Lou, la fille qui venait d'ailleurs

Lou chevauchait seule, pour changer.

Lilune et elle galopaient à travers la plaine balayée par un vent glacial. Il arrivait du nord, leur direction, et apportait avec lui la promesse d’un hiver rude - une habitude dans cette partie de l’empire, et un danger pour le voyageur inexpérimenté. Fort heureusement, Lou avait du plomb dans la cervelle, en plus d’être rompue aux traversées périlleuses. Elle avait pris soin d’étudier à fond les cartes de la région avant de partir et longeait le Gour, son point de repère, pour ne pas s’égarer dans le blizzard.

Elle avait également pensé à emporter des vêtements chauds : emmitouflée dans un épais manteau, elle avait relevé le col et rabattu sa capuche, son visage protégé par une immense écharpe de laine colorée, tricotée par Pona, ne laissant entrevoir que le vert vif de ses yeux. Le galop tranquille de sa jument lui permettait de rester alerte, c’est pourquoi elle veillait à alterner les allures tout en papotant allègrement avec Lilune.

Deux amies qui devisaient joyeusement dans l’immensité sauvage du nord.

Lou babillait volontiers, et lorsqu’elle économisait son souffle, elle réfléchissait. A la raison qui la menait jusqu’ici, pour commencer. Son Don. Erratique, incompréhensible, il continuait de la faire tourner en bourrique et d’envoyer tous les spécialistes droit dans un mur solide : nul n’avait encore jamais observé pareil phénomène. Léandrine, le maître analyste qui suivait Lou depuis des années, avait alors suggéré à celle-ci de se rendre à la Citadelle.

- Nichée dans le berceau de Merwyn, elle pourra peut-être t’apporter des réponses… avait expliqué son amie. Mais c’est un endroit complexe car truffé de Hiatus. Il est possible que là-bas, ton Don soit plus imprévisible encore qu’il ne l’est aujourd’hui.

Lou n’était donc pas franchement rassurée, et cela expliquait l’allure plutôt soutenue à laquelle elle maintenait Lilune : elle avait hâte d’atteindre la Citadelle. Sa jument à l’abri entre ses murs, elle serait plus tranquille pour aviser la suite. Elle n’avait pas envie de faire un pas sur le côté et d’abandonner sa compagne de voyage dans cette étendue déserte, à la merci des bêtes sauvages que l’on disait particulièrement féroces dans cet endroit ! Elle se rassurait en se disant que son Don habituellement incontrôlable était peut-être justement moins incertain dans cette partie de Gwendalavir. En tout cas, elle n’avait pas disparu, ce qu’elle considérait comme un fait extrêmement positif.

Elle songeait également à Tsukia. Partie pour le Rentaï deux semaines plus tôt, celle-ci ne serait pas de retour avant longtemps. Elle effectuait un voyage au moins aussi dangereux que celui entrepris par Lou, et la marchombre était parfois saisie par une vive inquiétude ; elle secouait alors la tête et se morigénait tout bas. D’abord, Tsu n’était plus une débutante. C’était une femme accomplie qui, si elle était visiblement en train de chercher sa voie, n’avait rien prouver en matière de technique, de stratégie et de volonté. En outre, elle ne cheminait pas seule vers le Désert des Murmures : un ami l’accompagnait.

- Je viens avec toi, avait décidé Warren quand elle avait mentionné les Marches du Nord.

Lou avait refusé. La proposition lui avait réchauffé le coeur et l’envie d’accepter avait été très forte, mais cette quête lui avait semblé trop personnelle, trop intime pour permettre à une tierce personne de faire route avec elle. De plus, ses sentiments à l’égard du marchombre étaient de nature à la détourner de son objectif. Ils n’avaient guère eu de temps pour discuter depuis qu’ils étaient revenus de l’archipel des Alines et, tout séduisant qu’il était, Warren ne parvenait pas à l’empêcher de penser à Seiven.

Seiven… Ils s’étaient disputés avant son départ. Lorsqu’elle l’avait annoncé à ses amis, chacun avait eu une réaction différente : Pona avait tricoté une écharpe, Runille avait fouillé dans ses affaires pour dénicher ses plus belles cartes, et Seiven s’était mis à l’éviter soigneusement, travaillant nuit et jour dans son restaurant. Lou l’avait coincé à l’Obsidienne et ils avaient enfin déballé ce qu’ils avaient sur le coeur. De la vaisselle en avait pâti. Ils s’étaient jeté de vilains mots, blessé l’un et l’autre par une énième séparation, et animés par des sentiments aussi forts que contradictoires. Seiven lui avait demandé de rester.

Lou était partie.


Sa main gantée se posa sur sa poitrine, là où l’alliance de Yoran reposait, protégée par ses vêtements chauds. Qu’il était difficile de ne pas redouter l’avenir ! Joyeuse, éternellement optimiste, Lou était terrorisée à l’idée d’ouvrir à nouveau son coeur. Elle avait peur de perdre encore une partie de son âme, de sentir le goût de l’impuissance et l’amertume du désespoir. La dispute, elle le savait, était une façade, une manière de se protéger de tout cela. Le refus aussi. Mais la solitude lui apportait un tel réconfort qu’en dépit du froid elle baissa son écharpe et inspira vivement, gonflant ses poumons de l’air piquant du nord.




- Rares sont les marchombres qui franchissent nos portes, et plus rares encore ceux qui ne se présentent pas au nom d’une mission, fit remarquer le seigneur de la Citadelle.
- Ma mission est personnelle, répondit Lou. Je suis envoyée par Léandrine Pil’Galadan, maître analyste d’Al-Jeit, et je suis venue chercher des réponses.

Lou fut ainsi accueillie au sein de la Citadelle. Préoccupé par la sauvegarde de la frontière, le seigneur des lieux ne s’opposa pas à ce que la marchombre visite les lieux ; il avait en outre un excellent souvenir de Syndrell Ellasian et ne doutait pas, après quelques paroles échangées avec Lou, que celle-ci fût digne de confiance. Il chargea l’un de ses meilleurs éléments, Irhuin, de guider Lou au sein de la Forteresse. Malicieuse et pleine de répartie, la Frontalière lui plut immédiatement. Il n’y avait qu’à voir le sourire d’Irhuin pour comprendre que c’était réciproque.

- Tu as voyagé jusqu’ici toute seule ?
- Je n’étais pas vraiment seule, Lilune était avec moi.
- Lilune ?
- Ma jument.

Le sourire d’Irhuin s’élargit.

- Suis-moi, je vais te faire visiter.

La Citadelle, véritable bastion, impressionna Lou par son intemporalité. Elle avait toujours pensé que les Frontaliers s’y abritaient mais elle revit son jugement en réalisant qu’il n’en était rien : cet endroit défiait les siècles et les invasions ennemies, protégé, tout comme la frontière, par de grands guerriers. Ce n’était pas tout. Ici pour en apprendre davantage sur son Don, Lou fut stupéfaite de découvrir que Tsukia avait grandi entre ces murs. Voilà d’où la jeune femme tirait son adresse d’épéiste ! Irhuin ne put résister à l’envie de tester celle de Lou. Un compliment à propos des lames jumelles de la marchombre lança un débat verbal qui se conclut par un duel dans la cour brillante de givre.

Lou admit sa défaite avec humilité. Elle profita cependant de l’occasion pour continuer d’apprendre, et le maître d’armes chargé de l’instruction des nouvelles recrues fut surpris de compter un nouvel élève dans ses rangs à partir du lendemain. La marchombre sortait de ces séances d’entraînements épuisée mais ravie. Irhuin lui fit faire le tour de la Citadelle, depuis l’immense bibliothèque jusqu’à la Vigie. Evidemment, la Frontalière ne fit que lui désigner celle-ci, arrêtée par le mur de lumière bleue qui empêchait quiconque n’étant pas un brillant dessinateur d’avancer plus loin. Lou ne parvint pas à le franchir, ce qui n’avait rien d’étonnant. Pourtant, elle avait la conviction que ses pas ne l’avaient pas menée jusqu’ici par hasard. Elle fit une nouvelle tentative qui n’eut guère plus de succès que la première et se tourna vers Irhuin pour détendre l’atmosphère d’un trait d’humour.

Irhuin n’était plus là.

Ou plutôt si, elle se trouvait toujours devant la porte de la Vigie mais Lou, elle, avait fait un pas sur le côté sans s’en apercevoir et elle se trouvait désormais à l’intérieur ! Stupéfaite, elle prit le temps de jouir de ce point de vue exceptionnel avant de rejoindre la Frontalière.

- Comment as-tu fait ça ?
- Je ne sais pas. C’est justement le problème : je ne sais pas grand chose à propos de mon Don…
- Eh bien, désormais tu peux ajouter une nouvelle certitude à ta réflexion : tu es une fille de Merwyn.
- Pardon ?
- Seuls les fils et filles de Merwyn, ceux de son sang, peuvent accéder à la Vigie. Evidemment, il faut avoir un certain pouvoir et visiblement, tu n’en es pas dénuée.
- Mais je ne viens pas de ce monde, protesta Lou.

Comment pourrait-elle descendre de cet être légendaire si elle n’était pas née en Gwendalavir ? Irhuin ne put répondre à cette question. Ce fut le seigneur de la Citadelle qui, en la saluant alors qu’elle s’apprêtait à les quitter, lui fournit un précieux indice.

- D’aucuns affirment que Merwyn n’était pas Alavirien. Il serait venu d’ailleurs. L’énigme qui entoure sa légende est impénétrable mais, aux dires d’Irhuin, vous avez de quoi rivaliser en matière de mystère !

Lou reprit sa route avec cette nouvelle question au fond du coeur : si Merwyn n’était pas de ce monde, se pouvait-il qu’il ait appartenu au sien ?




Quoi qu’il ait pu se produire à la Citadelle, Lou revint profondément changée. Ce n’était pas visible au premier coup d’oeil. Elle-même ne découvrit cet état de fait qu’une fois de retour à Al-Chen. Elle venait de quitter Lilune après s’être occupée d’elle et se demandait si elle allait rentrer directement à la maison quand elle se figea soudain, au beau milieu d’une rue, frappée par une brusque certitude : elle pouvait choisir sa destination.

Et elle pouvait s’y rendre sans le moindre problème.

Comment avait-elle pu passer à côté de cette évidence ? Toutes ces années passées à chercher dans trouver, à tâtonner dans le vide quand la réponse était là… Il était toutefois possible que son voyage à la Citadelle lui ait fourni la clé manquante. Désormais capable d’ouvrir la porte à son gré, Lou retint son souffle et, prudemment, essaya…


… elle cligna des yeux en découvrant l’arrière-cuisine de l’Obsidienne. Le pas était minime en terme de distance mais l’ouverture qu’il avait créé en elle était éblouissante. Elle éclata de rire quand Seiven sursauta en l’apercevant, et ne lui laissa pas le temps de prononcer la moindre parole : ses lèvres, en se posant sur les siennes, réduisirent le jeune homme au silence et à la stupéfaction. Lou plongea son regard vert malicieux dans le sien.

- Je t’emmène avec moi, murmura-t-elle, le coeur battant.
- Où ça ?

En guise de réponse, elle sourit et lui attrapa le bras.