de la distribution à faire, une paire de bras en plus ne sera pas de trop.

Neige s'empêcha de mordre sa lèvre inférieure. Elle aurait voulu fureter, pas être bloquée avec deux hommes qui lui jetaient de temps à autre des regards lubriques. Il lui fallait leur fausser compagnie ; la question était comment, et quand.

Quoique, ils pouvaient tout aussi bien la guider à travers les galeries. Elle décida de prendre son mal en patience en les suivant sagement. Gil avait dit midi, et elle tenait à ne pas être en retard, ni trop en avance.

Ils arpentèrent quelques temps le labyrinthe tantôt fait de terre, tantôt creusé dans la roche, tantôt encore empruntant des parties des égouts de la ville. Ils parvinrent à une salle où étaient entreposés des caisses contenant probablement la drogue qui avaient plongé les corps entrevus plus tôt dans leur état.

C'était une tâche simple. Avec d'autres rats, elle prenait les caisses, arpentait encore un peu les galeries pour les remonter à la surface où quelqu'un prenait le relais, sans doute pour les amener dans une autre taverne insalubre.

Cela dura peut-être deux heures, jusqu'à que chacun s'éparpille, leur travail fini, et qu'elle-même ne se glissât dans les souterrains. Elle avait mal aux bras d'avoir porté autant de caisses et un dégoût certain pour cette contrebande et ceux qui y contribuaient, mais ne s'attarda pas sur ces pensées.

Elle s'enfonça peu à peu dans les galeries, se plaquant contre une paroi adjacente quand elle entendait quelqu'un passait. Comment trouver l'extrait de Songeline ? se demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

Neige resta longtemps ainsi, à fureter, se plongeant toujours plus loin dans les galeries, plis profondément. Son instinct lui disait qu'on ne cacherait une telle chose qu'au plus profond des galeries. Et s'il était précieux, il devait être gardé.

Elle se plaqua à une paroi et respirant profondément : recensa les informations qu'elle possédait. Il s'agissait d'un objet rare, sans doute convoité, et donc bien gardé. Ggil avait parlé du cœur de la tanière – s'enfoncer dans les galeries lui semblait donc logique. Il avait aussi parlé de globalité et de détail...

Regardant autour d'elle, Neige se retraça mentalement le chemin qu'elle avait emprunté pour être sûre de pouvoir prendre la poudre d'escampette. Jusque là, elle avait été chanceuse, mais cela ne durerait pas forcément.

Au bout d'un temps qui lui sembla interminable, à cheminer dans les galeries, inspectant chaque semblant de grotte, il lui apparut un renfoncement plus important que les autres, devant lequel un homme et une femme discutaient. Glissant dans la pénombre, elle se rapprocha d'eux pour saisir leur discussion.

- … deux heures qu'on attend, elle vient quand la relève ?

- Tu sais aussi bien que moi qu'on est surchargé, on va devoir encore attendre si tu veux mon avis... Et puis, c'est pas comme si on était nombreux à avoir le droit de le garder.

Le garder. Impossible cependant de savoir quoi, et si elle se trompait et se débarrassait d'eux, elle attirerait l'attention et sa couverture de Nezumi ne tiendrait pas longtemps.

Décidant d'y aller au culot, elle se dégagea des ténèbres pour avancer avec assurance vers les deux protagonistes, qui la regardèrent arriver avec surprise.

- Bonsoir, fit Neige avec légèreté, est-ce bien ici qu'il y a l'extrait de Songeline ?

- Mais comment tu sais que...

L'homme et la femme dégainèrent tous deux des poignards, tandis que la main de Neige plongeait vers sa ceinture pour se saisir de celui de Gil.

Le détail n'est que la suite de la globalité. Saisis la globalité avant de saisir le détail pour utiliser parfaitement ton temps, et s'il le faut, pour désarçonner l’adversaire...

La globalité.

Un homme et une femme qui semblaient dangereux, plus que de piètres bandits qu'elle avait pu affronter, mais sans être inaccessibles comme pouvait l'être son maître. Vêtus d'un ensemble de cuir et de tissus, ils étaient armés de longs poignards d'acier et se tenaient prêts à bondir sur elle.

Le détail.

Leur garde était plus que correctes. Un rictus sur le visage de l'homme. De la froideur dans le regard de la femme. Assurée, elle était la plus dangereuse des deux. Sa lame était pointée dans un angle destiné à atteindre son cœur tandis que son comparse l'avait légèrement baissée, trompé par l'apparente fragilité que dégageait Neige.

Le temps.

L'apprentie envoleuse se laissa choir au sol dans une chute maîtrisée pour éviter la lame de la femme et les surprendre. Son talon frappa durement la cheville de cette dernière, ses cheveux blancs découverts par sa capuche qui avait glissé, serrés dans son bandeau rouge. L'instant d'après, Neige était debout, armée, et poignardait l'homme au niveau du plexus solaire. Virevoltant, elle ne put éviter le poignard de la femme qui laissa une brûlante trace sur sa joue.

Les deux lames jouèrent quelques instants, s'entrechoquant pour mieux s'éloigner. Consciente que faire durer le combat la désavantagerait, et qu'elle risquait de faire venir du monde avec le boucan qu'elles faisaient, elle imposa son rythme, rapide et souple, jusqu'à trouver la gorge de la femme.

Accompagnant sa chute pour amoindrir le bruit, Neige passa une main sur sa joue, essoufflée, pour la ressortir rouge. Une blessure bénigne. Plutôt que de s'attarder dessus, elle pénétra dans le renfoncement que gardaient jusqu'alors les deux rats et découvrit une pièce sobrement meublée de coffres divers et d'une table. Comprenant qu'elle devrait être rapide, elle tira les corps à l'intérieur puis commença à fouiller chaque coffre, obligée parfois de casser la serrure à coup de poignard, faute de savoir crocheter.

Elle passa sur l'or qui brillait dans les contenant, focalisée sur son objectif, et finit par trouver ce qu'elle cherchait : une fiole finement ciselée contenant un liquide clair. Refermant le coffre dans lequel elle l'avait trouvé – et sur lequel elle s'était acharnée pour l'ouvrir –, Neige se redressa et avisa la sortie. Il lui fallait maintenant prendre la poudre d'escampette avant que les deux corps soient découverts et que l'on se souvienne qu'une certaine Nezumi était apparue de nulle part.

Enjambant les corps, elle jeta un coup d’œil aux galeries, ne vit personne. Un temps précieux s'était écoulé, et elle risquait que la relève arrivât bientôt. Remontant le labyrinthe, elle cacha la précieuse fiole dans sa veste, rabattit sa capuche et ralentit sa marche pour ne pas paraître trop pressée. Elle passa ainsi devant plusieurs rats sans attirer plus que cela leur attention – peut-être un brin de perplexité de la savoir si enfoncée dans le repaire. Inutile de les laisser s'interroger plus que cela ; elle disparaissait à chaque recoin.

Au bout d'un temps qui lui semblait interminable, elle finit par arriver dans la réserve de la taverne miteuse dans laquelle elle était arrivée, et qui était présentement vide. Elle s'apprêtait à rabattre la planche de bois masquant l'entrée quand elle entendit un cri d'alerte. Crachant un juron, elle se redressa et se dirigea vers la porte, qu'elle ouvrit à la volée. Personne, pour l'instant.

Un appui, et elle s'envolait sur les toits. Courant de maison en maison, s'élevant toujours plus, elle cligna des yeux devant la lumière montante du soleil. Elle ne s'était pas aperçue qu'elle avait passé autant de temps en bas, dans les galeries. Abandonnant son identité de Nezumi, elle baissa sa capuche, défit sa natte, rangea son foulard rouge dans une poche. La tour qui surplombait le Dôme des Dessinateurs, avait-il dit. Mais d'abord, elle devait semer ses poursuivants.

Cela lui prit une petite heure. Il faisait jour, et elle s'aventurait dans les quartiers plus sages, se mêlant à la foule qui s'éveillait et se mouvait dans les rues. Il lui était aisé de semer ses poursuivants en se mêlant aux autres corps qui jouaient autour d'elle.

Elle s'arrêta brièvement près d'une fontaine pour nettoyer le sang sur son visage et qui attirait l'attention des passants, puis se remit en marche. Le soleil était presque à son zénith, et elle tenait à être ponctuelle.

En bas de la tour désignée, et malgré sa fatigue, elle commença à grimper, une prise après l'autre. Une foule de pensées se basculait dans son esprit, mais elle ne s'y attarda pas. Ce n'était que le mélange qui l'avait déjà saisi – où et quand ils parleraient chacun de leurs démons.

La fin de l’ascension fut la partie la plus difficile. Elle se hissa sur le haut de la tour et se laissa rouler sur le dos avec un soupir exténué. Il lui faudrait un peu de temps avant de reprendre ses forces.

Dans le ciel, Cime était de retour et vint se percher sur la tour.


[c'est anecdotique mais Nezumi veut dire rat en japonais et je le tiens d'un anime que j'ai beaucoup apprécié ; excepté cela, j'espère que ça va et que Neige n'en a pas trop fait]

La salle à manger était plongée dans la prénombre que seule une flambée centrale affrontait plus ou moins. De temps à autre, un homme aux cheveux gras et à la mine sombre venait remuer les braises et attisait le feu d’une main molle, puis il retournait s’asseoir à sa table pour cuver son vin. “Branleur”, c’était ainsi qu’on le surnommait par ici. Encore jeune, Branleur avait les muscles flasques de celui qui ne fait pas grand chose de ses journées ; un rictus sarcastique déforma ses lèvres tandis qu’il débouchait sa bouteille de contrefaçon. Il en huma le goulot, yeux collés à l’horizon et l’âme vague, ramené malgré lui à d’anciens souvenirs. Il avait quitté la ferme de ses parents avec la ferme intention d’ouvrir un commerce. D’une certaine manière, il avait accompli son rêve… Il parcourut du regard la salle lambrissée, évaluant la misère. Son établissement dépendait exclusivement du bon vouloir du Museleur et s’il s’était fait à cette idée depuis longtemps, il se surprenait encore à s’imaginer dans un univers qui ne serait pas rythmé par les livraisons de Songeline.

Branleur avala une longue rasade de l’infâme breuvage et hoqueta, manquant de recracher son oesophage par ses narines. Son regard dériva vers l’homme attablé près d’une fenêtre, tout au fond de la salle. A cette heure avancée de la nuit, les rares clients qui pénétraient dans son antre étaient des rats qui ne se fatiguaient même pas à le saluer avant de gagner la réserve. Celui-ci s’était contenté de commander une bière avant de se carapater dans son coin. Autrefois, Branleur aurait été intrigué. Il aurait posé des questions, moins pour entretenir la conversation que pour obtenir des réponses. Il n’avait plus cette force. La Songeline avait annihilé sa curiosité en lui laissant un goût amer sur la langue. Cet arrière-goût était le secret de la Songeline : il ne disparaissait jamais, harcelant son homme en lui donnant soif d’une nouvelle dose. Cette soif était inassouvie et ne permettait même plus à l’eau claire de l’apaiser. Telle était la vie de Branleur désormais. Il s’était fait une raison. Alors, il descendit sa bouteille sans bouger de son tabouret, sinon pour aller nourrir le feu.

Dans la matinée, un semblant d’activité anima l’aubergiste. Une livraison de caisses d’alcools l’occupa une bonne heure, puis il attacha son tablier et prépara un petit-déjeuner qui ne valait absolument pas le prix fixé. Les rats s’en contentaient, eux qui mangeaient à l’oeil. Lui aussi, puisque la Songeline avait grandement amoindrie son sens du goût. D’autres effets secondaires commençaient à poindre - un léger tremblement des mains, le fond de l’oeil jaunissant, quelques accès de transpiration - mais Branleur les ignorait comme il fermait les yeux sur les allées et venues des rats dans sa réserve. Il s’y trouvait, en train de ranger des bouteilles, quand la petite souris qu’il avait vue entrer dans la nuit jaillit à ses côtés. Surpris, il se cogne contre le mur et se contenta de la regarder jauger la situation ; il ne pouvait pas ôter les yeux de la blancheur de sa chevelure tressée et il se demanda bêtement s’il s’agissait de sa véritable couleur. La souris fila sans lui accorder la moindre attention. Il avait l’habitude. Reprenant ses esprits, Branleur se remit au travail, avant d’être interrompu, cette fois, par la cavalcade de rats furieux qui se ruèrent sur les traces de la gamine. Bousculé une nouvelle fois, Branleur se colla contre le mur pour les laisser passer. Il ne chercha pas à les arrêter ni même à les ralentir, mais une minuscule part de lui formula le voeu que la souris parvienne à leur échapper. Puis il retourna dans la salle, soudain désireux de s’occuper de son seul et unique client en lui proposant un petit-déjeuner.

Celui-ci avait disparu.




Perché sur l’inclinaison d’un toit, Gil observait de loin la course folle de son apprentie. Il la suivit des yeux tandis qu’elle sautait de maison en maison, puis quand elle se mêla à la foule pour disparaître aux yeux de ses poursuivants. Sans cesser de mâchonner son cure-dents, il sourit, puis se laissa tomber dans le vide avant de se rattraper à l’armature d’une enseigne et d’atterrir souplement sur le pavé inégal de la rue dans un flegme qui n’appartenait qu’à lui. Les mains dans les poches de son tabard, il dirigea tranquillement ses pas vers le coeur de la ville, quittant sans regret les relents pestilentiels des bas-fonds. La piquette qu’il avait bue pesait sur son estomac sans parvenir à troubler sa bonne humeur. Il prit son temps, flânant le long des boulevards déjà noirs de monde alors que les marchés battaient leur plein, si bien que seulement quelques minutes s’étaient écoulées lorsque Neige le rejoignit enfin au sommet de la tour où ils s’étaient donnés rendez-vous.

Epuisée par une nuit blanche, une course-poursuite dans la ville et son ascension, la jeune fille reprenait son souffle, allongée sur le dos. L’albatros, que Gil avait repéré lorsqu’il suivait Neige à distance, vint se poser non loin d’elle et se mit en devoir de nettoyer ses ailes avec son bec. Assis sur la margelle qui surplombait la ville, une jambe se balançant allègrement dans le vide, Gil coinça son cure-dents dans un coin de sa bouche.

- J’espère que tu ne compte pas bâiller aux corneilles, tête de rat.

Et il exigea qu’elle lui rapporte son infiltration dans les moindres détails. A plusieurs reprises, il l’interrompit pour lui demander des précisions - quelle était la couleur des cheveux des gens qu’elle avait croisés ? Combien de couloirs avaient-elle traversés ? - et ne s’estima satisfait que lorsque leurs estomacs se mirent à gargouiller de concert.

- Je suppose qu’on peut dire que tu t’en es pas mal tirée, dit-il en s’étirant comme un chat après une bonne nuit de sommeil. Surtout, tu as su te montrer efficace et éviter de perdre du temps en cherchant inutilement à te faire discrète.

Devant le regard qu’elle lui lança, il secoua la tête et ajouta :

- Remarquable dans la lumière et invisible dans l’ombre… c’est de cette façon qu’un Envoleur demeure discret.

Gil se redressa enfin. A leurs pieds, le Dôme qui enfermait l’académie des Dessinateurs scintillait de mille reflets irisés dans la lumière vive du soleil.

- Allez viens, "Nezumi".



Comme s’il souhaitait effacer de leur mémoire les souvenirs crasseux du trou à rats où ils avaient passé la nuit, Gil invita Neige dans un établissement discret mais chaleureux. Ils mangèrent jusqu’à satisfaire leur appétit, puis montèrent se reposer dans la chambre que Gil louait depuis quelques jours. Trois heures plus tard, ils s’en allaient pour de bon. L’envoleur accompagna son élève jusqu’à l’endroit où elle avait laissé son cheval, lui-même tenant Chante-Brume par la bride, puis ils quittèrent Al-Chen alors que le soleil poursuivait sa descente, aux termes de l’après-midi. Gil s’engagea sur la route principale qui filait droit vers Al-Jeit, mais alors que la nuit tombait, il bifurqua vers l’est, délaissant les sentiers dégagés pour couper à travers champs. Fidèle à lui-même, il ne dit pas grand chose, se contentant seulement de signifier à Neige quand elle devait remonter ses talons ou bien corriger son assiette, dans un grognement qui n’était teinté d’aucun reproche. Son piaf les survolait tranquillement.

Ils firent une halte bien après la nuit tombée, protégés par un bosquet de charmes dont les feuilles bruissaient sans fin dans le chuchotement du vent. A la lumière de leur feu, Gil entreprit de montrer à la jeune fille comment utiliser l’extrait de Songeline dans divers préparations - y compris un baume cicatrisant qu’il utilisa en guise de démonstration sur sa joue blessée. L’estafilade était bénigne et laissait un trait léger qui soulignait son oeil ; Gil appliqua la pâte odorante du bout de son doigt et son geste avait une douceur qui contrastait presque violemment avec le sarcasme de ses remarques. Au moment de concevoir le poison dont il lui avait parlé, il leva les yeux vers elle.

- Tuer se fait de bien des façons. Certains dénigrent l’efficacité du poison, prétextant que c’est l’apanage des femmes que de choisir cette mort sournoise ; lorsqu’il peut assassiner dans l’ombre, l’Envoleur ne se préoccupe pas des prétendus privilèges de son sexe. Ne verse pas l’extrait trop vite… Maintenant, ferme la fiole et secoue-la vigoureusement. Vigoureusement, mollusque !

Une fois le poison achevé, Gil ouvrit la fiole et la tendit à Neige. Il lui demanda de renifler et de lui dire quels parfums elle reconnaissait, puis, les yeux dans les yeux, il lui demanda de goûter. En toute simplicité.

- J’ai bien dit “goûter” et non “boire”. Prends une gorgée et fais-la tourner dans ta bouche, puis gargarise-toi avec avant de cracher. Décris-moi les saveurs que tu auras perçues.

La meilleure façon de connaître un poison et de s’en prémunir était de s’y frotter. Neige allait-elle se fier au regard impassible de Gil ? Il continua de la fixer sans broncher, les flammes trouvant d’étonnants reflets dans ses yeux dépareillés.


[Tu m'apprends quelque chose ! De quel anime s'agit-il ? Pour ma part, je me suis régalée avec ta réponse )

Relevant les yeux vers son maître, Neige se demanda où il avait été durant ce temps qu'il lui avait donné. Quelque chose lui disait qu'il n'était pas resté loin ; non, c'était une quasi-certitude. Il ne l'aurait pas livré aux rats sans la surveiller de loin.

Un étrange sentiment s'installa en elle. Une pointe de reconnaissance. Qu'il l'eut surveillée ou non, cet homme était le premier à avoir vu en elle autre chose qu'un poids et de s'être employé à la former. Avant, tout n'était que fuite vers les falaises pour éviter les regards de sa famille et des autres habitants de l'exploitation familiale.

Bien qu'il eut donné piètre impression au début, il l'avait finalement accepté, elle, et son oiseau aussi. Cela lui faisait chaud au cœur, comme la note qu'il lui avait envoyée pour lui demander de la revoir dans la taverne, avant de l'envoyer dans la cachette des rats.

Songeant qu'elle devenait sentimentale, Neige se redressa, passant une main dans ses cheveux blancs pour les démêler après sa course folle ; elle sentit sous ses doigts l'ondulé qu'avait laissé la tresse. Ses mèches reprendraient vite leur lisseur habituelle.

- J’espère que tu ne compte pas bâiller aux corneilles, tête de rat.

Bon, Gil restait Gil avant tout. Aurait-elle hérité d'un nouveau qualificatif ? Elle se redressa néanmoins, avec un regard pour son oiseau. Ce dernier devenait de plus en plus indépendant. Elle s'interrogeait sur le pourquoi quand elle fut ensevelie de questions, auxquelles elle s'efforça de répondre le plus précisément possible. Elle se surprit plusieurs fois à bâiller et inspira profondément pour faire passer cela.

Ce fut leur faim commune qui mit fin à l’interrogatoire. Il s'était montré tellement précis dans ses questions qu'elle le soupçonnait d'en savoir plus qu'elle sur les galeries des rats.

- Je suppose qu’on peut dire que tu t’en es pas mal tirée. Surtout, tu as su te montrer efficace et éviter de perdre du temps en cherchant inutilement à te faire discrète.

De sa part, elle prit cela comme un compliment.

- Remarquable dans la lumière et invisible dans l’ombre… c’est de cette façon qu’un Envoleur demeure discret.

Elle médita cette phrase, yeux posés sur le Dôme de l'académie. Remarquable dans la lumière, invisible dans l'ombre... Elle la grava dans sa mémoire, consciente de son importance. Puis suivit son maître, elle-même suivie par l'albatros.

Comme d'habitude.


Elle mangea avec appétit malgré sa fatigue et profita avec délices des trois heures de sommeil que Gil leur offrit. Pas complètement reposée mais la tête sur les épaules, elle récupéra Thunder – elle était sûre de son nom maintenant – et guida la jument hors de la ville avant de la monter.

Ce fut un trajet quelque peu silencieux, percé des remarques de Gil sur sa position à cheval. Elle appliquait avec soin ces dernières. Parfois, son esprit était traversé par la même question lancinante – quand parlerait-ils ? – mais jamais elle ne la posa, consciente qu'ils aborderaient le sujet quant le temps serait venu et pas auparavant.

Cime volait paisiblement, libre des chaînes terrestres, et elle le regardait parfois avec envie. Voler devait être enivrant.

Le plus intéressant fut quand, posés, Gil lui montra les divers usages de la Songeline. Elle fut un brin surprise de la douceur avec laquelle il appliqua le baume sur sa blessure superficielle. Cet homme toute de rudesse vêtue savait se montrer doux. Elle y songea longuement. Qui était le vrai Gil ? Celui rude, sarcastique, ou celui qui venait de soigner sa blessure ? Un mélange des deux, sans doute.

Cela l'amena à une autre question. Tous les envoleurs devaient-ils se montrer durs ? Parce que elle, elle n'était pas de ce genre là. Peut-être le serait-elle à la fin de sa formation, peut-être pas. Elle était plutôt du genre lunaire, tête en l'air pour accompagner son oiseau. Même si cela s'était atténué avec le début de son apprentissage ; devenir envoleur imposait de nouveaux réflexes, comme les deux bandes de bandits auxquels elle s'était confrontée et où elle avait tué sans hésitation. En aurait-elle été capable auparavant, quand elle vivait dans l'exploitation familiale de ses parents ?

Elle s'éloigna de ses pensées pour revenir à Gil et ses gestes. Le maître envoleur avait changé une partie de sa nature profonde ; le savait-il ?

Neige croisa son regard quand il releva la tête.

- Tuer se fait de bien des façons. Certains dénigrent l’efficacité du poison, prétextant que c’est l’apanage des femmes que de choisir cette mort sournoise ; lorsqu’il peut assassiner dans l’ombre, l’Envoleur ne se préoccupe pas des prétendus privilèges de son sexe.

Elle trouva ridicule qu'on assimile le poison aux femmes seulement. Le sang sur ses lames prouvait le contraire.

- Ne verse pas l’extrait trop vite… Maintenant, ferme la fiole et secoue-la vigoureusement. Vigoureusement, mollusque !

Coup d’œil agacé. Elle secouait vigoureusement, pas besoin de faire de remarques. Elle le traita de tocard intérieurement – cela faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas fait – puis lui remit la fiole pour qu'il achève le poison. Quand il lui demanda quels parfums elle sentait, elle répondit simplement qu'il lui paraissait sentir de l'herbe coupée avec une pointe d'alcool.

Elle écarquilla les yeux quand il lui demanda de goûter le poison.

- J’ai bien dit “goûter” et non “boire”. Prends une gorgée et fais-la tourner dans ta bouche, puis gargarise-toi avec avant de cracher. Décris-moi les saveurs que tu auras perçues.

L'apprentie était perplexe. Ne risquait-elle pas de s'empoisonner, même si elle ne le buvait pas ? Elle croisa son regard et avec un air de défi, porta la fiole à ses lèvres pour en prendre l'équivalent d'une petite gorgée. Elle s'appliqua à faire ce qu'il lui avait demandé, puis cracha le poison dans l'herbe. Le poison ne brûlait pas, contrairement à ce qu'elle s'était attendu – peut-être parce que dans les yeux des drogués, elle l'avait assimilé à de l'alcool, et s'attendait à en ressentir sa chaleur.

- Je ne sens pas grand-chose, finit-elle par répondre en lui rendant la fiole. Des fruits des bois, essentiellement.

Elle était consciente de donner une réponse insatisfaisante. Il ferait avec.


[j'ai un peu galéré à répondre pour l'anime, il s'appelle No.6 !]

Gil hocha la tête.

- De l’airelle, pour être exact, ou “baies de songes” si tu préfères. La fiole que tu as subtilisée au nez et à la barbe des Rats ne contenait que du jus d’airelle.

D’humeur prolixe, il expliqua à Neige comment, des siècles plus tôt, l’Empire avait tenté de régler le problème du réseau de la drogue en imposant une taxe sur certains produits - dont l’airelle. C’est ce qui expliquait la rareté de ces baies aujourd’hui, le prix coûteux qui leur était attribué… et le fleurissement de son commerce illégal.

- L’extrait de Songeline est raffiné, mêlé à certaines substances jusqu’à devenir un produit qui déclenche une euphorie doublée d’une dépendance fatale. Ajoute la poudre que je t’ai donnée, et tu obtiens ce poison paralysant : Songe Bleu. Bien. Maintenant, tu vas te pincer le nez et le goûter à nouveau. Tu sens l’amertume à présent ?

Il la laissa recracher, puis lui tendit une outre d’eau clair et poursuivit pendant qu’elle se rinçait la bouche :

- Lorsque tu te trouves privée d’odorat, tu n’es plus capable de distinguer que quatre goûts : le salé, le sucré, l’aigre et l’amer. Et cela vaut aussi bien pour les aliments que pour les liquides. Souviens-toi de cette technique, et souviens-toi aussi du goût de ce poison pour le reconnaître à l’avenir, et t’en prémunir.

Gil passa encore une heure à évoquer les poisons, dévoilant d’autres techniques et obligeant son élève à mémoriser les noms des substances, leurs composantes et leurs effets, ainsi que la façon de les déceler. Lorsqu’il vit son attention s’amoindrir, il se leva et contourna le feu tout en ôtant son tabard. Il défit également sa ceinture.

- Montre-moi tes progrès. Ah-ah ! fit-il en levant un doigt pour la couper dans son élan. Pas terminé ! Poings, coudes, pieds, dents si tu veux mais pas d’autre arme que ton propre corps de mollusque. Et je veux que tu récites la liste des poisons en même temps…

Un sourire dansa sur les lèvres de l’envoleur.

- … à voix haute. C’est parti.




- Stop.

Gil étira les bras au-dessus de sa tête, puis croisa ses mains derrière sa nuque et observa Neige. Sa volonté était immense. Elle avait retenu ce qu’il lui avait enseigné et avec un soupçon de fierté, il se dit qu’elle n’avait déjà plus grand chose à voir avec la frêle créature qu’il avait accepté, à contrecoeur à l’époque, de former. Son corps se tonifiait, se musclait, s’assouplissait ; elle n’était plus maigre à faire peur et faisait preuve d’initiatives. C’était non seulement encourageant, mais prometteur, et il aurait volontiers récompensé cette évolution en l’autorisant à profiter d’un sommeil réparateur… si seulement il n’y avait pas quelque chose qui clochait. Le but de l’exercice était moins d’affiner sa pensée que de travailler sa technique de combat. En lui demandant de réciter une liste apprise deux heures plus tôt, il entrainait sa mémoire et l’obligeait à vivre le combat au lieu de réfléchir au moindre geste à exécuter. Cela avait parfois fonctionné et le coup de poing qu’il avait reçu au coin de la mâchoire diffusait une douleur sourde qui lui donnait terriblement envie de pousser le bouchon un peu plus loin. Mais son regard était trouble. Il la devinait loin d’ici, si bien que le manque de concentration lui avait valu son lot de contusions.

- Tu dis si je te dérange, hein, railla-t-il pour la faire réagir.

Dans le silence pesant qui lui répondit, il soupira.

- Bon, soupira-t-il en laissant retomber les bras le long de ses flancs. On arrête là pour l’instant.

Il lui lança sa gourde et s’accroupit devant le feu pour remuer les braises à l’aide d’une branche.

- Tu commences ou je m’y colle ? demanda-t-il sans quitter les flammes des yeux.

Il était temps de discuter un peu.


[Réponse géniale, comme d'habitude ! Ah, le titre me dit quelque chose, il faudra que je creuse un peu alors ^^]

Neige écouta attentivement les explications de Gil. Juste du jus d'airelle ? Il était incroyable de voir à quel point les hommes étaient capables de s'intoxiquer à partir de n'importe quoi. De s'intoxiquer, ou d'intoxiquer autrui pour se faire de l'argent. Elle n'avait que du mépris pour ce genre de personne. Quoique, faire du poison en soit n'était guère plus louable, elle fit donc taire sa conscience.

Obéissant à ses instructions, elle reprit la fiole pour goûter le liquide, le faisant tourner dans sa bouche, tout en se pinçant le nez. Oui, elle sentait l'amertume, désagréable. Elle prit avec soulagement la gourde d'eau qu'il lui tendit ensuite pour se débarrasser du goût du poison.

L'heure suivante fut pleine d'explications diverses qu'elle écouta avec attention. C’était tout un pan de son apprentissage qu'elle découvrait d'un coup, et elle devait fournir des efforts pour tout retenir. L'idée qu'on l’empoisonne, quelques années auparavant, l'aurait probablement fait sourire ; la voie qu'elle arpentait désormais n'excluait pas cette possibilité, bien au contraire.

Elle se montra avide de savoir et fit de son mieux pour ne rien rater, ne rien confondre. Gil était de toute manière intransigeant, comme à son habitude. De temps à autre, elle posait une question, demandait une clarification ou qu'il se répète.

Elle fut contente cependant de passer à autre chose. Elle se leva, l'imitant. Un peu d'action, songea-t-elle, changerait agréablement de la liste, des techniques et autres informations qu'il lui faisait ingurgiter sans cesser depuis une heure.

- Montre-moi tes progrès. Ah-ah ! Pas terminé ! Poings, coudes, pieds, dents si tu veux mais pas d’autre arme que ton propre corps de mollusque. Et je veux que tu récites la liste des poisons en même temps…

Elle retint un soupir consterné devant son sourire.

- … à voix haute. C’est parti.

Elle s'élança d'un bond, commençant à réciter en même temps.

- Stop.

Courbaturée, Neige s'étira longuement, à l'image de son maître. Sa longue récitation et le combat lui avaient laissé la bouche et la gorge sèches. Elle perçut le regard de Gil pesant sur elle et soupira intérieurement.

Tout le long du combat, bien que concentrée sur ses coups et les poisons qu'elle citait, elle avait continué à sentir la boule dans son ventre, l'empêtrant dans d'autres pensées et souvenirs. Bon, elle avait réussi à le toucher, et se sentait s'améliorer depuis la première fois. Les combats avec les bandits et ses chevauchées avaient contribué à former son corps et son esprit. Lui vinrent brièvement les regards des deux personnes, la marchombre et Lou, aux côtés de qui elle avait combattu, et tué, seule. Il faudrait qu'un jour, elle interroge Gil sur leur différence avec les marchombres par ailleurs.

Cime la regardait fixement, et elle le lui rendit. L'oiseau continuait d'être nerveux depuis qu'elle avait vu Gil... dans son état. Ou plus précisément, depuis qu'elle avait senti son corps être envahi par quelque chose d’indescriptible.

Elle massait songeusement les points où son maître l'avait touchée quand ce dernier prit la parole.

- Tu dis si je te dérange, hein.

Neige se contenta de lever les yeux au ciel.

- Bon. On arrête là pour l’instant.

Elle attrapa la gourde qu'il lui lança et l'ouvrit, le regardant distraitement attiser le feu.

- Tu commences ou je m’y colle ? 

Neige baissa ses yeux sur le foyer après avoir bu une longue rasade d'eau. Elle-même avait encore du mal à poser des mots sur ce qui lui était arrivé, alors elle préféra lui céder la place.

- Vas-y.

- Je cherche encore à comprendre...

Il tisonne le feu de sa branche, pensif. Ce n'est pas facile de rassembler autant de bribes d'un passé tourmenté.

- Je suppose que tout a commencé lorsque mon père, un marchombre, tua ma mère, une envoleuse. Mais ce qui aurait pu paraître si simple fut en réalité ficelé et complexifié par la personne qui m'a recueilli après ce drame inutile. Cette personne - mon maître -, je l'ai suivie aveuglément. J'étais beaucoup plus jeune que toi, pas beaucoup plus malin, et surtout j'étais persuadé d'avoir laissé mourir mon père de ses blessures. Volontairement. Cette image m'a hantée pendant des années.

Gil penche la tête sur le côté.

- Je me demande si elle n'est pas apparue à ce moment-là...

Il croise le regard de Neige, hausse les épaules, s'installe plus confortablement.

- Cette chose qui m'a rongé de l'intérieur, jusqu'à annihiler la moindre parcelle d'humanité qu'il me restait encore. J'ignore si je suis né avec ou si elle est arrivée après. Toujours est-il que j'ai cru pouvoir la dompter en devenant l'ombre de mon mon maître. J'avais bien conscience que chaque pas, chaque assassinat, chaque goutte de sang lui permettait de grandir, mais j'étais orgueilleusement sûr de parvenir à la maîtriser à tout moment.

Aujourd'hui, je me rends compte à quel point le chaos de ma vie était dicté par elle - cette Bête qui s'accroissait en moi, jour après jour. J'ai perdu bien plus que je n'ai gagné. Des combats. Des proches...

Sa voix s'éraille. Il secoue la tête, se racle la gorge.
Reprend.

- La vérité a éclaté comme une bulle de savon. Mon père était vivant mais il a donné sa vie pour moi. Je porte son prénom et son bracelet comme les fers de mon erreurs, car il n'a pas assassiné ma mère : il lui a permis de mourir rapidement quand la folie s'était emparée d'elle. Son nom est mien. Et j'aurais pu me contenter de cette réalité si elle ne s'était pas échappée des lèvres de mon maître. Seren Til'Sylverin. Je réalise que je ne sais même pas si imposer sa propre volonté à autrui était sa greffe, ou un don quelconque qu'il possédait. Il a manipulé ma mère, amoureux trahi qu'il s'était senti. Il a tué mes parents et semé le chaos dans ma vie entière.

C'est là que j'ai cédé. Et cette chose en moi, cette Bête assoiffée de sang, de sauvagerie, a pris le dessus ; je pense qu'elle l'avait toujours eu, et qu'en assassinant mon propre maître, j'ai simplement accepté sa domination. Ce qui s'est passé ensuite... je ne m'en souviens pas bien. Ce ne sont pas des images qui me reviennent mais des sensations : une peur immense, vertigineuse, une rage folle, animale, le besoin de me nourrir, de me cacher, de fuir...

Et puis, il y a eu une lumière dans le noir. Un chant Aoki dans le silence. Un bandana dans le creux de ma main.

Il sourit.
Il soupire.

- Enfer ! Je ne m'épanche jamais autant sans boire d'alcool ! Mais j'ai parlé, tronche de cake. Alors c'est à toi d'en faire autant, maintenant.

Pâle sourire.

- C'est toi la tronche de cake.

Inspiration.

- Moi, c'est... compliqué. Je ne comprends pas non plus. Je suis née avec une sorte de boule dans le ventre. Ça a toujours été là, tu vois ? Plus ou moins grosse, j'avais cette boule. Quand mon petit frère m'a enfoncé la tête sous l'eau, elle a grossi. Quand j'ai compris qu'on voulait me marier et que je devais partir, aussi.

Elle parlait de trucs qu'elle n'avait jamais confié à quiconque. Ses yeux étaient encore baignés de l'eau du Lac Chen quand tête sous l'eau, elle tentait d'échapper à la poigne plus ferme et forte de son frère sous les yeux impavides de son propre père.

- Elle a toujours été plus ou moins là, plus ou moins importante. Quand j'ai affronté des bandits... ça m'est arrivé deux fois, dont l'une avec une marchombre, d'ailleurs. Quand je les ai affrontés, la boule grossissait. Mais le pire, ça a été avec toi.

Neige prit le temps de réorganiser ses pensées.

- Quand je t'ai perçu comme tu étais à ce moment-là, avant que je ne te remette le bandeau, quand tu étais encore cette Bête, la boule s'est amplifiée. J'ai eu l'impression qu'elle m'avalait toute entière. Que je me perdais en moi-même et que autre chose était aux commandes. Tu étais un prédateur et je me sentais comme une proie. J'ai déréalisé.

Tout était blanc ou flou, excepté toi, parce que tu étais le prédateur à ce moment-là. Je crois qu'elle réagi au danger. C'était comme si je m'apprêtais à me changer en autre chose. J'y comprends rien. Je ne suis pas peureuse pourtant, alors ça ne peut pas être ça. C'était plutôt quelque chose d'animal.

Elle porta la main à son ventre.

- Encore maintenant elle est là, et je ne sais pas ce qu'elle signifie. Elle n'est pas forte, parce que je ne me sens pas en danger, mais elle bat, comme un second cœur. J'y comprends rien. C'est comme s'il y avait quelqu'un d'autre, quelque chose d'autre en moi. Qui finirait par éclore.

Elle chercha son regard.

- T'y comprends quelque chose, toi ?

- Ah.

Ce fut tout ce que Gil trouva à dire - en tout cas pour l’instant. Il fallait d’abord qu’il intègre les paroles de Neige, qu’il réfléchisse. Il étendit sa jambe, projetant un peu de terre dans le feu qui ondula sous l’intrusion dans un grésillement de protestation. Pour un observateur extérieur, quelqu’un qui ne connaîtrait pas la jeune fille comme lui, cette histoire de “boule” aurait pu paraître hilarante. Oui, si le sujet n’était pas si sérieux, Gil aurait pu répondre “eh bien, pète un bon coup, ça ira peut-être mieux !”. Sauf que cette tension, ce noeud invisible, il l’avait senti depuis leur première rencontre. Il n’y avait pas prêté attention, occupé qu’il était à essayer de dissuader Neige de le suivre. Pourtant, il avait suffi d’un regard, lorsqu’elle arrivée sur la terrasse de la Feuille de Chen, pour que l’évidence lui saute aux yeux : quelque chose n’allait pas.

Mais quoi ?

Inquiet, Gil serra plus fort la branche entre ses doigts : et si Neige vivait la même chose que lui ? Si elle risquait de se perdre dans une bestialité incontrôlable ? Aurait-on pu l’empêcher, lui, de céder à cette pulsion dangereuse ? Peu de gens avaient vu son comportement se modifier. Il se rendit compte, alors, qu’en le réalisant il avait tout fait pour les éloigner : Naïs, Libertée… il les avait repoussées, sous couvert de les protéger alors qu’en réalité c’était lui qu’il essayait de dissimuler ! Il ferma les yeux, un instant. Juste un instant pour éprouver un regret immense. Il se souvenait de la main tendue de Lib. Peut-être qu’en l’acceptant, rien ne serait arrivé : Suviyo serait encore en vie, et… Arrête, se morigéna-t-il en se mordant violemment la langue. “Si” ne voulait rien dire désormais : il fallait arrêter de ressasser, de culpabiliser pour ce qui était déjà accompli. C’était courir le risque de ne pas parvenir à anticiper ce qui pouvait encore l’être.

- Est-ce que tu as déjà essayé de… d’atteindre cette boule ? D’une manière ou d’une autre ?

Rouvrant les yeux, il regarda Neige, de l’autre côté du feu. La lumière vive et mouvante allumait des étoiles incandescentes dans ses yeux. S’était-elle placée là parce qu’elle voyait en lui un “prédateur” ? En y réfléchissant, lui-même n’avait jamais ressenti ce genre de chose. Jusqu’alors, il n’avait pas songé que la Bête puisse réagir à d’autres… et il était sûr que tel n’était pas le cas. Bien, s’encouragea-t-il alors : procède par étapes. Suppose et élimine ce qui n’a pas lieu d’être. Neige vivait quelque chose qui, physiologiquement, posait question. Pour autant, s’il partait du principe que sa Bête lui était propre, rien n’indiquait que Neige en possédait une également. Fallait-il envisager une dualité, comme Syles avec Lynx ? Non plus, songea Gil en se grattant le menton. A la rigueur, le trouble de la personnalité vécu par son ancien apprenti s’aparentait déjà beaucoup plus avec ce que lui-même avait traversé. Neige était toujours Neige : discrète, bornée, volontaire, rêveuse ; elle n’était pas différente, même si, en formulant son aveu, elle avait prononcé davantage de mots que depuis qu’ils se connaissaient.

Cela dit, cela valait pour lui aussi.

Il inclina la tête, réalisant soudain qu’il avait évoqué des sujets jusqu’alors conservés précieusement dans sa caboche de cabochard. Kaünis et Syles eux-mêmes ne connaissaient pas tout ce qu’il avait dit ce soir. C’était… troublant. Il s’obligea à faire une pause mentale, à analyser cet événement unique : sans alcool pour lui délier la langue, il restait la fatigue, l’inconscience et… la confiance. Il choisit de conserver cette dernière explication, fort d’une certitude nouvelle qui vibrait en lui et qui l’étourdissait un petit peu. Les flammes qui le séparait de Neige ne l’empêchait pas de se sentir lié, aussi étrange que cela puisse paraître - et s’il en résulta une légère gêne, ce sentiment fut noyé parmi d’autres, beaucoup plus forts et plus sûrs. Quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise, cette nuit-là, le maître et son élève dansaient sur la même ligne de crête.

- J’ai comme l’impression que tu tentes de refouler cette boule, dit-il alors. Et qu’en la refoulant tu te fais du mal. Je me trompe ?

Une brindille craqua dans le feu. Un cheval souffla dans son dos. Une chouette hulula. La nuit vivait pleinement, bruyante pour un homme aux sens aussi aiguisés. Mais Gil fixait Neige, et il se fermait au monde extérieur pour n’être plus qu’écoute.

Neige se laissa aller en arrière, coudes enfoncés dans l'herbe et tête vers le ciel nocturne. Aurait-elle moins connu Gil, elle aurait pu penser qu'il s'en moquait, mais elle devinait la réflexion qui agitait la boîte crânienne de son maître. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était attendre.

Le vent léger agitait ses cheveux blancs, libres comme à son habitude et attisait les flammes du foyer. Songeuse, elle regarda les fils diaphanes danser devant ses yeux. Elle s'était abîmée dans le passé pour lui raconter tout cela et il en savait plus sur elle que... qui ? Peut-être sa propre famille. Sa famille à laquelle elle ne ressemblait pas, avec ses traits délicats, ses yeux clairs et ses cheveux pâles comme son teint. C'était à croire qu'elle n'était pas de leur sang.

S'il n'y avait eu que ça. Elle était aussi différente psychologiquement. Une rêveuse qui grimpait les Dentelles Vives plutôt que de s'occuper du travail de l'exploitation familiale. Cela l'avait mené sur une voie bien différente de celle de ses frères. Manquait-elle aux siens, parfois ? Elle se posait rarement la question et quand elle se la posait, elle s'y perdait.

Peut-être manquait-elle à sa mère. Pas son père, elle en était persuadée. Quant à ses frères, ils n'avaient jamais eu de réelle relation. Pareil pour les autres membres de l'exploitation. Ils n'avaient vu en elle qu'un frêle fantôme qui arpentait des chemins parallèles. Et puis, son apparence dérangeait. Elle se souvenait de murmures, quand on pensait qu'elle n'entendait rien. La fille maudite, qu'ils disaient. Les plus superstitieux voyaient en elle un avertissement du ciel. Mais le ciel se moquait d'eux et de leurs petites préoccupations et l'accueillait quand elle atteignait les sommets des falaises. Le ciel abritait Cime lors de ses envols et lui donnait envie d'avoir des ailes.

Ses yeux se reposèrent sur Gil, qui semblait en proie lui aussi à ses souvenirs. Elle n'avait jamais autant parlé et le soupçonnait d'avoir fait de même. C'était curieux, ce lien entre eux, mais elle l'appréciait.

- Est-ce que tu as déjà essayé de… d’atteindre cette boule ? D’une manière ou d’une autre ?

Surprise par la question, elle se redressa et secoua la tête. Non, elle s'en était toujours tenue à l'écart, dérangée par sa présence. Elle ignorait ce que c'était, alors elle tâchait de l'ignorer en échange. C'était là, c'était présent, constamment, mais elle vivait avec comme elle vivait avec ses cheveux dans les yeux parce qu'elle ne les attachait que rarement. C'était juste plus gênant, plus incompréhensible, et elle aurait fait avec si cela n'avait pas décidé de prendre des proportions aussi dantesques.

Autant contre les bandits c'était gérable, autant cela avait été impossible à vivre avec Gil changé en prédateur. Elle ne le craignait plus – pas, parce que ce qu'elle avait craint c'était cette facette de lui, et non pas lui entièrement – mais sur le moment...

Elle en avait presque perdu connaissance, bouleversée jusqu'aux tréfonds d'elle-même. Incapable ensuite de rester, ne laissant qu'un bandeau comme preuve de sa présence un jour sur les lieux. Puis elle était partie, avant les autres, parce qu'elle ne les connaissait pas et avait eu honte de ce qui s'était passé, même si elle doutait que quelqu'un l'avait remarqué.

Future envoleuse ou non, elle ne pouvait se permettre d'avoir ces accès de faiblesse dès que ses sens détectaient un danger ; un jour, cela la tuerait. Elle devait y faire face et anéantir cette boule qui l'empêchait de vivre correctement et lui posait problème. Peut-être se sentirait-elle alors plus libre.

- J’ai comme l’impression que tu tentes de refouler cette boule. Et qu’en la refoulant tu te fais du mal. Je me trompe ?

Gil avait repris la parole. Elle laissai un bref silence planer.

- Non, tu as raison.

Nouveau silence, teinté de réflexion cette fois. Devait-elle embrasser cette partie d'elle qu'elle ne comprenait ni ne connaissait, plutôt que de la tenir à distance ?

- Est-ce que je dois essayer d'arrêter de la refouler ?

Cime les regardait fixement de son œil noir. Elle échangea un regard avec l'oiseau attentif.

Haussement d'épaules.

- Qui ne tente rien n'a rien...

Hésitation. Elle se maudit pour les mots qui lui échappèrent.

- Et si j'en ai peur ?

L’hypothèse de Neige sonnait comme un aveu, et Gil cessa de jouer avec sa branche dans les braises pour lever les yeux vers elle. Il réfléchit un bref instant. Ne risquaient-ils pas de s’engager dans un chemin risqué ? La peur de la jeune fille était fondée et aurait dû être l’avertissement suffisant pour qu’il décide de mettre un terme à cette histoire. Seulement voilà, en acceptant de s’ouvrir au dialogue, en parlant le premier, il avait choisi lui-même d’emprunter cette voie dangereuse. Pas question de fuir maintenant. Son regard chercha celui de son élève, le trouva, ne le lâcha pas. Solide, et tranquille.

- Je suis là.

Trois mots légers, prononcés doucement, comme une évidence ; trois flèches qu’il avait décochées avec franchise et adresse. Il ignorait totalement ce qui pouvait arriver si Neige lâchait prise. Il ne savait pas s’il fallait craindre pour sa santé mentale, ou physique, ou même les deux, ni si son conseil était le plus judicieux. Pour couronner le tout, il n’avait aucune idée de la manoeuvre à suivre. L’unique certitude qu’il possédait était contenue dans ces trois mots, tout simplement : quoi qu’il se passe, il resterait près d’elle.

- Alors ? Prête à affronter la tempête, p'tit flocon ?




La nuit filait, calmement. L’obscurité régnait en maître, repoussée par le vif éclat du feu qui dansait dans un crépitement sauvage. De part et d’autre, Gil et Neige étaient immobiles et silencieux. S’il avait d’abord eu l’idée de contourner l’âtre pour s’approcher d’elle, l’envoleur avait finalement décidé de rester là où il se trouvait ; il avait compris que la jeune fille risquait d’être plus méfiante s’il était trop proche d’elle. Les flammes étaient une barrière non négligeable pour sa tranquillité d’esprit - sachant très bien que si nécessaire, Gil les franchirait sans la moindre hésitation. Ce dernier avait basculé sur les genoux. Les mains sur les cuisses, le dos droit, les fesses sur les talons, il avait invité son apprentie à adopter la même posture. Il lui avait expliqué que son corps était probablement en train de lutter inconsciemment contre ce qu’il percevait pour l’heure comme une menace ; il fallait donc agir sur l’esprit pour tendre vers l’acceptation.

Vers l’ouverture.

Il ne lui avait pas demandé de fermer les yeux, ni de faire le vide, ou bien de chercher un refuge intérieur - des absurdités selon lui. Combien de fois Seren avait-il essayé de lui enseigner la méditation ? Un creux de sourire plissa brièvement la joue de Gil. Il n’était pas fait pour méditer. Mais il avait trouvé autre chose. Le silence qui devient tout, absolu ; celui qui pénètre l’intérieur même des os et qui fait voyager sans bouger d’un pouce. Immobilité, tranquillité, confiance ; il appartenait à Neige de puiser dans ces mots pour partir dans l’exploration de son esprit et de son corps. Pour qu’elle se lance à la rencontre de cette “boule” dont ils ignoraient tout. Tenté de l’accompagner dans cet état songeur, Gil préféra conserver tous ses sens en alerte. Il ne fixait pas Neige pour ne pas qu’elle se sente la proie de son regard, mais il l’observait du coin de l’oeil et se tenait prêt à toute éventualité.

Quelle qu’elle soit.


[Bon, si Neige veut tenter sa première métamorphose, Gil est "prêt" ]

- Je suis là.

Trois petits mots prononcés par un tocard qui avait refusé de la prendre en apprentissage au début de leur rencontre et qui pourtant la rassurèrent. Elle s'accrocha à ses yeux vairons. S'il était là, elle n'était plus seule.

C'était étrange ; elle était habituée à la solitude, à ne faire face qu'au vent sur les hauteurs des falaises, et pourtant en cet instant rien ne la rassurait davantage que les mots de Gil et l'idée qu'il soit présent. L'idée qu'elle n'était pas seule, cette fois – même si Cime faisait partie de son existence depuis longtemps.

- Alors ? Prête à affronter la tempête, p'tit flocon ?

Pâle sourire.

- Prête.


Elle avait imité la posture que Gil lui avait dictée sans protester ni même faire un trait d'humour ; elle était bien trop tendue pour cela. Ses cheveux, comme à leur habitude emmêlés, formaient comme une auréole autour de son visage dont le front était barré d'un trait soucieux. Le feu y jetait des reflets éphémères qui se dissipaient vite dans l'obscurité.

S'ouvrir.

Elle s'efforça de plonger en elle-même pour retrouver cette boule qui la gênait depuis si longtemps. Ses yeux songeurs et perdus fixaient le foyer brûlant. La retrouver, puis l'accepter, comme avait dit Gil.

Il lui suffit d'une pression de son esprit pour retrouver la boule dans son ventre. La frôlant de son esprit, elle ressentit la douleur habituelle qu'elle propageait dans sa poitrine, s'efforça d'abord de la juguler par habitude, puis la laissa l'envahir.

Devenu flux, elle la sentit se répandre dans ses membres et lui faire tourner la tête. Serrant les poings sur son pantalon, elle s'efforça de se détendre. Il n'y avait pas que le flux, il y avait ce qu'il restait dans la boule habituelle et qu'elle refoulait d'ordinaire.

L'inconnu.

Le silence apaisait ses nerfs, le feu dansant derrière ses paupières mi-closes, ses pensées. Elle fit de son mieux pour chasser d'abord la peur qui l'habitait, l'appréhension. Étirant ses doigts, elle se laissa légèrement aller en arrière pour mieux respirer, prit une grande inspiration. Sentit ses membres se détendre, son corps accueillir la boule dont il avait toujours été question.

Plongeant vers elle, elle fut happée par ce qu'elle contenait.



Devant le foyer, la silhouette de Neige se brouille.

Et c'est un albatros qui fixe Gil de son regard sombre.


C'était un albatros qui fixait Gil.

Un bel oiseau, d'un mètre, aux ailes à l'envergure de deux mètre cinquante, comme il le démontra en les déployant brièvement. La pointe de ses plumes était noire.

Comme ses yeux énigmatiques.


[j'espère que c'est correct !]

- Enfer de bordel de… murmura Gil, sidéré.

Car c’était un albatros qui le fixait.





Gil cligna des yeux. Bon. Surtout, ne pas faire de mouvement brusque. Il ignorait totalement ce que pouvait comprendre, et même ressentir l’animal en face de lui ; si ses pensées étaient celles de Neige, sans doute le reconnaissait-il. Sinon, pourquoi ferait-il confiance à un être humain ? Parce que celui-ci était pacifique ?

L’envoleur expira lentement. Il réfléchissait mais plus c’était le cas et moins il savait quoi faire. Finalement, il décida de ne pas bouger du tout. C’était à l’oiseau de décider, après tout : s’approcher, ou ne pas s’approcher ? S’envoler, disparaître ? Un léger sourire étira les lèvres de Gil. A sa place, c’est ce qu’il ferait sûrement.

- C’était pas juste une boule, alors…

Il parlait doucement, sans élever la voix, mais sans murmurer non plus, pour que l’albatros perçoive ses intentions. A genoux, il pencha la tête sur le côté pour l’observer derrière les étincelles vives du feu de camp.

- Eh bien, vas-y, remue un peu ; il faut que tu découvres cette nouvelle apparence, non ?

Quel effet cela faisait-il d’avoir des ailes ? Et un bec ? Et des plumes ? Enfer, pourquoi est-ce que je me pose ces questions, moi ? Incrédule et émerveillé, Gil regarda l’oiseau étendre ses ailes. Puis soudain, il la sentit. La boule, dans sa gorge. Ce n’était pas le genre de boule dont Neige avait parlé. C’était celle qui trahissait une émotion soudaine. Son sourire vacilla. Et s’il avait perdu son élève ? Si la gamine aux yeux rêveurs et au sacré potentiel ne revenait plus ?

- … Neige ?

Pincement de coeur.
Timide tentative.
Fol espoir.


[Carrément ! Ahlala je suis contente d'assister à cette première ]

L'albatros regarde autour de lui. Il est près d'un feu, et l'un de ses congénère est posé non loin. Celui-ci lui communique de la surprise. Étonné, l'albatros penche la tête sur le côté. Pourquoi de la surprise ? Il essaie de comprendre, mais il se sent un peu confus, comme s'il n'était lui-même que depuis quelques instants.

Il y a un humain non loin, et l'humain parle. Il le fixe avec ses yeux, deux billes noires. L'humain lui rappelle quelque chose. Du moins, c'est l'impression qu'il en a. Son instinct le reconnaît. Il n'est pas dangereux, mais il peut l'être. L'oiseau est dubitatif devant les informations qu'il reçoit. Comment peut-on être à la fois dangereux et inoffensif ?

Il perçoit les émotions de l'humain. Il est surpris. L'albatros aussi, en soit. Que fait-il face à un humain ? Les siens chassent les oiseaux pour s'en nourrir, alors pourquoi est-il là ? Décidant qu'il n'est pas un danger pour l'instant, il déplie et replie ses ailes, comme s'il s'étirait après un long moment passé sans bouger.

Il aimerait s'envoler, mais quelque chose le retient ici. Penchant la tête sur le côté, il réfléchit. Qu'est-ce qui peut bien le retenir ? L'autre albatros ? Il sent un lien avec lui, comme s'il le connaissait depuis longtemps. D'accord, alors pourquoi l'autre albatros ne souhaite pas partir, lui aussi ? Ce sont les sentiments qu'il lui communique. Il lui demande de rester. Pourquoi ?

À cause de l'humain. Bon. Qu'est-ce que cet humain a de spécial ? Il le fixe à nouveau. C'est vrai qu'il lui dit quelque chose, lui aussi. Un mélange d'agacement, de gratitude et d'affection. Des émotions complexes, et il ne comprend pas d'où elles viennent. L'agacement, d'accord. Après tout, l'humain continue de parler. Mais l'affection ? Comment peut-il s'être attaché à un humain ?

L'autre oiseau lui retourne la question. Il lui dit qu'il s'est lui-même attaché à un humain. À lui. Mais il est un oiseau ; comment cela peut-il être possible ? L'autre albatros s'agace, essaie d'expliquer, mais il ne comprend pas. Cela défie la logique et la nature.

Ça y est, il la sent. L'humaine au fond de lui, qui lui a cédé la place, sans vraiment faire exprès. C'est à elle que s'adresse l'humain de l'autre côté du feu. Mais elle n'est pas là ; elle est engourdie, endormie au fond de lui.

Claquement de bec. Il a envie de partir, parce que l'humain risque d'éveiller celle qui somnole en lui, mais l'autre albatros ne veut pas partir, et il refuse de s'en aller sans lui. Il y a un lien puissant entre eux ; il ne veut pas le perdre. Il est donc coincé ici.

L'humain appelle, tout à coup. Un nom qui résonne dans ses entrailles. Comme s'il faisait partie de lui. L'oiseau secoue la tête. L'appel résonne dans son esprit. Fort. L'humaine à l'intérieur de lui souhaite y répondre, prendre la place, mais il n'a pas envie de la céder. C'est la première fois qu'il peut se déployer, pourquoi il se replierait maintenant ? Il a soudainement conscience de partager ce corps, et qu'il ne veut pas le laisser à l'autre à l'intérieur de lui. L'autre qui s'éveille.

L'humaine dans son esprit insiste. Elle veut revenir. L'albatros claque à nouveau du bec, agacé. C'est à cause de l'autre humain, celui derrière le foyer, qui a lancé un appel. Et celle avec qui il partage ce corps veut répondre.

Elle continue d'insister, d'ailleurs. Alors, tout doucement, à regret, et avec la promesse de pouvoir revenir, il se replie.

Gil hésitait encore quant à ce qu’il devait faire, lorsque l’image de l’oiseau se brouilla, derrière le feu. Neige redevint Neige. Nue, tremblante, les yeux un peu plus grands et les pupilles plus dilatées que d’ordinaire, peut-être, mais c’était son visage, ses muscles fins, sa peau de nacre, ses longs cheveux blancs. Et face à une Neige qui était Neige, Gil savait quoi faire. Il se leva, attrapa son tabard qui traînait dans un coin et contourna le feu pour s’accroupir à côté d’elle. Déployant le vêtement sur elle, il s’assura mine de rien qu’elle n’avait pas oublié une aile ou une plume dans sa métamorphose. Son regard croisa celui de la jeune fille et pour une fois il n’eut aucun mal à le déchiffrer : la confusion était omniprésente. Mais il resta silencieux et s’éloigna un moment, pour revenir un peu plus tard, une petite flasque à la main.

- De l’eau de vie des cuisines du Domaine, expliqua-t-il devant sa méfiance. C’est toujours prudent d’en emporter avec soi quand on voyage, tu sais.

Il en versa quelques gouttes dans le bouchon et lui demanda de boire : l’alcool allait lui redonner un petit coup de fouet, car elle était pâlichonne. J’imagine que je le serais aussi si je pouvais me transformer d’un seul coup comme ça, songea-t-il en lui préparant une tranche de pain et de fromage. Elle ne mangerait pas tout mais ce serait bien qu’elle en croque au moins la moitié. Il lui fourra donc l’encas improvisé entre les mains et raviva le feu, puis il jeta un coup d’oeil à l’autre albatros, qui n’avait curieusement pas bronché. Son regard revint se poser sur Neige. Il s’était à nouveau posté à une certaine distance, craignant de la gêner ; il comprenait mieux, à présent, pourquoi elle s’était apparemment sentie en danger en sa présence, lorsqu’il n’était plus lui-même. Sa bestialité avait dû faire réagir l’oiseau qui partageait son existence. Peut-être était-ce même l’élément déclencheur, au fond. Comment savoir ? Mais Gil se secoua mentalement : il en savait plus qu’elle, même si son savoir se résumait à la rencontre fortuite avec un autre homme-animal, et il était son maître ; il devait être celui qui rassure, et non celui qui attend des réponses.

- Comment tu te sens ?

La question pouvait paraître anodine alors que c’était justement tout le contraire. Il ne lui posait jamais cette question. Il avait l’habitude de lire dans ses gestes et son maintien pour déceler sa fatigue, et dans son regard pour anticiper une question. En outre, il était déjà renseigné par ce que qu’il voyait d’elle, en cet instant : elle donnait l’impression de redécouvrir son propre corps, comme si l’enveloppe charnelle qui la constituait lui était soudain étrangère. Elle peinait visiblement à revenir à elle, aussi n’attendit-il pas sa réponse immédiatement. Mais il voulait l’entendre, car il fallait qu’elle parle. C’était ce que son expérience lui soufflait : quand il se confiait à Khia, il se sentait davantage lui-même que d’ordinaire. Neige n’était pas bavarde.

Allait-elle parler un peu ?

Neige était complètement perdue. La transformation l'avait laissée tremblante, et elle pouvait sentir l'oiseau au fond d'elle, maintenant. Pas une boule, un oiseau. Qui lui avait cédé la place à contrecœur, juste parce que Gil avait prononcé son nom.

Cime était calme, alors qu'elle-même était éprouvée. L'albatros ne comprenait pas ce qu'il venait de se passer et il ne pouvait communiquer ses sentiments à Neige comme il l'avait fait avec sa transformation en oiseau.

L'apprentie laissa Gil l'envelopper dans son tabard, toujours confuse. Elle releva la tête quand il s'approcha avec une flasque.

- De l’eau de vie des cuisines du Domaine. C’est toujours prudent d’en emporter avec soi quand on voyage, tu sais.

Elle lui demanderait un autre jour pourquoi il était prudent de se balader avec de l'alcool et accepta le bouchon qu'il lui tendit, avalant l'eau de vie d'un coup. Âcre, elle la fit tousser ses poumons en brûlant sa gorge dans le même temps – c'est qu'elle n'avait pas l'habitude de boire, elle – mais cela la ragaillardit un peu.

Elle accepta également le pain et le fromage qu'il lui tendit. Elle le trouvait très aux petits soins d'un coup, mais en même temps, il y avait de quoi s'inquiéter un peu. Elle mordit doucement dans le pain, mâcha et avala, et recommença. Mastiquant avec lenteur, elle regarda son maître raviver les flammes, nota la distance qu'il avait mise entre eux deux. Elle espéra que ce n'était pas du rejet, avant de se secouer. Évidemment que non ce n'en était pas, sinon il ne l'aurait pas traitée avec autant d'égards. Il la laissait simplement respirer.

- Comment tu te sens ?

Neige releva les yeux du foyer pour le regarder, et perdit ses mots. Replongeant dans la contemplation des flammes, elle essaya de se construire une réponse.

Cela lui prit un certain temps, où elle se mordilla la lèvre, mais Gil semblait rester patient. Elle regarda Cime, comme s'il pouvait lui apporter des réponses, mais l'oiseau demeura impavide et silencieux.

- C'est comme...

Les mots se bousculèrent, et elle s'interrompit pour reprendre plus clairement.

- C'est comme si ça avait toujours été évident mais que je ne le comprenais que maintenant. Peut-être que c'est pour ça que j'ai toujours été aussi différente de ma famille. Physiquement. Et mentalement, aussi. Et que j'aime les hauteurs, et grimper. Je ne sais pas.

Pause.

- Je ne sais pas quoi faire de l'oiseau qui est en moi. Je comprends pas ce qu'il fiche là. J'ai jamais entendu parler de personnes qui se changeaient en animaux, sauf dans des contes pour enfants. Et là ça m'arrive et je comprends rien.

Elle chercha le regard de Gil.

- Tu sais, toi ? S'il y a d'autres gens comme moi ?

Espoir.

- J'ai déjà vu ça une fois. Un jaguar partageant le corps d'un homme. Mais c'était il y a longtemps.

Et je ne l'ai plus jamais revu.

- Pour l'instant, tu vas devoir faire avec ce que tu découvres par toi-même. Le type dont je te parle n'était pas dans ton état quand il reprenait son apparence humaine. Pour lui ç'avait l'air simple. Je suppose donc qu'à la manière d'un muscle, tu vas devoir entraîner cette nouvelle... capacité. Le faire régulièrement, et en tirer à chaque fois les conclusions nécessaires.

Silence songeur et craquement du bois dans le feu.

- Quand tu étais... est-ce que tu m'entendais ? J'ai cru que tu ne me comprenais pas quand je t'appelais.

Il jette un coup d'oeil en direction de Cime.

- Et lui ? Je dois m'attendre à me retrouver avec une autre tronche de cake sur les bras, ou bien... ?