Dans le chaos des vagues [en cours]

Ìrae naquit un jour de tempête. C'était fréquent, dans les Îles des Femmes, qui faisaient partie des Archipels Alines, au large de Gwendalavir ; mais sa mère répéta à l'envi l'anecdote, tant le caractère de l'enfant s'y prêtait. Capricieuse, tempétueuse, l'enfant du clan de la Loutre se fit vite connaître pour son caractère dur comme fer.

Sa mère Aléa possédait de somptueux cheveux roux tombant en boucles autour de son visage hâlé, et deux yeux d'or liquide, typiques du clan ; un regard qu'elle légua à sa fille, tandis que son époux Kasak, originaire du clan de l'Albatros, lui donna ses cheveux d'un bronze métallique s'approchant de l'or. Ses yeux bleus irisés se retrouvèrent dans le gris acier de son aînée Dies, qui captura totalement les cheveux de son épouse.

Bien que plus calme, c'est le caractère de Dies, présage de celui de la cadette, qui dirigea le choix de leur prénoms. Toutes deux farouches, fortes, très proches malgré les cinq ans qui les séparait, elles menèrent la vie dure à leurs parents, travailleurs de bois.

Irae se souvenait de l'odeur des copeaux de bois, de la poussière d'écorce qui planait dans l'atelier de ses parents. Quand les deux sœurs leur demandèrent comment ils s'étaient rencontrés, venant de clans différents, il fut narrée l'histoire d'une Aléa qui, jeune, avait aussi un caractère bien trempé qui l'amena à visiter les autres îles. Ce fut Kasak, fils de menuisiers au tempérament plus mesuré, qui attira son regard, et ils s'en revinrent ensemble dans le clan de la Loutre.

Reprenant sa place et le commerce de ses parents, ils s'occupèrent tous deux des demandes de meubles, de bijoux, accessoires de bois demandés par le clan – et parfois par d'autres, impressionnés par la maîtrise fine et ouvragée de leur travail.

Ils eurent leur première fille, Dies, qui manqua de mourir à la naissance, sortie du ventre d'Aléa le cordon ombilical enroulé autour du cou. Cette frayeur, qui les marqua profondément, les fit hésiter plusieurs années à concevoir un second enfant. Si Irae naquit sans problèmes, ses hurlements à sa venue au monde convainquirent le couple que deux, c'était bien comme ça.

Grandissant vite, les deux filles se mêlèrent aux autres gamins du clan, grimpant sur les rochers, se glissant dans des criques oubliées ou accessibles seulement par des petits gabarits ; ils coururent sur les plages de galets et de sable, plongèrent dans les vagues iodées. D'Irae, d'abord la plus jeune, à un garçon de treize ans nommé Élan, ils parcoururent l'île et ses rochers à gagner à la nage ; ils quittèrent parfois en secret la maison des parents, la nuit, pour des baignades nocturnes sous le ciel plein d'étoiles ; ils s'extasièrent sur les bateaux qu'ils voyaient passer, et s'interrogeaient sur ce qu'il y avait au-delà.

De tous, ce fut Ìrae qui garda cette interrogation en tête. Qu'il y avait-il, là-bas, trop loin pour que cela soit gagné à la nage, là où allaient les bateaux, où les vagues se confondaient avec l'horizon ? Gwendalavir, lui répondirent ses parents, les oncles, les tantes, les adultes et les anciens enfants ; ce continent Gwendalavir, avec qui l'on ne se mêlait pas, où vivaient les Alaviriens.

Cela ne satisfaisait pas Ìrae, âgée de sept ou huit ans, qui regardait l'Océan perchée sur un rocher, et qui rêvait d'aller voir si ce que l'on disait était vrai. Mais une rumeur d'enfants et bébés enlevés se répandit sur les différents clans, et l'on claquemura les plus jeunes ; on les garda près des adultes, de peur qu'ils disparaissent à leur tour. Le clan de la Loutre lui-même perdit des bébés âgés d'à peine quelques mois, et une vague de panique courut sur les Îles.

Mise en sécurité, veillée par son aînée et d'autres adolescents, interdite de sortie, Ìrae vécut mal cette époque, qui façonna sa bougeotte future et forgea davantage son désir de bouger et découvrir au-delà des murs qu'on lui avait dressé.

Ce fut à cette époque que Dies rencontra Saeran, et se lia d'amitié avec lui. Les cheveux d'un rouge framboise, les yeux dorés à l'image du clan de la Loutre, grand et fin avec une peau hâlée au soleil, il parut immédiatement déplaisant à Ìrae, peut-être parce qu'elle avait l'impression qu'il lui volait sa sœur, avec qui elle avait auparavant une relation fusionnelle malgré les années qui les séparait.

Saeran faisait rire aux éclats sa sœur, et Ìrae se renfrognait. Elle ne médit cependant pas sur son compte : la seule fois où elle s'y risqua, elle fut reprise par sa sœur, ce qui acheva de rendre le jeune adolescent antipathique à ses yeux.

Les années passant et sa liberté retrouvée avec la fin des raids, à l'étroit dans la modeste chaumière de la famille, Ìrae s'en allait vagabonder sur l'île, profitant de temps à autre d'un petit bateau qui passait pour en visiter une autre.

Il y eut, un jour, un incident, dont l'histoire ne tint pas compte, mais qui captiva la mémoire d'Ìrae bien des années après.

Personne ne se souvint quelle en avait été l'origine, mais l'une des maisons du clan prit feu – sans doute un foyer mal maîtrisé, la maladresse d'un enfant... Quoi qu'il en fut, les flammes hautes qui éclairèrent le ciel nocturne eurent toute l'attention de la jeune fille. Les couleurs du brasier, leur ardeur à s'élever formaient un tableau vivant dont elle fut une fervente spectatrice.

Elle était aussi connue pour aimer danser sous le ciel, quand la pluie tombait, le soir, et pour s'esquiver les jours de tempête et d'orage pour respirer à plein poumons l'odeur qui émanait de la terre et de la roche et contempler les vagues furieuses se fracassant sur les rochers.

Pour ses questions, aussi. Incessantes.

- Dies, y a quoi au-delà des Îles ?

- Rien qui ne nous concerne. Juste Gwendalavir.

- Et pourquoi on y va pas ?

- Eh bien – et Dies se faisait confuse – parce que ce n'est pas chez nous. Il n'y a aucun intérêt à y aller.

- Les pirates y vont. Pourquoi je pourrais pas ? Je veux voir ce qu'il y a là-bas, moi.

Secouant la tête, Dies s’éloignait, ne sachant quoi répondre à cette enfant trop curieuse qui voulait plus que ce que l'Île lui offrait, plus que le clan, plus que les Archipels.

Ìrae voulait découvrir le monde, et personne ne comprenait ça. Alors songeuse, elle regardait l'océan du haut d'une falaise, mélancolique d'une terre qu'elle n'avait jamais vue, amoureuse d'un paysage inconnu.

Sa famille s'inquiétait parfois de ses airs d'ailleurs, ne sachant comment satisfaire la plus jeune. C'est l'âge, ça passera, disait Saeran, qui sortait avec Dies, n'en récoltant que davantage encore l'amertume et l'agacement de l'adolescente.

Adolescente qui grandissait sans s'y attarder, notant les changement de son corps avec désabusement et désintérêt, sans pour autant échapper aux regards de ses amis devenus plus curieux et tournant autour d'elle, à son plus grand déplaisir. La gifle qu'elle mit au premier qui approcha trop près dissuada les autres de faire de même, et elle rétablit fermement sa réputation de tempête humaine, qui d'un air humble pouvait passer à la colère comme à l'excitation d'un claquement de doigt ou d'un regard.

Ses parents, désespérant de faire quelque chose de leur cadette, lui apprit l'art de fabriquer le bois, préférant lui mettre de petites pièces entre les mains, puisque Ìrae avait tendance à trop vite se lasser pour qu'on lui confiât de grandes pièces.

Alors elle grava des pendentifs, des loups miniatures, des animaux fantasques, des lunes stylisées... Avec une précision chirurgicale, elle apposait ses mains et ses outils sur le bois et le formait au fil de ses envies. Cela la détournait de sa mélancolie de l'inconnu pour quelques instants, et elle se fit même un petit bijou de bois, une loutre qu'elle accrocha autour de son cou, symbole de son clan.

Sa vie prit un tournant quand l'Autre arriva sur son île.

L'Autre était impressionnant. Il réussit même à l'arracher à ses éternelles contemplations de l'océan frappant ses vagues contre les falaises. Elle allait sur ses vingt ans et sa famille ne savait quoi faire d'elle, mettant râteau sur râteau à chaque garçon essayant d'approcher la fille enflammée, comme on la surnommait.

L'Autre était armé. C'était rare qu'ici quelqu'un possédât une arme ; la vie était douce et monotone, sans rien d'autre pour l'émailler qu'une naissance, un orage, ou justement parfois ces visiteurs innatendus.

L'Autre n'était pas d'ici. Ici, des couleurs fantasques ornaient yeux et cheveux quand lui était à la fois banal et incroyable. Ses cheveux de vieil homme étaient gris clair, et ses yeux d'un acier abrupt qui faisait penser à une tempête impossible à arrêter.

Et malgré cela, l'Autre était vif, rapide, vivant. Il regardait partout et marchait comme un jeune homme. Il était robuste, des muscles fins roulant sous ses bras quand il remontait ses manches de chemise. Il avait un pantalon et une veste de cuir, un bandeau noir pour retenir ses cheveux mi-longs en catogan.

L'Autre se mouvait comme s'il voyait tout à la fois, comme s'il ne faisait qu'un avec le monde, comme s'il savait déjà tout mais découvrait l'univers à la fois.

L'Autre était fascinant.

Détonnant dans le clan, brisant les jours monocordes, Ìrae décida de concentrer tout son attention sur lui.

On disait souvent d'elle qu'elle était têtue – à raison. Qu'elle avait une patience qui se modelait à sa guise selon si elle était intéressée ou non. On disait aussi qu'elle avait du mal avec la politesse.

Un beau matin, alors qu'il était assis à fumer une pipe devant l'habitation qu'on avait prêté à cet étranger, elle se planta devant lui, l'air farouche et décidé. Le vieil homme releva la tête avec curiosité.

- T'es qui ? commença abruptement Ìrae.

- Personne, répondit-il en tirant sur sa pipe.

- C'est impossible d'être personne. Alors t'es qui ?

Il souffla une bouffée, et Ìrae fronça le nez.

- Un simple voyageur.

- D’accord, monsieur le voyageur. Et donc tu viens d'où ?

Il éclata de rire.

- Es-tu toujours ainsi ?

- Oui, répliqua Ìrae avec satisfaction.

Avec un sourire, il l'invita d'un geste à s’asseoir près de lui. Elle obtempéra, croisa les jambes et rejeta la tête en arrière pour profiter du soleil sur sa peau bronzée.

- Je viens de Gwendalavir, finit par répondre l’inconnu.

Il n'en fallut pas plus pour éveiller définitivement la jeune femme.

- Gwendalavir ? Comment c'est ? J'adorerais y aller.

- Immense. Il y a beaucoup à découvrir ; tout comme vos îles sont une découverte pour moi. Il n'y a pas le même climat partout, il y a des montagnes et un lac immense...

Il remarqua le visage illuminé de curiosité d'Ìrae.

- Mais ce serait mieux que tu découvres toi-même.

Avec un soupir, la jeune femme se pencha en avant.

- On quitte rarement notre île, si ce n'est pour une autre. Et puis, je ne saurais comment et où y aller.

- Et c'est tout ce qui t'arrêtes ?

Elle leva les yeux.

- Tu dis que tu veux découvrir. Alors découvre. Si tu le veux, tu le pourras.

Sur ce, il s'était levé, éteignant sa pipe, et s'était tranquillement éloigné, laissant Ìrae plongée dans ses pensées.

Quand Hieren revint le soir venu, il découvrit qu'Ìrae n'avait pas bougé. S'asseyant près d'elle, il bourra sa pipe comme s'il avait toute sa vie devant lui.

- Alors, gamine ?

- Ne m'appelle pas gamine. Alors je me suis dit que si t'étais arrivé ici, tu prévois sans doute de repartir. Je partirai avec toi.

Il posa un regard amusé sur elle.

- Qui dit que je t'accepterais à bord du bateau ? Ou que je n'ai pas envie de m'installer définitivement ici ?

Elle fronça le nez.

- T'as pas l'air du genre à rester ici. On accueille les étrangers, mais ils ne restent jamais. C'est pas parce que t'es différent que la règle ne va pas s'appliquer à toi. Tu ne fais parti d'aucun clan. Un jour, tu devras repartir, et je viendrai que tu le veuilles ou non.

Il hocha la tête, comme si elle avait répondu juste à une question cachée.

- T'as une bonne mentalité, gamine. En quoi suis-je différemment, cependant ?

Long regard scrutateur d'Ìrae.

- La façon dont tu bouges, dont tu parles, et la présence d'un vieux ici alors que d'habitude ce sont plutôt des jeunes qui viennent.

Il éclata de rire.

- Tu as vu juste, concéda-t-il. Je ne suis pas comme les autres.

Elle attendit qu'il achevât sa phrase, mais il semblait avoir terminé, fumant tranquillement sa pipe. Avec un soupir, elle se leva.

- Je serai là demain.

- Je sais, répondit laconiquement Hieren.

Elle revint. Le jour d'après également. Et le suivant. Quand elle arrivait, il fumait sa pipe. Ils discutaient alors, puis il s'en allait explorer l'île tandis qu'elle méditait jusqu'au soir.

Son comportement atypique alarma sa sœur et ses parents ; ce à quoi elle leur répondit qu'elle réfléchissait à son avenir. Réponse qui ne les satisfaisait qu'à moitié.

Ìrae posait mille et une questions sur lui et Gwendalavir ; il lui en renvoyait d'autres, sur elle et sur le clan. Cela dura bien une bonne semaine, où Ìrae oublia d'aller observer les vagues se fracasser contre les falaises.

Vint le neuvième jour.

Avant qu'elle ne puisse ouvrir la bouche, assise sur le banc, le vieux Heiren prit les devants.

- Tu veux tout découvrir, n'est-ce pas ?

Hochement de tête.

- Tout découvrir. Et aller plus loin que quiconque n'est jamais allé.

Il cracha un jet de fumée satisfait.

- Dis-moi, gamine...

- M'appelle pas gamine.

- D'accord, gamine. Dis-moi, tu comptes rester sur cette île toute ta vie ?

- Bien sûr que non.

Évidence.

- Comment comptes-tu partir d'ici ?

- Avec un bateau, pardi ! T'en a bien un non ?

Il sourit.

- Le monde que tu veux explorer n'est pas sans danger, tu sais.

- Alors j'apprendrai à me défendre.

Bref silence. Une poignée de secondes pour décider d'une vie.

- Dis-moi, gamine, as-tu déjà entendu parler des mercenaires du Chaos ?

Une flèche siffla près de son oreille et Ìrae se recroquevilla de plus belle sur l'étroite moulure de pierre qui faisait le tour de la maison. Elle sentit un de ses pieds glisser, se rattrapa. Une goutte de sueur perla le long de son nez ; malgré le chatouillement désagréable, ses mains étaient trop occupées à la garder en vie.

C'était encore une sale idée de Hieren. Il avait demandé une mission simple à ses supérieurs pour mettre Ìrae dans une situation réelle. C'était censé être simple, normalement : s'infiltrer dans une pièce précise de la maison pour y dérober des objets importants, ressortir sans se faire voir et le rejoindre en haut de la tour qu'il lui avait donné comme signe de repère.

Sauf que cet a... avait prévenu le chef de la maisonnée qu'un vol serait bientôt commis et que ce dernier avait triplé les gardes m... !

Si Hieren était d'un tempérament calme et affable, il se révélait redoutable et impitoyableen professeur – en témoignait une côte fêlée qu'il lui avait laissée la veille, et avec laquelle elle devait composer.

Pas à pas, elle se rapprocha de la fenêtre convoitée, dont les volets n'étaient pas fermés. Crochetant la serrure de la vitre, elle se coula dans l'obscurité. Il s'agissait d'une question de secondes, le temps que le garde fasse le tour et envoie les autres à l'intérieur.

S'approchant d'un secrétaire verni taillé dans un bois de qualité, elle l'ouvrit silencieusement après l'avoir encore crocheté. Elle y trouva une masse de papiers qu'elle rafla sans se préoccuper plus que cela de leur contenu. Il y aurait peut-être sa liste de courses, pour ce qu'elle avait à en faire !...

Fourrant le tout dans sa sacoche, elle jeta un œil par la fenêtre. Le garde avait fini de faire le tour et devait avoir alerté ses copains ; il était temps de s'enfuir.

N'étant qu'au premier étage, elle ne s’embarrassa pas de fioritures et sauta pour finir en roulé-boulé, avant de se relever et partir comme une flèche. Ignorant la douleur de sa côte, elle grimpa le mur d'enceinte et, soulagée d'en avoir fini, parti rejoindre Hieren.

- Voilà, espèce de tordu, lui lança-t-elle en lui remettant la sacoche.

Il hocha la tête d'un air appréciateur.

- Jolie performance. Je n'en attendais pas moins de toi.

Ìrae soupira, une main sur sa côte. Sourcils froncés, et délicatement, il s'approcha pour la tâter, après un regard pour avoir son approbation.

Il avait eu un jour l’imprudence de vouloir examiner une blessure en-dessous des clavicules sans prévenir et avait manqué de prendre la baffe de sa vie. Là, il fronçait les sourcils.

- Mmh, il faudrait peut-être un guérisseur, tout cela n'a pas amélioré son état...

- La faute à qui, maugréa son élève.

Cela faisait un an et demi qu'elle avait commencé son apprentissage. Quand elle avait dit adieu à sa famille, avant de partir, personne n'avait vraiment été étonné. L'île était trop petite pour elle. Elle promis encore et encore de leur envoyer des lettres, dit qu'elle pensait voyager un peu puis se poser, taisant sa future affiliation avec les mercenaires du Chaos.

Les mercenaires du Chaos.

Heiren lui en avait longuement parlé. Des êtres capable d'accomplir des choses extraordinaires, qui se reposaient sur le Chaos – même s'il n'avait guère insisté sur ça. Il en semblait même assez détaché. Il lui dit un jour qu'il se moquait de servir le Chaos, que ce qui lui importait, c'était la force, la puissance, la possibilité de faire ce qu'il désirait et d'avoir une voie à arpenter.

Quoi qu'il en soit, la perspective de découvrir le continent, d'abord accompagnée puis seule, la convainquit. L'idée d'avoir une voie, également, plutôt que de regarder les vagues mourir sur les plages.

Alors oui, quand il parla d’acquérir des connaissances et un art du combat qu'elle pouvait à peine imaginer, à tout juste vingt ans, elle fut captivée.

Le lendemain, elle emballait un sac avec des vêtements, quelques souvenirs, deux dagues, son pendentif de loutre, son nécessaire à tailler le bois et dit au revoir à sa famille, leur promettant de revenir. Quand ils la virent s'éloigner, à bord du bateau,ils étaient désolés ; mais heureux qu'elle se soit trouvé un chemin à parcourir, plutôt que d'errer sur l'île, enchaînée à une vie monotone..

Ìrae prit donc un navire avec l'étranger, qui lui révéla se nommer Heiren. Lui ayant expliqué qu'elle lui devait trois ans de sa vie, elle fut cependant surprise quand, à peine le pied posé sur le sol du bateau, il lui intima, montrant un mât :

- Grimpe. Jusqu'en haut. Et n'en tombe pas.

Il lui fallut plusieurs jour pour y parvenir, le bois lisse différant des roches dont elle avait l'habitude. Mais quand elle y parvint, elle vit un sourire sur le visage de son maître.

En sa compagnie, elle avait parcourut le Royaume Raïs, la Jungle d'Hulm, la Forêt de Baraïl, et avait même entraperçu l’œil d'Otolep.

Lors de sa formation impitoyable, elle apprit à se battre, esquiver, tuer, soigner, nager comme elle n'avait jamais nagé, grimper comme elle n'avait jamais grimpé...

Elle fut également formée à la course, à se glisser dans l'ombre, à défaire des serrures, à dérovber un bien sur une personne ; le tout, toujours, dans des conditions désastreuses puisque son maître souhait la voir toujours plus repousser ses limites. Ce qu'elle lui reprochait souvent tandis qu'il fumait son éternelle pipe d'un air placide.

Elle vit la mort en face et l'affronta du regard, échappa à un brûleur, une fois, et extermina des brigands, une autre fois. Elle s'entraîna jusqu'à que ses muscles deviennent tout simplement incapables de tenir une arme ou de porter un coup.

En bref, elle s'éclata.

Heiren, toujours amical quand il ne s'agissait pas de la formation, l'entraîna après son petit tour dans une taverne réputée d'Al-Chen. Attablés devant un délicieux ragoût de siffleurs, ils devisèrent. Calmement, d'abord.

- Je te prépare pour l'Ahn-Ku.

La bouche entrouverte pour une bouchée de son plat, Ìrae reposa doucement sa fourchette.

- Tu es sûr de ce que tu fais ?

Il haussa les épaules. Ses yeux gris étaient toujours aussi vifs.

- Disons, à 90%. Cela ne devrait être qu'une formalité pour toi.

Elle piocha un morceau de viande qu'elle mâcha distraitement.

- Je vais faire confiance dans tes statistiques foireuses, pour une fois.

- Elles ne sont pas foireuses, gamine, je me suis juste trompé un tout petit peu la fois où tu as affronté le brûleur...

Un grognement lui répondit.

Penchée au-dessus d'un vide vertigineux, sentant le regard de trois envoleurs sur elle, Ìrae tentait tant bien que mal d'atteindre le foulard qu'un fou avait décidé de placer au centre du faîte de la caverne.

C'était en soi un exercice assez classique qui requérait de la force physique et une maîtrise de l'escalade. Pas de raisons qu'elle échouât donc, mais elle détestait sentir le regard des autres envoleurs. Elle l'avait vu, Hieren n'était pas forcément apprécié au Domaine, puisqu'il ne prenait aucun plaisir à tuer et ne prêchait pas le Chaos.

Mais du coup, personne n'appréciait ses apprentis.

D'un mouvement leste, Ìrae s'empara du foulard et regagna la terre ferme. Elle ne lut rien dans les yeux des trois envoleurs.



- J'ai réussi.

- Je n'en attendais pas moins de toi, gamine.

Quinte de toux soudaine, alors qu'il fumait paisiblement jusque-là. L'inquiétude se lut dans les yeux de la jeune femme. La toux s'éternisa jusqu'à que le visage d'Heiren devienne rouge, avant de se calmer. Devant les yeux de son apprentie, il sourit.

- Eh bah, c'est pas la mort qui m'attend, me regarde pas comme ça !

Sitôt l'Ahn-Ku passé, ils étaient repartis, direction les Dentelles Vives. Ils avaient alors passé les deux ans de formation, et Ìrae était une pierre précieuse que Heiren avait le sentiment de polir, pour en faire un bijou dans la garde d'un poignard. Une arme efficace.

Ce sentiment fut renforcé quand, un beau matin, il s'aperçut que son apprentie s'était éclipsée. Incapable de savoir où elle était, il se rongea les phalanges jusqu'à qu'elle apparaisse, le bout des doigts rouges, expliquant sans aucune honte qu'elle avait eu envie de se refaire les vertigineuses falaises.

« Tu es la pire des apprenties que j'ai pu avoir, et la plus prometteuse » lui dit-il alors.



- T'es libre, gamine.

Battement de paupières.

- Quoi ?

- T'as très bien entendu. Cela fait trois ans, et je n'ai plus rien à t'apprendre. Tu es désormais Envoleuse à part entière. J'te préviens, je vais pas te faire de discours grandiloquent ou...

Il s'interrompit. Ìrae avait saisi une de ses mains.

Reconnaissance absolue dans son regard.

Heiren détourna la tête, pudique et sentant ses yeux picoter, et marmonna :

- Pas la peine d'en faire une scène, gamine.

Un rire étouffé lui répondit d'abord.

- Je sais, le vieux.

Envoleuse, elle demanda la greffe. Son caractère flamboyant et impétueux étant connu de tous, la greffe fut une évidence : dans le creux de ses paumes, en contrepartie d'une fatigue plus ou moins lourde, elle pouvait créer du feu. Il lui fallut affronter la chaleur terrible qui transperça ses mains quand le Dessin bascula la réalité, mais elle fut ravie du résultat.

Le feu.

Cette évidence.

C'était une occasion rare, mais aujourd'hui, Ìrae allait effectuer une mission avec son ancien maître. Cela faisait deux bonnes années qu'elle ne l'avait pas vu, et elle fut frappée par son teint crayeux et ses yeux cernés ; mais ne releva pas.

La mission était censée être simple : récupérer des sphères graphes. L'ennui, c'est qu'ils tombèrent dans une embuscade du convoi, signe que quelqu'un les avait prévenu de leur arrivée – et que ce quelqu'un voulait se débarrasser des deux Envoleurs.

Un long et dur combat s'engagea. La garde du convoi avait été triplée si l'on la comparait aux informations données, il y avait un Dessinateur, ils n'étaient que deux...

Heiren se prit une flèche dans le poumon gauche. Pour la première, et dernière fois de son existence, Ìrae fut paniquée. Elle parvint tant bien que mal à traîner le corps de son ancien maître à l'abri, regardant le trait qui dépassait de son torse.

- C'est rien, gamine, fit le maître Envoleur avec déjà du sang qui coulait au coin de sa bouche. J'étais déjà condamné, alors tu sais... La pipe c'est comme les flèches, c'est pas bon pour les poumons.

Il partit en quinte de toux, violente. Quand il se redressa, sa main était peine de sang.

- Hey, gamine...

- Oui, le vieux ? répondit Ìrae, ses yeux piquant de chagrin.

Au fil des trois ans, elle avait appris à connaître cet homme et avait beaucoup d'affection pour lui, lui attribuant le rôle de tuteur, maître et grand-père à la fois.

- Oublie pas ça : on ne cesse jamais d'être envoleur. Jamais.

Ses yeux se troublèrent sur ces derniers mots et il s'éteignit. Précautionneusement, Ìrae récupéra sa pipe, qu'elle rangea dans sa sacoche de ceinture. Dernier souvenir.

L'on raconte que cette nuit-là, un monstre aux yeux dorés massacra tout un convoi.

Malgré ses efforts, elle ne parvint à remonter l'hypothèse de l'embuscade préparée par d'autres envoleurs, voire Mentaï. Alors elle continua sa route, sculptant des figurines de bois, continuant sa découverte de Gwendalavir, en envoyant régulièrement une lettre à sa mère pour lui dire que tout allait bien dans son inexistant commerce de menuiserie.

En honneur au Dragon, elle s'en fit tatouer un, au creux des reins. Elle se fit percer une oreille et un nombril, également. Elle évita les bateaux partant pour l'Île des Femmes, nostalgique.

Et un jour, elle décida d'être Maître Envoleuse, à l'image de son propre maître ; pour transmettre ses valeurs, d'un Chaos s'équilibrant avec l'Harmonie des Marchombres, pour qui elle nourrissait une insatiable curiosité.

C'est là que son histoire commençait vraiment.